Et après, ...

Poing de vue

Par | Journaliste |
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Rien ne sera plus jamais comme avant (ainsi que s'en moquait Wolinski). Photo © Jean-Frédéric Hanssens

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Un dessin de Wolinski montrait jadis – c'était peu après mai 68 – deux amoureux sur une falaise contemplant un coucher de soleil sur la mer. La jeune femme, exaltée, s'exclamait: «Plus rien ne sera jamais comme avant!». Cette image me revient en mémoire à chaque fois (et les fois se multiplient) qu'on pose la question: et après? Y aura-t-il un avant et un après la pandémie de Covid-19?

À bien y regarder, déclencher cette réflexion avant la fin du déconfinement a deux intérêts et ce n'est pas innocent: occuper les esprits en ravivant les utopies et surtout, en laissant poindre la catastrophe économique, préparer les esprits au fait que la toute puissance de l'économisme sur tout le reste étant ce qu'il est, il est urgent de tout reprendre au plus vite, quitte à discuter plus tard (quand ce ne sera plus le moment) de ce qu'il convient de changer dans notre monde.

Il y a beaucoup à écrire et à réfléchir sur cette crise sanitaire, politique, sociétale et économique et ces quelques lignes n'ont pas l'ambition d'épuiser le sujet. Les réflexions qu'elles proposent n'ont rien d'un remède miracle. Elles essaient modestement de souligner quelques éléments sous-jacents qui ne peuvent être admis tels quels et qui pourtant sont assénés comme indiscutables.

Le premier, c'est le choix vicié entre la catastrophe économique et la catastrophe sanitaire. Ne vaut-il pas mieux privilégier le maintien des activités économiques au plus vite car persévérer dans le confinement et le ralentissement général tuerait plus que le virus? La misère qui guette les plus faibles, le désarroi des plus âgés, etc., on nous présente sous un visage philanthropique la hâte de recommencer. Passons sur l'eugénisme cynique qu'on devine parfois – ce sont les improductifs, coûteux à la sécurité sociale en retraites et en soins, qui meurent en nombre. Mais s'il est vrai que tout a un coût, même en partant du principe que la santé n'a pas de prix, et que toute décision (rôle du politique) doit tenir compte d'objectifs contradictoires, comment oublier que cette alternative est simpliste? En effet, le ralentissement actuel est bénéfique à une chose: le niveau des pollutions. Or on sait aussi que celles-ci tuent. Mais c'est une pandémie invisible, une sorte de malédiction à laquelle on ne pourrait pas échapper. On disait cela des accidents de la route il y a cinquante ans. Le parc et le trafic automobiles se sont accrus pendant que le nombre des victimes, surtout mortelles, était divisé par quatre.

Ne voit-on pas que c'est le moment de prendre en considération toute une série de mesures qu'il faudra, à peine d'achever la planète, par devoir appliquer tôt ou tard?

Prenons un seul exemple: le trafic aérien, scandaleusement avantagé par toute une série de mesures et qui pratique des prix de dumping parce que la collectivité supporte une partie de ses frais. Je ne dis pas qu'il faut interdire les avions; à partir d'une certaine distance, ce mode de transport est le plus efficient, même écologiquement. Cependant on entend déjà le chantage à l'emploi poindre. Oui mais et Airbus, alors? Et les aéroports avec tout l'emploi qu'ils procurent? Eh bien si l'accent était mis sur le ferroviaire, on agrandirait les gares plutôt que les aéroports. Il y a un effet d'appel tellement évident! Construire plus d'avions parce qu'on vole de plus en plus n'est pas la conséquence mais la cause. Et une fois les infrastructures construites, elles fonctionnent, il faut les maintenir, les agrandir, ce qui permet l'accroissement du nombre de passagers pour lesquels il faut bien continuer à construire des avions...

Osons le dire: tout emploi n'est pas moral. Ce qui est certes immoral, c'est de laisser des gens hors du marché de l'emploi. Une usine d'armement qui ferme ne m'arrachera pas de larmes – même si je perçois la douleur de ce qui y travaillaient. Est-il normal qu'un billet de train entre Bruxelles et Lyon coûte trois fois plus cher qu'un billet d'avion entre ces deux villes? De mon domicile sis au sud de Bruxelles (Uccle) à la gare de lyonnaise de Part-Dieu où arrive le tramway qui va de l'aéroport à la ville et les TGV, il faut exactement le même temps. Mais quand on ne dispose comme revenus qu'une pension de retraite, ce surcoût pèse hélas beaucoup, éternel débat entre fin du mois et fin du monde...

La crainte de voir les mauvaises solutions actuelles reprendre le dessus est double.

On peut considérer comme un progrès, au plan moral, du souci que le confinement révèle et qui n'est pas insincère: au XXIème siècle, on ne veut plus admettre la fatalité des pandémies et on a arrêté la machine folle parce qu'une menace inattendue, contre laquelle on était mal préparé, déferlait et allait s'aggraver. Pour une fois, des considérations éthiques ont primé les lois du marché. Faut-il les abandonner? On peut même pousser le raisonnement jusqu'à l'absurde, comme me l'a parfaitement résumé une lectrice de vingt ans: «sans population, il n'y a ni société ni économie à sauver». Choisir comme un moindre mal le sacrifice de vies humaines, c'est en revenir à l'esprit guerrier des siècles précédents.

La seconde crainte est que les leçons évidentes que l'on peut d'ores et déjà tirer de la situation actuelle se résument ensuite à quelques vagues mesurettes. Une prime à la première ligne ne résoudra pas tout. Prenons l'exemple de la société numérique. C'est elle qui a permis techniquement le confinement, on ne le souligne pas passez. Sans l'internet, c'est impossible sur une échelle quasi-planétaire. Mais cette société-là, elle est encore très inégalitaire, entre pays nantis et pays pauvres, et au sein même des pays riches, entre ceux qui y ont un accès réel (d'accord, aujourd'hui, une grande majorité) et les laissés pour compte! Il faut y remédier.

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Prenons un autre exemple. Il faut privilégier les circuits courts et réindustrialiser à proximité, tout le monde en convient. Cela ne signifie pas pour autant reconstruire des industries nationales: les pays n'ont ni la même taille ni les mêmes densités de population. Il faudrait arrêter de réfléchir en termes de frontières mais de distances; arrêter d'agir en termes de monopoles mais d'entraide, de complémentarité; arrêter d'imaginer que seule la croissance est source d'avenir. Il ne s'agit pas d'un retour en arrière; je viens de l'écrire, la société numérique a démontré qu'elle permettait des mesures extrêmes (y compris dans le contrôle, c'est un autre débat sur lequel il faudra revenir) qui ne sont pas toutes néfastes; il n'est pas illégitime de voyager, l'homme est un animal social et curieux; le droit au bonheur est collectif et pas seulement individuel (le bonheur est une idée neuve en Europe, observait Saint-Just il y a 230 ans), il ne faudrait pas en revenir à une époque où le tourisme était un privilège très minoritaire – et d'ailleurs la société des loisirs est pourvoyeuse d'emplois non délocalisables. Bref il s'agit de trouver un nouvel équilibre dont on sent bien, depuis quelques années, qu'il est indispensable. Cela n'ira pas sans quelque remise en question personnelle et sans le renoncement à des comportements dont l'égoïsme était inaperçu.

Ah, si cette pandémie pouvait contribuer à cette prise de conscience... Utopie? Elle est comme l'horizon, l'utopie, s'éloignant de dix pas quand on fait dix pas dans sa direction. À quoi sert-elle, alors? À ne pas s'arrêter de marcher.

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