Au resto du Cœur, la longueur de la file est un réquisitoire

Chemins de traverse

Par | Journaliste |
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Depuis le début de l'épidémie, 23.000 colis d'urgence ont été distribués au resto du cœur de Charleroi. Photo © Marcel Leroy

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De la gare de Charleroi au resto du cœur, il faut marcher une grosse demi-heure à travers la ville. Ce vendredi, la pluie bat sur l'asphalte, hachure les décors aux volets baissés encore sur nombre de boutiques même dans le nouveau complexe de Rive Gauche. Masqués, les passants, peu nombreux, se hâtent. Des parapluies dansent au-dessus des silhouettes. Parkas et coupe-vent n'enraient pas l'humidité ambiante. Dans le tunnel de la gare, un gars paumé tremble. Sur ses épaules, il ne porte qu'un sweat shirt élimé. Il dit qu'il a 28 ans, est à la rue depuis un an et demi. On voit qu'il est comme déboussolé. On lui dit qu'il devrait s'adresser à une association, au CPAS, parler à quelqu'un dont le métier consiste à le soutenir. Il ne s'y retrouve pas dans le labyrinthe des services sociaux. Largué, il ne pense même pas à monter jusqu'au resto du cœur, au nord de la cité. Faut dire que les mancheurs n'ont pas de temps à perdre. Mais la manche ne rapporte quasi plus rien, avec le coronavirus. On lui dit d'aller au resto, d'expliquer sa situation, qu'il recevra une veste pour se protéger de la pluie et de la fraîcheur de l'aube. On se demande s'il fera le déplacement. Décider de se rendre à un endroit pour trouver de l'aide exige de la détermination, une énergie que, peut-être, cet homme n'a pas, ou n'a plus. On se dit au revoir. Le laisser là suscite un malaise diffus.

Passé le Marsupilami, monument carolo rendant hommage aux personnages de Spirou, une longue rue conduit à la place Delferrière. Il est loin d'être 11h30 et de l'ouverture du restaurant. Depuis la mi-mars (ELL y a fait écho), le restaurant s'est mué en point de livraison de colis d'urgence préparés par une petite équipe de travailleurs volontaires. En trois mois d'épidémie et de confinement, 23.000 colis dits d'urgence ont été répartis entre des centaines de personnes et de familles dont la vie, pas facile, est passée brutalement en mode survie. Les sans-abri sont confrontés à l'impossible injonction de se confiner alors qu'ils n'ont pas de toit. D'autres, qui ont un toit, souvent fragile, n'ont plus de quoi aller au magasin. Des initiatives sont nées, des lieux de distribution de vivres ont poussé comme des champignons. Le resto du cœur a dû fermer temporairement sa grande salle et assurer ses divers services en plus d'une distribution quotidienne. Hormis des sandwiches et des plats préparés à réchauffer, les colis comportent des fruits, de l'eau, des conserves, de quoi préparer des repas de pâtes et autres. Deux distributions de colis d'hygiène (600 en tout) contenant du savon, des lingettes, de la lessive, du dentifrice, du papier de toilette, ont eu lieu. Les dons ont suivi, tant en nourriture que financiers, émanant de privés comme d'institutions et de commerces. La solidarité est là. Comme un trop léger pansement sur une vilaine blessure.

Qui sont-elles, ces dames qui marchent sous la pluie, tirant chacune leur sac à roulettes, modèle aviation customisé rando urbaine? Elles en ont fait du chemin pour un colis. L'une d'elles, venue de Marchienne-au-Pont, a pris le bus pour approcher du but. Maintenant, elle marche en bavardant avec une autre dame. Bientôt elles allongeront la longue file qui se forme chaque jour, de 11h30 à 13h30, sur le trottoir qui longe le bâtiment du resto. La préparation des colis commenbce à 6 heures du matin. Les éducateurs et l'assistante sociale écoutent, veillent au respect des distances, incitent à la patience. La plupart des gens font contre mauvaise fortune bon coeur. D'autres, fatigués, énervés, lâchent des paroles que suscite la détresse, le désarroi et l'incompréhension du monde. Au même moment, les débats sur le déconfinement portent sur la réouverture des frontières pour s'envoler vers des mers très bleues, si possible. A chacun ses problèmes. 

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Au resto du cœur, toute l'équipe rêve de voir revenu le temps des repas chauds servis dans le brouhaha des retrouvailles. Le vestiaire est prêt à délivrer ses habits et objets utiles, par exemple des valises pour aller à l'hôpital ou un lit pour bébé. Le service social poursuit son travail essentiel, surtout à l'extérieur. Les cas d'urgence se bousculent, comme au CPAS. Si le confinement semble toucher à sa fin, la crainte des gens du resto (comme de tous les travailleurs sociaux) est de voir déferler les effets de la crise, les conséquences des pertes d'emploi, des petites entreprises bousillées, des artisans au bout du rouleau, des dossiers urgents et complexes mis au frigo. Dans la file qui, certains jours s'échelonne sur des centaines de mètres, trace terrible sur le visage de la ville, il y a autant de problèmes que de gens. Il faut dépasser la vision de la multitude, celle si froide des chiffres, et se concentrer sur les visages, pour se dire que les inégalités sont criantes, que passer par cette rue le démontre comme naguère les files de pointage disaient la désindustrialisation. Il y a des lieux, comme dans cette file, où l'anxiété est aussi perceptible que la persistance de la pluie qui glace le moral, perce les habits, pulvérise les apparences. Le coronavirus, avec ses distributions de colis, aura agi comme un terrible révélateur, si besoin était. Impossible, quand on a vu ça, de faire comme si de rien n'était.  

Tout ne reviendrait, au fond, qu'à une question de justice. Au tribunal de la fraternité, le représentant du ministère public se verrait forcé de prononcer un réquisitoire sévère contre cette société qui s'habitue à faire semblant que la précarité n'est pas un des problèmes majeurs de ce temps. Car liée à l'éducation,  à l'environnement, à l'économie et au fonctionnement de la démocratie. Pas très rigolo, tout ça? Sans doute la faute à cette pluie qui, vendredi, tombait sur la ville comme la crise sur le dos des plus fragiles, sans désemparer.  

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