Egypte 1982, du Caire à Assouan en felouque

Question d’optique

Par | Journaliste |
le

Reportage photo © Jean Frédéric Hanssens

commentaires 0 Partager
Lecture 15 min.

Nous sommes au mois de juillet. Le thermomètre affiche 38°C à l’ombre en fin d’après-midi dans la capitale du Califat d’Egypte depuis 969. Nous humons l’ambiance du centre ville en pleine sortie des bureaux.


Une foule compacte déferle dans les rues. Nous marchons à contre sens, mais très vite ce flot humain aura raison de notre détermination à poursuivre notre marche dans cette direction. Nous nous réfugions dans un petit square ombragé, ce qui nous permet d’apprécier, à l’abri, ce capharnaüm de klaxons, de transistors, des sifflets stridents des policiers qui règlent une circulation chaotique et qui se mêlent à l’appel de la prière du muezzin. Le tout dans un nuage de pollution permanent.


Le Caire comptait 10 millions d’habitants en 1982, aujourd’hui ils sont plus de 22 millions dont plus de 10 millions vivent dans des quartiers dits informels. La capitale est la septième ville la plus peuplée du monde. La première étant Tokyo avec 37 millions d’habitants. Nous sommes assis à la terrasse d’un petit café. Christine commande un jus frais de carcadet fait à base de fleurs d’hibiscus infusées. Ma petite théière rouge ornée de fleurs contient du thé sucré, couleur de miel. Nous sommes entourés de fumeurs de narguilés dont les petites braises diffusent des parfums de tabac aux fruits. La convivialité est démonstrative et bon enfant. Le temps s’écoule paisiblement tandis que la rue continue de grouiller de Cairotes dissolus, jusque tard dans la soirée.

Le jour se lève, un peu groggys par le manque de sommeil, nous “attaquons“ les grandes artères pour nous enfoncer ensuite dans les ruelles étroites qui nous mènent un peu par hasard vers la Cité des Morts et le quartier hors du temps des maîtres verriers d’El-Gamaleya situé derrière la muraille fatimide.


Des dizaines de baraquements, assemblage de terre, de briques et de tôles ondulées d’où s’échappe une fumée noire abritent les artisans. Assis devant leur four, nourri au bois de récupération et dans une chaleur suffoquante, ils perpétuent les gestes appris de père en fils depuis des milliers d’années. Chacun a sa spécificité, un savoir faire jalousement gardé qui fait sa différence. La coloration vient tantôt du cuivre pour le bleu, du manganèse pour le violet et divers tessons de bouteilles pour obtenir d’autres couleurs. Nous nous attardons chez l’un deux. A l’aide de sa canne à souffler, de pincettes et de ciseaux et de sa tige de fer recourbée, il crée avec des gestes d’une souplesse et d’une précision diabolique de gracieux verres à pied clairsemés de petites bulles d’air en suspension.

Des détritus de toute nature jonchent le sol. Les rats sont légions. Un groupe d’enfants dépenaillés nous entoure joyeusement. La misère est omniprésente sans qu’aucun ne nous mendie d’argent. Les ruelles nous mènent vers Khân Al Khali, le grand souk situé dans le quartier islamique.


Une forte odeur d’épices flotte dans les rues. Des marchands de thé ambulants croisent des enfants porteurs de pains ronds, qui croisent un pousseur de charrette chargée de fruits, qui faillit renverser le cireur de chaussures qui crie sur le vendeur d’artisanat et de colliers qui lui-même était en conversation animée avec le petit vendeur de mouchoirs en papier, briquets et autres bricoles. Les quartiers des orfèvres, du travail du cuivre et des épices sont les plus authentiques.


En fait, il s’agit d’un vrai grand souk pour autochtones et touristes. Mais ici, le vendeur est relativement patient. Il ne s’acharne pas sur l’acheteur potentiel, ce qui permet de profiter pleinement de l’ambiance. Ce n’est peut-être plus le cas aujourd’hui. Nous faisons une halte au café El Fichaoui, un lieu incontournable dans le Khân pour fumer le narguilé dans une atmosphère relaxante, bien loin du tohu bohu ambiant. Un rendez-vous tant des Cairotes que des touristes.

Voir le musée du Caire est un incontournable. Nous ne dérogeons pas à la règle. Les principaux trésors d’une des plus grandes civilisations au monde y sont rassemblés. Soit 160.000 objets. Parmi eux, la chambre funéraire et le trône de Toutankhamon, la “photo“ de famille d’Akhenaton, de Néfertiti et leurs filles, 27 pharaons, une salle rien que pour présenter les bijoux royaux et des centaines de momies. Nous avons déambulé au gré de nos émerveillements tout en fuyant les guides. Nous sortons du musée épuisés, mais tellement riches d’enseignements qu’on a fini par en oublier le temps.


Voilà trois jours que nous sommes arrivés. Nous brûlons d’envie de voir enfin en trois dimensions les fameuses pyramides de Gizeh situées à l’entrée du delta du nil et érigées par Chéops, Chéphren et Mykérinos ainsi que le Sphinx. La découverte est majestueuse. Assis à même le sol, je me mets à rêvasser à repasser toutes les théories élaborées par les plus grands égytologues et architectes qui ont tenté d’expliquer comment ont été érigés ces extraordinaires monuments funéraires, dédiés à l’immortalité des rois. Pour la plus haute et la plus monumentale, celle de Khéops qui mesurait à l’origine 146m60 de haut, elle faisait en 1982 137m20 à cause de l’érosion des vents de sables. Elle est composée de 2,3 millions de blocs de pierres dont leur poids moyen est de 2,5 tonnes. Les poutres en pierre destinées à protéger la chambre du Roi d’un effondrement, pèsent en moyenne 56 tonnes dont la plus lourde est de 63 tonnes. Des chiffres qui donnent toute la mesure de cet exploit qui reste encore un mystère, même s’il existe une théorie avancée par l’architecte Jean-Pierre Houdin pour expliquer leur construction.

Nous nous rendons à la nécropole de Sakkarah, non loin de Memphis pour y admirer la célèbre pyramide à degrés de Djéser (IIIème dynastie) conçue par son architecte Imhotep, vers – 2600 ainsi que les très beaux bas-reliefs trouvés dans les mastabas (monuments funéraires rectangulaires).
Enrichis de tant de découvertes, il ne nous reste plus qu’à trouver une felouque pour descendre le cours du Nil jusqu’au barrage d’Assouan.

Du Caire à Assouan en felouque

Au bord des quais, plusieurs propriétaires de felouques attendent impatiemment que nous nous décidions. Nous sympathisons avec un jeune couple de Belges et un Français qui sont intéressés par le voyage. Le prix est négocié, nourriture comprise pour une bonne semaine de navigation.


Marché conclu, nous embarquons à l’aube le lendemain matin, chargés de nos sacs à dos. Notre bateau en fer à voile trapézoïdale, mesure environ 8 mètres et 3 mètres de large. Il est équipé d’un plancher recouvert de coussins. Une toile qui couvre la moitié de l’embarcation nous protège des rayons du soleil meurtriers en ce mois de juillet. Nous remontons le Nil, poussés par une légère brise.


Les rives du fleuve sont d’autant plus animées que la fin de journée approche. Des enfants se baignent joyeusement, un bœuf se rafraîchit en compagnie des ânes, des pêcheurs lancent leurs filets et frappent l’eau avec leurs rames pour les diriger dans leurs pièges, mais le Tilapia se fait plus rare et plus petit à cause de la pollution et des gros bateaux de touristes, nous précise notre cuisinier. Des paysans travaillent dans les champs, des femmes portent de lourds ballots de bois, Les ibis prennent le frais au pied des palmiers dattiers plantés en bord de rive.


Les rives nourricières sont paisibles, la vie s‘écoule posément au fil de l’eau. Nous nous laissons bercer par le Nil qui nous offre chaque soir son magistral coucher de soleil. Nous dormons et nous mangeons sur la felouque. Un matin, Christine s’est mise en tête d’agrémenter notre repas avec du poisson. Elle se lance à l’eau, si j’ose dire. Nous n’aurons malheureusement droit qu’à deux bébés perches du Nil, soit l’équivalent de deux sardines. Par manque de vent, nous faisons du surplace. Notre jeune capitaine en profite pour faire une halte et des achats de vivres dans un petit village. Nous y sommes accueillis avec bonne humeur et beaucoup de gentillesse. Et puis quelle satisfaction que de se dégourdir les jambes après trois jours de navigation dans une telle promiscuité. Nous traversons le barrage d’Assiout situé à mi chemin entre le Caire et Louxor.


Cette fois, un vent favorable nous pousse vers la vallée des Rois située sur la rive occidentale du Nil en Haute Egypte. Il s’agit de la nécropole de Thèbes située sur l’autre rive. Cinq heures du matin, nous quittons le petit hôtel de Louxor pour profiter de la fraîcheur et tenter d’éviter la foule des touristes. Le site est vaste et comprend dans le désordre les temples funéraires d’Hatchepsout, de Thoutmôsis III, de Montouhotep II, de Ramses II, III et IV, de Sethi Ier etc…. Les colosses de Memnon et les vestiges du tombeau d’Amenhotep III, la vallée des nobles, la vallée des reines et j’en oublie.


En fin de journée nous visitons Karnak, situé sur l’autre rive, au nord de la ville de Louxor. Le temple principal est dédié au dieu Amon, qui signifie, celui qui est caché. Sa popularité était telle qu’il exerça le pouvoir suprême de Dieu-soleil et porta à ce titre le symbole du disque solaire. Il était aussi le Dieu du vent. Devenu très populaire, on lui donna le nom de Amon-Râ avec le pouvoir de naviguer dans les cieux et les enfers dans sa barge d’or. Il était vénéré à Thèbes comme maître de l’univers. Nous nous dirigeons à présent vers Louxor à deux km en empruntant le dromos, une voie qui était bordée de 700 sphinx à tête humaine jusqu’au temple construit sous le règne d’Aménophis III et terminé sous Ramsès II . Il ne reste que quelques sphinx à l’arrivée du temple de Louxor.


Cette voie entre Karnak et Louxor était empruntée par la statue du dieu Amon et d’autres dieux thébains, une fois l’an pour célébrer Opet : la fête du nouvel an. L’entrée du temple est gardée par deux statues monumentales de Ramsès II, l’obélisque orpheline, sa jumelle étant place de la Concorde à Paris.
La tête chargée d’Egypte antique et des jambes qui ne nous portent plus, nous rejoignons notre hôtel. Christine a dans la tête de manger un pigeon farci, un plat égyptien malheureusement absent de la carte. Elle arrivera à ses fins.

Direction Edfou. Nous embarquons à trois à bord de la felouque, la compagne de notre couple belge est épuisée et malade. Par prudence, ils décident de retourner sur Le Caire par le train. Nous passons l’écluse d’Esna coincés derrière un gros bateau à touristes qui nous fait prendre conscience de la taille humaine de notre coquille de noix. Le temple d’Edfou est situé à une centaine de Km au sud de Louxor sur la rive ouest du Nil. La région très riche en blé, nous offre un édifice colossal dédié à Hator, Harsomtous et Horus. Nous sommes impressionnés par son état de conservation remarquable qui est dû, parait-il, au fait qu’il a été pratiquement enseveli par les sables. Le faucon, emblème du dieu Horus, coiffé de la couronne de Haute et Basse Egypte est bien présent. Le temple est achevé en -57 après plus d’un siècle de travail sous le règne des Ptolémées. Nous regagnons la felouque en silence, encore imprégnés par cet étonnant voyage dans le temps. Nous poursuivons notre découverte au gré des flots du fleuve jusqu’au double temple de Kom-Ombo. En effet, il est dédié au dieu Haroéris à tête de faucon et à Sobek à tête de crocrodile. Deux en un, le temple est divisé en deux parties égales sur un axe central avec à gauche Haroéris et à droite Sobek. Il a été achevé sous l’empereur romain Domitien à la fin du premier siècle après Jésus-Christ. A l’avant du temple, une chapelle dédiée à Hator renferme des momies de crocodiles. Pour les Egyptiens, leur présence dans les eaux du Nil était l’annonce de crues favorables pour les récoltes. Chose étonnante, sur un des murs d’enceinte sont gravés des hiéroglyphes représentant une liste d’instruments chirurgicaux.

Au fur et à mesure que nous remontons, les eaux paisibles du Nil s’agitent. Nous approchons d’Assouan et de son ancien barrage. Cette ville aux portes du royaume de Nubie, frontière entre le monde arabe et africain a compté quelques célèbres touristes, comme Mitterrand qui y séjourna plusieurs fois, Winston Churchill, Agatha Christie qui y écrivit son roman “ Mort sur le Nil “, Emilia Edwards : écrivain. Gustave Flaubert et son ami Maxime Du Camp, Hervé Guibert, écrivain et photographe et Christine et Jean qui ont découvert cette ville métissée en calèche. Le temple de Philae est l’ultime étape de notre croisière en felouque. Il a été déplacé sur l’île voisine d’Agilkia pour être sauvé des eaux, après la construction du haut barrage d’Assouan.

Ce temple est dédié à Isis, la mère qui régnait sur la vie, la mort et la résurrection. Il fut commencé par un des derniers pharaons, pour être terminé par les Romains. Un bas-relief représentant Isis, Osiris et leur fils Horus nous rappelle le mythe de l’assassinat d’Osiris par son frère Seth. Et Osiris vengé par son fils. Philae compte également un temple d’Horus, le kiosque de Trajan et un temple d’Auguste.
C’est notre dernière nuit au bord du fleuve et cette phrase lue quelque part me revient à l’esprit: Le Nil discret paisiblement va, impavide, éternel. Nous remercions chaleureusement notre capitaine et notre cuisinier pour leurs nombreuses attentions. Le train pour Le Caire est en gare. Nous poursuivrons notre voyage jusqu’à Alexandrie, plus précisément à Marsa Matrouh, situé sur la côte, pour nous reposer quelques jours sur une plage de sable blanc avant de quitter, non sans regret ce pays envoûtant, mélange séducteur d’une civilisation fascinante, plus de deux fois millénaire.

Texte et photos Jean Frédéric Hanssens

Il semble que vous appréciez cet article

Notre site est gratuit, mais coûte de l’argent. Aidez-nous à maintenir notre indépendance avec un micropaiement.

Merci !

Cliquez sur les autres photos ci-dessous pour les faire défiler en grand format et lire les légendes.

 

<p>Le Caire</p><p>Le Caire, préparation de Kadayïf  </p><p>Le Caire, vendeur de thé.</p><p>Le Caire</p><p>Le Caire</p><p>Le Caire</p><p><strong>Nécropole de Thèbes</strong></p><p><strong>Nécropole de Thèbes</strong></p><p><strong>Karnak à Louxor</strong></p><p><strong>Nécropole de Thèbes</strong></p><p><strong>Temple de Kom-Ombo</strong></p><p><strong>Karnak à Louxor</strong></p><p><strong>Karnak à Louxor</strong></p><p><strong>Karnak à Louxor</strong></p><p><strong>Potier, sur les rives du Nil</strong></p><p><strong>Le Nil au fil de l'eau</strong></p><p><strong>Le Nil au fil de l'eau</strong></p><p><strong>Le Nil au fil de l'eau</strong></p><p><strong>Le Nil au fil de l'eau</strong></p><p><strong>Le Nil au fil de l'eau</strong></p><p><strong>Sur les rives du Nil</strong></p><p>Au fil du Nil...l es poissons sont frais.</p><p><strong>Marsa Matrouh, situé sur la côte à quelques km d'Alexandrie</strong></p><p><strong>Marsa Matrouh, situé sur la côte à quelques km d'Alexandrie</strong></p><p><strong>Marsa Matrouh, situé sur la côte à quelques km d'Alexandrie</strong></p>
commentaires 0 Partager

Inscrivez-vous à notre infolettre pour rester informé.

Chaque samedi le meilleur de la semaine.

/ Du même auteur /

Toutes les billets

/ Commentaires /

Avant de commencer…

Bienvenue dans l'espace de discussion qu'Entreleslignes met à disposition.

Nous favorisons le débat ouvert et respectueux. Les contributions doivent respecter les limites de la liberté d'expression, sous peine de non-publication. Les propos tenus peuvent engager juridiquement. 

Pour en savoir plus, cliquez ici.

Cet espace nécessite de s’identifier

Créer votre compte J’ai déjà un compte