L'homme anonyme

Allo, allo, quelle nouvelle

Par | Penseur libre |
le
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Sa solitude est absolue, son anonymat aussi. Personne ne le regarde jamais. Ni femme, ni enfant, pas même un chien fidèle aux yeux humides. Il en arrive parfois à douter de son existence. Heureusement qu’il croise des miroirs et des vitrines de magasins dans lesquels il peut s’observer quelques secondes. En 2017, si personne ne vous regarde, vous n’existez pas. Pour se faire remarquer, il est prêt à tout. Il a même tenté de participer à un jeu télévisé très populaire et à une émission de télé-réalité mais il a été recalé aux éliminatoires parce que sa tête ne convenait pas. Dans un jeu télévisé ou dans la télé-réalité même quand on est très mauvais et bon dernier, on suscite des passions. Susciter des passions, il en rêve.

Une entreprise de vidéo surveillance cherchait du personnel. Ce secteur est en plein essor depuis les attentats. Il envoya sa candidature et deux jours plus tard, il était engagé.

- Vous commencez lundi, lui annonça la responsable des ressources humaines, vous avez exactement le profil qu’il nous faut.

Son travail consiste à visionner les films des caméras de surveillance de la veille, écrire des rapports et alerter son supérieur s’il remarquait le moindre comportement suspect: un individu qui surveillerait les entrées et les sorties des bâtiments public, par exemple, un autre qui prendrait des notes sur les tours de garde des militaires, les allers et venues bizarres d’éventuels terroristes.

Les quartiers balayés par les caméras de surveillance, il les connait. Très vite, il prend beaucoup de plaisir à se promener sur les trottoirs contrôlés par l’œil des caméras. Le lendemain, il se retrouve sur les films qu’il a pour mission de visionner. C’est presque comme un rendez-vous. Ses journées de travail, il les passe à se regarder marcher dans la rue. Bon Dieu! Comme il marche bien! Détendu, souple et élégant. Pas de regard vers la caméra, jamais. Du beau travail. Il se visionne en train de suivre des femmes dans la rue et leur jeter des regards gourmands. Donner de la menue monnaie aux SDF, refuser du feu à un inconnu parce qu’il ne fume pas. Jamais, il n’a vécu aussi intensément. Il n’est plus seul à présent puisqu’il est là, bien vivant, bien présent sur les CD de surveillance. Il crève l’écran.

À force de se regarder, il en oublie son travail et surtout ce jeune type qui passe et repasse devant la terrasse du bistrot où l’homme anonyme a l’habitude de boire son café. Cette terrasse est un endroit stratégique quand on aime se retrouver sous le feu des projecteurs. Des caméras, il y en a là, là et encore là. Un vrai bonheur.

Deux jours plus tard, c’est le drame. A 8h13, très précisément, à l'heure où beaucoup de monde se rend au travail, une camionnette fonce sur le trottoir, percute des passants et plusieurs clients du café. On dénombre huit morts et une quinzaine de blessés. L’homme anonyme s’en sort miraculeusement indemne parce qu’il se trouvait à l’extrême bout de la terrasse, pas loin d’une caméra qui balaie la Place de la Liberté, toute proche. Le lendemain, l’attentat est revendiqué par un groupe de supporters d’un vieux dieu que personne n’a jamais vu. C’est aussi le lendemain que l’homme anonyme est licencié. Cette rue et cette terrasse se trouvaient sous sa surveillance. L’homme anonyme a perdu son emploi mais il s’en fiche. Pendant une semaine, sur toutes les télévisions du monde, les images de l’attentat passent en boucle. Et l’homme, là, qui boit tranquillement son café et qui est sauvé parce que la course de camionnette est stoppée par l’amoncellement de cadavres, de blessés, de tables et de chaises. Cet homme-là, il se reconnait. C’est lui! C’est bien lui!

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Sur une chaîne de télé américaine, un journaliste le surnomme même "Le Miraculé ". C’est la gloire! La joie de passer enfin à la télévision est un peu assombrie par la jalousie qu’il ressent à l’égard du terroriste présumé dont le visage de face et de profil fait la une des journaux. À la télé, on interroge même les voisins de cet individu qui, stupéfaits, parlent d’un jeune homme poli et sans histoire. Et lui, le miraculé, pourquoi les journalistes n’interrogent-ils pas ses voisins?

 

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