L'ancien de Caterpillar qui respectait ses outils

Poing de vue

Par | Journaliste |
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Photo © Jean-Frédéric Hanssens

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Au printemps 2017, la grande usine arrêtera ses machines et on ne verra plus les gros engins jaunes sur le vaste parking des produits finis. Quant aux travailleurs, le dernier carré de ceux de Cat, ils seront dispersés aux quatre vents, dans la région de Charleroi, en France ou ailleurs. Ils rejoindront les rangs des travailleurs tombés au nom de la rentabilité, depuis la fin des années soixante. Depuis 1973 et la première crise du pétrole. Parce que le mécanisme ne s'est jamais enrayé, depuis. 

Dans le journal,on a lu que les patrons de Caterpillar, désolés de devoir se plier aux règles édictées par l'argent-roi, ont promis de respecter la procédure Renault. Avant Vilvorde, liquider une usine était plus simple, plus vif, plus efficace. Les élus, après, comme on pensa aux règlements anti-incendies après l'Innovation, mirent au point cette liste d'étapes à respecter avant de balancer les humains à la casse. 

Il faudra que les élus, les syndicalistes, les gens que l'épisode final de Caterpillar interpelle, secoue, indigne, créent de nouvelles parades pour empêcher les multinationales de traiter les gens moins bien que des machines. Derrière  cette fermeture brutale, logique dans le système qui triomphe aujourd'hui, la question qui se pose est celle de la place de l'être humain dans le monde du futur que dessinent les actionnaires. On a inventé la procédure Renault, il faudrait aller plus loin, forger une procédure Caterpillar. 

Ce qui reviendrait peut-être à empêcher que les actionnaires qui ne se salissent jamais les mains ne réussissent pas à transformer les humains en robots. Programmés pour trouver normal - on y est...- que l'on condamne une usine dont les travailleurs font leurs métiers en conscience, en acceptant efforts et contraintes, en se formant, en acceptant de faire plus avec moins. Serait-ce une expérience de laboratoire au niveau mondial, pour vérifier jusqu'où ira l'obéissance aux règles du fric-roi?

Des tas d'histoires, au pays de Charleroi, se recoupent quand on évoque le nom de Caterpillar.

Dans le flot des années soixante, la construction de l'usine géante semblait annoncer un avenir radieux alors que les charbonnages fermaient et que le verre et l'acier faiblissaient. Ceux de Cat étaient fiers de montrer les machines jaunes en disant qu'ils les avaient fabriquées avec soin. Ils étaient les héritiers des Carolos qui allaient construire des aciéries dans l'Oural ou enracinaient les rails du tram de Shangaï. C'est fini.

On le pressentait. Voici une petite dizaine d'années, cet ancien officier de marine, venu de France, patron de Caterpillar Gosselies, réfléchissait au fait que la grande usine était un contre-exemple du développement économique mondial. Les gens bossaient bien, les machines étaient concurrentielles, mais les salaires avaient le défaut d'être adaptés au niveau de vie européen. Que faire pour empêcher la loi de l'argent d'opérer son travail de sape? Pourtant, disait ce grand patron arrivé à la retraite, l'Europe a encore besoin  de ces usines qui sont des moteurs pour l'économie.Au même moment, 85% des emplois wallons étaient assurés par les PME. Dont les patrons -ils connaissent encore leurs collaborateurs...- ne sont pas aussi soutenus que les multinationales. Cherchez l'erreur.

Ce matin, un copain me disait avoir frôlé la bagarre dans un café de Charleroi. Il avait osé soutenir qu'il comprenait les gens de Caterpillar face à un gars qui estimait que les Américains avaient bien fait. Trop de syndicalistes.  On les a vus à la télé griller des brochettes pendant les grèves. Quand on a du boulot, on ne pense pas. On  ne manifeste pas. On ferme sa gueule et on salue les actionnaires. Pauvre gars. Devenu un peu robot, comme ces braves gens qui  déclarent de bonne foi que les réfugiés syriens n'ont qu'à s'en prendre à eux-mêmes s'ils se noient dans la Méditerranée.

Et je me suis souvenu de cet ancien de Caterpillar, victime d'une précédente restructuration. Il m'avait raconté son dernier jour à l'usine... "Tu vois, j'ai soigneusement replié mes vêtements de travail dans mon armoire. Je l'avais nettoyée et rangée. Ma caisse à outils, j'en avais vérifié chaque élément. Ces outils, je les avais respectés, entretenus, soignés. On me les avait confiés. A l'usine, on nous avait inculqué une méthode de travail, étape par étape. C'était intéressant. Il y avait de l'ordre et de la propreté. Je voulais que celui qui me suivrait trouve une caisse en ordre. Pour qu'il continue ma tâche. Ces outils je les aimais bien. Je suis parti en me disant que j'avais bien fait mon travail et c'était ça qui me restait, plus que de l'argent... "

Après Caterpillar, qui parlera encore de cette manière? En bousillant l'usine, les actionnaires inconscients, - peut-être eux-mêmes d'anciens travailleurs qui ont confié leurs pensions  à ces fonds qui les gèrent - rêveraient d'effacer jusqu'à la conscience mise dans leur travail par des gens d'ici ou d'ailleurs. Résister aujourd'hui, imaginer une procédure Caterpillar après celle qui porte le nom de Renault,  c'est choisir de respecter ses outils, de ne pas devenir des robots, d'être solidaire de nos compagnons. Vivants. Cette lutte-là, même si elle semble vaine, au point où on en est, mérite d'être menée.

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Il y a des grands de ce monde qui ne respectent pas leur boîte à outils. 

 

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