Quelques éléments de réponse à des questions qui me tarabustent depuis plus de 50 ans

Street/Art

Par | Penseur libre |
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Le caméléon symbolise l'Homme dans l'imaginaire de Sitou.

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Lecture 10 min.

Mon histoire croisa le beau récit de Mika Waltari, qui fait dire à son personnage principal, Sinouhé : « Un jour mes yeux s’ouvrirent, je m’éveillai comme d’un rêve et, l’esprit bouillant d’allégresse, je me demandai : « Pourquoi ? » Car la clef redoutable de tout vrai savoir est la question : Pourquoi ? ce mot est plus fort que le roseau de Thoth et plus puissant que les inscriptions gravées dans la pierre. »[1]

Avec moins de lyrisme certes, des « pourquoi ? » se sont sédimentés dans ma mémoire. Des questions sans réponse tombèrent dans le puits profond de l’oubli. D’où, elles resurgissent parfois, au hasard des circonstances, montrent leur nez, me narguent, cristallisent mon ignorance.

Bref, depuis plus de cinquante ans, je m’interroge sur la création artistique ( mais aussi d'autres plus légères : la vie, la mort, la souffrance, le mal, etc.) : peut-on décrire le chemin que font l’esprit, la conscience, l’intelligence, que sais-je ?, pour donner une existence, à du neuf, à du « jamais-existé » ? S’il est vrai qu’il y a toujours quelque chose « au début », peut-on le décrire et suivre pas à pas l’émergence du nouveau ?

Pour comprendre des choses complexes, il faut prendre des exemples « simples », au sens où, en chimie, on parle de corps simples.

Les hasards (et la nécessité) m’ont amené à rencontrer un artiste togolais, Sitou Matthia, qui a peint pour « Cultures Pas Sages »[2], deux fresques. Sachant que l’analyse des œuvres ne serait guère suffisante pour comprendre comment cet artiste s’est construit ses compétences techniques et, ce que d’aucuns appellent son « style », je l’ai interrogé en tâchant d’ouvrir autant que faire se peut le questionnement, en lui demandant de dire ce que lui suggérait des mots que j’avais choisi en amont, complétés par trois questions en lien avec les réponses de l’artiste.

  1. bien conscience que cet entretien ne clôt pas le chantier de réflexion. Je pense néanmoins qu’il y apporte des éléments de réponse. N’ayant pas l’outrecuidance, de le commenter, je préfère vous livrer l’entretien (presque) brut de décoffrage.

Racine.

Je commencerai par me présenter. Je m’appelle Sitou Matthia, 32 ans, et à la base, j’ai suivi une formation financière- j’ai préparé un master- et après, j’ai basculé dans la peinture parce que c’est une passion. J’ai réalisé mon premier mur en 2003. Après, ça n’a pas arrêté, jusqu’aujourd’hui.

Je m’intéressais beaucoup à tout ce qui était graffiti, street art. Je voyais tout cela dans les livres, les clips vidéo et je me posais la question comment les gens arrivent à faire des trucs comme ça ? J’ai commencé en copiant ce que je trouvais dans les livres et je travaillais pour reproduire exactement ce que j’y voyais.

Art

L’art pour moi, c’est une forme qui m’aide à m’évader un peu, à oublier tout ce qui se passe autour de moi, qui me permet de me sentir bien. Je m’intéresse à toutes les formes d’art et plus particulièrement au street art.

Street art.

C’est pour moi une forme d’expression en milieu urbain. On arrive à exprimer ce qu’on a envie de dire sur les murs pour que plus de personnes regardent ce qu’on fait, pour que des personnes qui ne comprennent pas posent des questions. Le street art aujourd’hui, chez moi, au Togo se développe. Il en est de même au Bénin, et plus généralement, en Afrique.

On a des festivals. J’organise un festival de graffiti au Togo. Au Bénin, je suis coorganisateur d’un autre festival avec un peintre béninois qui est un artiste plasticien aimant beaucoup le street art.

Thèmes/sujets

Je peins des visages que j’ai vus, dans mon enfance ou plus récemment. Comme j’ai grandi en Afrique, les visages ont des traits africains. Je peins aussi des animaux comme le caméléon. Pour moi, le caméléon reflète l’homme parce que l’homme peut changer d’une seconde à l’autre. Le caméléon posé sur un mur prend les formes et les couleurs du mur. Parfois mes thèmes sont politiques, mais pas en ce moment.

Influences

J’ai beaucoup été influencé par plusieurs artistes. Par Da Cruz notamment. J’ai peint avec lui en lui en 2012. Il est venu au festival, au Bénin, et le fait de peindre avec Da Cruz, avec quelqu’un qui est dans le milieu, ça m’a reboosté. J’ai appris beaucoup de technique avec lui, en le regardant travailler, en écoutant ses conseils, en lui posant des questions. Il y a aussi Lazoo. J’ai vu ce qu’il faisait dans les magazines, les pochettes de CD, ce sont des trucs qui me parlaient. Il y a aussi Marko93. Aujourd’hui, je les ai rencontrés lors d’un festival au Sénégal organisé par un ami. Ce sont des artistes qui m’ont beaucoup inspiré et ils continuent aujourd’hui à le faire. J’ai mon propre style, mais juste le fait de voir leur travail, ça me motive encore à donner plus de moi-même.

J’ai d’autres influences qui viennent de ma culture, de mon pays, le Togo. Et le Bénin, parce que j’y ai vécu. Il y a toutes ces cultures qui influencent mon travail. J’essaie de comprendre ces cultures et je m’efforce de faire ressortir ça dans mon travail. Faire comprendre aux gens, montrer aux gens ce qui existe chez moi.

Comment pourrais-tu définir ton style ?

Des traits et des couleurs. Je réfléchis pas trop à mon style car c’est le support, le mur qui est mon guide.

Couleurs

Cela m’évoque beaucoup de choses : le monde dans lequel je vis, le réel. Cela me donne de l’énergie. Sur la toile, j’ai un autre style que j’appelle « silhouettes éphémères » où, là, j’ai seulement quatre couleurs : le blanc, le noir, le gris et l’orange. Cette peinture dans laquelle je m’impose quatre couleurs, me calme. Mais quand j’ai besoin d’énergie, de force, j’ai besoin de couleurs.

Ce qui surprend dans ta peinture, c’est le fait que les grandes surfaces d’aplats ne sont traitées ni par des harmonies de couleurs, ni par une opposition primaires/secondaires. Comment choisis-tu tes couleurs ?

Je ne calcule pas. Pour moi, toutes les couleurs vont avec toutes les couleurs. Il n’y a pas de couleur n’allant pas avec une autre. J’ai une autre définition « d’aller ensemble ». Certes, chaque couleur est différente, mais le fait de les mélanger donne un ensemble. Le choix n’est pas réfléchi, ça vient automatiquement. En regardant, en prenant du recul, je me dis, il manque du jaune, il faut que je rajoute du jaune. Le support me demande du jaune, je lui en donne. Il me demande du bleu, je lui en donne.

Ton choix de la couleur est-il quasi automatique ou est-ce un choix réfléchi ?

Ce n’est pas réfléchi. Aujourd’hui, ce n’est pas réfléchi. Au début, quand j’ai commencé, c’était réfléchi et même très réfléchi. Maintenant, je ne me pose plus de questions : je me lance. Une fois, ma forme tracée, je me lance avec les couleurs que j’ai et les formes que j’ai. A force de travailler, j’arrive à avoir une technique qui ne m’amène pas à réfléchir sur le choix des couleurs. Quand je prends du recul, quand un truc ne va pas, je peux le modifier et rajouter la touche qui rend la fresque vivante. L’art c’est briser les règles et créer autre chose de nouveau. Par contre, actuellement, je réfléchis beaucoup sur la forme, comment je vais poser mon sujet sur le mur. Pour que le sujet soit vivant.

Carrière

Aujourd’hui, les murs m’ont adopté. J’ai bien envie de faire carrière dans le street art, montrer ce que je sais faire, montrer mon boulot. Le montrer à des personnes à qui ça parle, à des personnes qui ont envie de découvrir de nouveaux artistes qui arrivent sur la scène artistique, des artistes qui osent faire quelque chose de nouveau. J’ai commencé par faire des expositions mais mon objectif est d’approfondir ce que je fais actuellement ; pour montrer mon travail aux gens et trouver, en le faisant, du plaisir.

Mon boulot, ça m’apaise et j’ai envie de partager. Perfectionner mon travail et former des jeunes qui s’intéressent au street art comme moi je l’ai fait au tout début. J’ai posé des tas de questions à des grands frères et moi, j’ai envie de faire la même chose.


[1] Extrait de « Sinouhé l’Egyptien », de Mika Waltari, édition Oilvier Orban, Page 51.

[2] « Cultures Pas Sages » est une association loi 1901 qui promeut le street art.

Le caméléon "prend" les couleurs du mur, comme une métaphore du destin de l'Homme qui "accepte" les heurs et malheurs.

Le fractionnement des aplats par des courbes puissantes et l'absence totale d'harmonie entre les couleurs (couleur chaude placée à côté d'une couleur froide, pas d'opposition chromatique avec les complémentaires etc.) signent le "style" de Sitou.

Une pile du pont de l'Ourcq (Paris XIXème arrondissement) peinte par Sitou.

Les têtes de la girafe et du caméléon sont ceintes d'un "halo" peint de couleur vive. Un des traits caractéristiques de la peinture de Sitou.

Malgré l'imbrication des traits, la forme de la tête est clairement lue par le spectateur.

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Le caméléon, animal fétiche de Sitou.

Sitou Matthia, posant devant son caméléon.

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