Le dolorisme de Caroline Reed.

Street/Art

Par | Penseur libre |
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Bonheur ou malédiction, plaisir ou damnation, les yeux ouverts, les yeux clos, je vois des images. Plein d’images en streaming. Toutes heureusement n’activent pas ma conscience ; certaines le font pour répondre à mes besoins quotidiens et habituels, d’autres semblent faire une pause dans ce courant impétueux et génèrent un moment de « réflexion ». Il en est ainsi de toutes les images et les images des œuvres d’art n’échappent pas à cette règle non écrite.

Grâce au stockage des images que m’offre aujourd’hui l’informatique, je garde « en mémoire » des images qui ont provoqué un « arrêt sur image ». Ainsi, classées en dossiers dûment datés et nommés, j’ai classé depuis de nombreuses années des milliers d’images qui n’avaient en commun qu’un seul caractère : elles ont provoqué mon intérêt. Un intérêt tel, que j’ai ressenti le besoin de les garder par devers moi.

Il en est ainsi pour les œuvres d’une artiste plasticienne britannique : Caroline Reed. J’ai stocké ses images sans savoir pourquoi. Essayons de comprendre ce qui m’a arrêté dans le choix de ces œuvres.

Elaguons un peu ce matériau dense et encombrant. Ce n’est pas parce que je connais l’artiste. J’ai regroupé quelques-unes de ses œuvres sous un nom, sans rien savoir de l’artiste. Ce n’est pas non plus la nature du support qui a retenu mon attention. C’est en essayant d’en savoir davantage sur Caroline Reed que j’ai appris qu’elle utilise des techniques mixtes pour produire de petits formats. Les œuvres sont dans un deuxième temps agrandies et produites en un seul exemplaire, pour donner une valeur marchande à une impression.

Mon choix, inconscient, n’a donc pas été guidé par la réputation de l’artiste,  ni par des considérations tenant au support employé,  ni aux techniques utilisées.

Alors quoi ?  Toutes les images retenues sont des portraits de femmes. Plus précisément des visages détourés d’un éventuel décor. Toutes ces femmes me regardent. Entre l’image et « celui qui voit » une relation s’établit, une relation bien étrange au demeurant, qui vaut un petit détour. D’abord, ce n’est pas une relation « biunivoque ». Ces femmes faites de traits, d’encres, de peinture, n’existent pas et n’ont jamais existé. Elles ne me regardent pas ; je suis seul à les voir. Je regarde les yeux, en premier lieu. Dans ce regard, qui n’est qu’une représentation d’un regard, se joue une correspondance. Ces yeux peints entrent en relation avec mes yeux qui regardent. Alors se créé, malgré moi, un sentiment d’empathie. Les yeux des portraits sont des vecteurs de sentiments. Dans ce regard, la relation « magique » établie, se lit bien des choses : la joie, la douleur, la souffrance, le désespoir, le désir amoureux etc.

J’ai choisi ces portraits, parce que, malgré la représentation et ses artifices, se sont noués des rapports affectifs. Je crois même que si les yeux de ces femmes eussent été fermés ou dirigés dans une autre direction j’aurais « senti » leur regard comme présent. C’est par les yeux que passe la communication entre les êtres. Notre conscience quand il s’agit de représentation est comme abusée et prend la représentation pour la chose.

Bien, j’ai compris ce qui a accroché mon regard : le regard montré ou caché des portraits.

Un petit pas, certes. Mais on n’est pas rendu, comme disais-je ma grand-mère !

Dans ces regards, je vois plein de choses et le talent de l’artiste est certainement sa capacité à créer la relation complexe entre le sujet qui voit et l’œuvre vue. Reste que ces portraits sont, comment dirais-je ?, douloureux. Ce n’est pas la beauté qui est montrée mais les heurts et malheurs d’un être. Les traces des douleurs. Je ne sais pas si les joies, les plaisirs, les bonheurs fous, s’inscrivent sur nos visages. Par contre, je témoigne que nos cernes, nos rides, nos traits empâtés, nos cicatrices (je parle évidemment pour moi !) sont des traces du temps passé et des épreuves que nous avons (tous) traversées. Caroline Reed a d’ailleurs appelé sa série de portraits « Les cartes », au sens cartographique s’entend. Oui, les visages ne sont pas des « itinéraires du tendre » mais des cartes où se lit le cours de nos vies. Ce sont des témoins en trois dimensions, comme des sculptures vivantes, de ce que nous avons été. Sur nos visages s’inscrivent, comme mes images sur mon disque dur, notre passé. Un visage rendu disgracieux eu égard aux canons de beauté est beau d’humanité.

Deuxième petit pas, reste encore à expliquer les couleurs des portraits.

Les couleurs, très travaillées de Reed, sont comme « passées ». Les ocres renvoient au sépia des photographies anciennes. Les violets évoquent le deuil. Les rouges sont des carmins intenses, comme « tués » de leur brillance et de leur éclat. Des verts disharmoniques, des roses fuchsias « fanés », des blancs trop blancs comme les os blanchis, des noirs intenses.

Aux visages marqués par la souffrance passée et/ou présente correspond un chromatisme raffiné nous renvoyant à la mort.

Ne soyons pas dupes des images ! Les visages et leurs couleurs sont le produit d’une alchimie pour que notre conscience soit « activée ». L’illusion est (presque) parfaite ! C’est le spectacle de la douleur qui nous fascine !

Encore un petit pas et nous voilà arrivés sur le bord de la falaise !

Sans nous l’avouer le morbide nous passionne. La mort et ses attributs ont sur nous d’étranges pouvoirs : ils sont explicitement des objets abhorrés et, de manière plus souterraine (inconsciente aurait dit papa Freud, Sigmund pas Lucian !), la mort nous attire. Comme le vide du haut d’une falaise. Nous allons sur le bord pour regarder en bas, pour avoir peur. Peur de tomber et de mourir. Histoire, d’être tout heureux de ne pas tomber !

Les exemples de ce plaisir inavoué sont légion : de la promenade dans les cimetières et/ou dans les catacombes, aux secrets désirs de voir l’immonde (juste une incise : quelle somme aurait déboursée Paris-Match pour une photo de Johnny Hallyday sur son lit de mort ? Combien de « lecteurs » se seraient rués sur cette édition très spéciale !)

Il y a dans les œuvres de Caroline Reed à la fois un ravissement et une entourloupe. Ravis d’entrer en résonance avec un être de papier, de saisir un instant son existence, son humanité. Jeu sophistiqué de l’artiste qui se joue de nous. C’est dans cette tension que réside la beauté toxique de ces œuvres.

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Il y a dans l’œuvre de Reed un maniérisme et un dolorisme. Les artistes, consciemment ou non, connaissent les ressorts qui « activent » nos émotions. L’art que nous regardons comme une grâce est (aussi) un métier et les artisans-artistes jouent sur nos émotions comme le marionnettiste qui tire les fils de ses pantins.

Caroline Reed photographiée à son domicile.

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