J’aime pas les fêtes !

Street/Art

Par | Penseur libre |
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Installation galerie.

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Lecture 9 min.

Je hais la période des fêtes de fin d’année. Je déteste les fêtes obligées, les réveillons programmés, les repas de famille, les cadeaux obligatoires, les LED qui clignotent partout, les sapins qui meurent près des cheminées, les appels à la solidarité culpabilisants, les déclarations urbi et orbi qui n’engagent que ceux qui les écoutent, l’obligation d’envoyer des vœux, les promesses des politiques, les augmentations au 1er janvier, les rediffusions en boucle des chaînes de télévision, les bilans de l’année, les bêtisiers, les sorties au cinéma des nanars…Bon, j’abrège. On ne va pas passer les fêtes là-dessus !

Bref, écrire un billet, pendant cette période, est une gageure. Je sais ce que je me refuse de faire : un bilan du street art, une recension des œuvres majeures, le top 10 des street artists les plus cotés en 2017, une distribution de lauriers. Le seul cadeau que je veux vous faire est de vous montrer des œuvres que je ne vous ai pas montrées dans mes précédents billets et vous dire, simplement, quelles émotions elles ont suscitées. L’émotion est bien l’aune à laquelle il convient de parler d’une œuvre. Oublions les amateurs d’art qui achètent des œuvres déjà cotées dans l’espoir de les revendre avec un substantiel bénéfice. Les spéculateurs, quel soit l’objet de leur spéculation, me font horreur. Comme ceux qui font commerce du talent des autres.

L’émotion, disais-je, est la mesure de la valeur d’une œuvre pour celui qui regarde. Je rejoins ce qu’en disait le peintre Chardin : « On ne peint pas seulement avec des couleurs, on peint avec le sentiment . La palette des émotions est la matière première de l’art, du désir et des rêves. L’artiste nourrit son œuvre de ce qu’il ressent et souhaite partager ou raconter. Les sentiments qu’il y exprime favorisent la rencontre et la communion avec les autres. Ils nous touchent par-delà les siècles, les continents ou les cultures. La magie de l’émotion tend à l’universel. »

Or donc, je vais revenir sur deux artistes dont les toiles ont provoqué chez moi les émotions les plus fortes, pour des raisons différentes : Eric Lacan et Philippe Hérard.

Eric Lacan, la beauté du morbide.

J’ai découvert les œuvres d’Eric Lacan dans la rue quand il signait ses collages de son blaze, M.Qui. Je les ai retrouvées quand il a réalisé une magnifique fresque sur le Mur 12[1]. Le solo show de ses toiles a été une confirmation de son talent particulier.

Ses œuvres « dans la rue » ne diffèrent guère de ses toiles. Le sujet est, bien qu’il affirme le contraire dans des interviews, la mort. En cela, il s’inscrit dans une longue tradition allant des vanités, en passant par l’œuvre gravée d’un Gustave Doré. Certes, comme l’écrivait le Baudelaire critique d’art, « Le beau est bizarre ; ». Mais la peinture d’ Eric Lacan n’est pas seulement bizarre, elle a pour sujet unique la mort et ses attributs (le crâne, les os, les cimetières, les corbeaux etc.) . Pire encore, c’est une allégorie fantasmée de la décomposition.

Des visages de jolies femmes sont dans son œuvre des visages hybrides faits de chairs superbes, d’yeux témoignant de la vie et de ce qui reste de la beauté après la décomposition des corps. Ces portraits ne sont pas seulement bizarres, ils sont horribles. Cette émotion est complétée par les attributs traditionnels de la mort et, par opposition, par des fleurs, des feuilles, des branches au dessin japonisant, symboles de la vie.

L’objectif de l’artiste dépasse les antiques vanités qui avaient une fonction d’édification religieuse, il montre une des figures de l’horreur. Pourtant, et c’est cela qui est bizarre, j’ai aimé ses toiles. Comment peut-on aimer une représentation de l’horreur ? J’aurai dû détester cet étalage morbide, ces corps monstrueux, ces corbeaux qui se repaissent des chairs mortes. Après tout, c’est une image de ce qui m’attends demain (ou après-demain !). J’aurai dû détourner le regard pour éviter le trauma de l’insupportable.

Je crois que trop conscient des artifices et des codes culturels, mon intérêt ne s’est pas centré sur le fond mais sur la forme. J’ai apprécié au second degré le « métier » du peintre, la qualité de l’exécution, la palette qui joue sur toute la gamme des gris et des noirs et des bruns et des ocres, la rigueur des compositions, l’originalité des œuvres. Avec ma manie de tout décortiquer, le thème de la mort m’a quasiment échappé ou plutôt il s’est retrouvé en second plan, remplacé par un « l’a-t-il bien descendu ».

Philippe Hérard, l’empathie des Gugusses.

Hérard dans ces œuvres raconte des histoires. L’œuvre est toujours un tableau, dans le sens qu’a ce mot au théâtre. Des saynètes avec un personnage unique et les mêmes objets ; des histoires pas drôles. Son personnage emblématique jusqu’aujourd’hui est un Gugusse. Ils sont peut-être légion, ces Gugusses. Ils se ressemblent et sont les enfants, pauvres enfants, des antihéros de Jean Rustin. Les Gugusses se débattent dans des situations toujours différentes et leurs déplorables tentatives pour trouver des solutions passent toujours par le recours aux mêmes objets, des chaises, des bouées et, en l’aura compris, la solution qu’ils trouvent défie les règles bien ordonnées de la raison raisonnante. Ils sont « différents » comme il est convenable de les nommer et leur différence suscite, comme un réflexe, le rire, rire qui se transforme vite en une profonde empathie. Les Gugusses ne sont pas des Augustes, des clowns un peu naïfs qui font rire. Les Gugusses racontent d’œuvre en œuvre l’histoire de la folie ordinaire. Ils sont si proches de nous qu’ils nous font un peu peur. La folie fait peur, elle est peut-être, notre douloureux avenir. Les fous font peur, c’est pour cela qu’on les enferme.

Dans une très récente exposition Philippe Hérard a peint une série qui rompt avec le feuilleton des Gugusses. On y découvre une vieille dame, bien sous tous rapports. Elle vit dans un appartement modeste, seule. Tout rappelle les années 50-60 : c’est désuet, suranné. La vieille dame pourrait dans la généalogie hérardienne être la grand’mère des Gugusses. Les saynètes mettent en scène la dame, qui n’a pas encore de nom à ma connaissance, dans son décor. Comment ne pas être profondément ému de voir cette vieille femme qui, pour conjurer sa peur, tend la main vers une bouée (certainement échappée de la série des Gugusses !) ? Et cette scène où, assise devant la porte ouverte de son domicile, elle attend !

On peut penser, et on n’aurait pas tort, qu’elle a un grain ou, plus élégamment, qu’elle est victime d’une maladie neurodégénérative mais comme avec les Gugusses celui, celle, qui regarde peut y voir une image de sa vieillesse future. Et puis, des mémés comme ça, tout le monde en connait. Par ailleurs, cette vieille dame a peut-être été rendue folle par sa solitude. Elle condense deux de nos grandes peurs modernes : la solitude et la démence.

J’aurai dû vous parler d’autre chose. Quelque chose de léger, de primesautier, de gai, de drôle. Mais, je vous l’ai dit j’aime pas les fêtes de fin d’année. Il fallait bien que je vous les gâche, un peu.[2]


[1] Cf le post que j’ai consacré à cette fresque.

[2] Histoire de vérifier si la Terre est ronde, j’irai pendant plus d’un mois en Asie du Sud-Est. Vous pourrez retrouver mes chroniques à la mi-février.

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E.Lacan dans son atelier.

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