C 215 et le massacre de Charlie-Hebdo.

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Par | Penseur libre |
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La fresque (11 portraits). 7 janvier 2019. Photo : Richard Tassart.

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Lecture 9 min.

Lundi 7 janvier 2019. Il est dans les 15h30. Il fait déjà sombre. Une petite pluie glaçante commence à tomber. J’arrive devant les anciens locaux de Charlie Hebdo en ce jour du 4ème anniversaire du massacre de la rédaction. Pas grand monde pour cette commémoration. Un couple de badauds en vadrouille qui a fait un détour par la rue Nicolas Appert dans le 11ème arrondissement de Paris. Un mec qui joue de la guitare. Un japonais qui photographie. Un caméraman qui fait quelques images. Et moi. Au pied de l’immeuble, il reste de la cérémonie du matin quelques gerbes, la couv’ du dernier numéro de Charlie, une photocopie d’une citation de Wolinski.

Sur le côté droit de l’immeuble une fresque de C 215. Ce sont des pochoirs représentant les 11 morts de l’attaque[1]. Juste après l’attaque, C 215 a réalisé une série de 500 pochoirs « Je suis Charlie », sans signature, qu’il a distribué aux Parisiens. Alors que Paris était submergé de tags, de fresques, de pochoirs en réaction au massacre, C 215 n’a pas pu faire le portrait des victimes. A ce propos, il dit : « Je ne suis pas à l'aise avec le fait de faire le portrait de quelqu'un qui vient de décéder, j'ai un problème avec la nécrologie immédiate". Le temps passant, il a le projet de peindre une fresque « évolutive ».

Il a terminé une partie de la fresque la veille de la commémoration. Il continuera : « J'ai fini cette fresque hier, faite en trois ans, trois commémorations, et la continuerai l'an prochain avec des blessés. Ne les oublions pas, ne rien céder face au terrorisme, d'où qu'il vienne... #jesuischarlie#toujourscharlie#c215", a indiqué Christian Guémy, dans un post sur sa page Facebook, dimanche 6 janvier. »

Christian Guémy (C 215) ne cache pas son amertume. Il déclare que « l’émotion s'est dissipée, on est passé à autre chose, surtout que d'autres malheurs sont survenus". C 215 se dit sensible à la mémoire ; les pochoirs en lien avec la tuerie de Charlie, il les conçoit comme « un devoir de sauvegarde de toutes les valeurs et les émotions qu'on aurait tendance à oublier". Il pense, certes aux morts, à tous les morts de l’attaque, mais également à ceux qui ont échappé au massacre et à leurs proches : « « Ceux qui ont survécu sont encore très atteints, il faut aussi penser à eux. »

Sur le côté droit de l’immeuble, C 215 a peint une fresque constituée de 11 portraits. Ils sont organisés selon 3 diagonales (3 portraits pour la diagonale du haut, 5 pour celle du centre, 3 pour celle du bas). Au centre, le portrait de Charb. Croisant ces diagonales, dans le coin supérieur gauche, un grand lettrage « Je suis Charlie », dont la calligraphie et la composition renvoient aux pochoirs qu’il avait distribués aux Parisiens pour que partout soit réaffirmée la liberté d’expression. D’ailleurs, au-dessus de ce pochoir, une plaque de rue (une fausse) a été posée : « Place de la liberté d’expression ». Diamétralement opposée au lettrage devenu culte, dans le bas, à droite de la fresque, un autre pochoir. C’est une citation de Charb[2] de 2012, soit après la publication du portrait de Mahomet.

Les couleurs évoquent les vieilles photos sépia ; des ocres, des noirs, du blanc. La composition est mise en valeur par des projections de bombes aérosols, très dynamiques, qui gardent en mémoire le souvenir du mouvement. Les pochoirs « Je suis Charlie » et la citation de Charb sont peintes en noir sur un fond coloré et la couleur blanche du mur.

C 215 a peint un tombeau. Comme sur une tombe, les portraits des défunts sont représentés et les épitaphes sont remplacées par des pochoirs de « Je suis Charlie » et par la citation de Charb.

Il s’agit d’un tombeau laïc et militant. Il nous donne à voir de beaux visages, le plus souvent souriants. Le pochoir « Je suis Charlie » et la citation de Charb, croisés avec le choix des expressions des visages nous montrent des hommes et une femme qui, comme Charb, ont assumé leurs choix alors qu’ils se savaient menacés. Ils sont présentés comme les héros modernes des valeurs démocratiques.

La fresque de C 215 est un tombeau, c’est-à-dire, un monument qui garde la mémoire des défunts, mais plus encore, c’est une revendication courageuse de la liberté d’expression. Il n’est pas anodin, en plein Paris, depuis 3 ans, d’ériger un « monument » pour se souvenir du massacre des frères Kouachi.

L’œuvre de C 215 a été « toyée » par un triste sire qui a ajouté des moustaches à la Hitler aux portraits des victimes. Christian Guémy a été contraint de reprendre toute sa fresque. C 215 comme tous les Parisiens connait le prix de la liberté d’expression. Assumant la réalisation de cette fresque, il se distingue et se désigne. Ce courage s’explique, me semble-t-il, par son amitié avec Charb, la place qu’il donne dans son travail à la mémoire, au trauma que tous les Parisiens ont traversé après « l’exécution » de la rédaction de Charlie Hebdo.

Les journalistes ont publié en janvier un numéro commémoratif. Le ton du rédacteur en chef, Riss, traduit le sentiment de l’ensemble de la rédaction : « Ce ne sont pas seulement nos histoires personnelles [qu’on oublie], c’est aussi ce qu’a signifié ce qui nous est arrivé. On a l’impression qu’on tourne le dos à ça, alors que ces phénomènes de réactions rétrogrades sont toujours présents, encore plus qu’il y a quatre ou cinq ans, a expliqué à l’AFP Riss, directeur de la rédaction et auteur de la une. Ce n’est plus uniquement une hostilité qui vient d’extrémistes religieux mais aussi d’intellectuels. » Dans un édito coup-de-poing, il déplore : « La situation à l’égard du totalitarisme islamiste n’a fait que se dégrader. […] Le blasphème a fait des petits. […] Tout est devenu blasphématoire. »

A lire Riss, on peut légitimement s’interroger sur les évolutions récentes de la liberté d’expression en France. En d’autres termes, quelles leçons avons-nous, collectivement, tirées du massacre de Charlie Hebdo ? Cette liberté est-elle aujourd’hui, renforcée, consolidée, mieux partagée ? Pourquoi les « héros » de Charlie sont-ils morts ?

Aux morts de Charlie sont venus s’ajouter ceux du Bataclan, ceux des terrasses, du stade de France, de Nice, du marché de Noël à Strasbourg. La liste est incomplète.

Une fragile fresque peinte à l’acrylique, offerte aux vents mauvais, témoigne de la faiblesse de nos valeurs démocratiques. Quatre ans plus tard, elles sont en recul, encore et encore. Et la liberté, toutes les libertés, l’égalité, la fraternité ? Au secours Voltaire, Diderot, Montesquieu ! Où sont passées les « lumières » ? La nuit tombe sur le Vieux monde.

Qui a éteint la lumière ?


[1] Les victimes de la tuerie sont les dessinateurs Cabu, Charb, Honoré, Tignous et Wolinski, la psychanalyste Elsa Cayat, l'économiste Bernard Maris, le policier Franck Brinsolaro qui assurait la protection de Charb, le correcteur Mustapha Ourrad, Michel Renaud, cofondateur du festival Rendez-vous du carnet de voyage invité pour l'occasion, et Frédéric Boisseau, un agent de la société Sodexo, chargée de la maintenance du bâtiment.

 

Un gardien de la paix, Ahmed Merabet, est tué sur le boulevard Richard-Lenoir par l'un des deux criminels, au cours de leur fuite. Le bilan final est de douze personnes assassinées et de onze blessées, dont quatre grièvement.

[2] « Je n’ai pas peur des représailles. Je n’ai pas de gosses, pas de femme, pas de voiture, pas de crédit. C’est peut-être un peu pompeux ce que je vais dire, mais je préfère mourir debout que vivre à genoux. »

[3] C’est-à-dire, « vandalisée » par des graffeurs. Merci à Marie Christian Bambelle pour les précieuses informations qu'elle m'a fournies.

Détail de la fresque. Photo : RT

Photo : RT

Cabu. Photo : RT

Charb. Photo : RT

Wolinski Photo : RT

Détail. Photo : RT

La rue Nicolas Appert est devenue un lieu de mémoire. Photo : RT

Citation de Charb. Photo : RT

La couverture du dernier numéro. Photo : RT

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Citation de Wolinski. Photo : RT

C 215 en train de compléter sa fresque.

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