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Photomontage Attac.

Marx en Gilet jaune? Pourquoi non... Mis en mouvement de part et d'autre par l'idée d'une humanité émancipée

Quel rapport entre papa Marx et les Gilets jaunes? C'est ce à quoi Attac Liège invitait à cogiter le 1er octobre dernier1 dans un local de l'Université de Liège, place du XX août, encastré de fort laids dispositifs de chantier, comme un peu partout. Les bétonneurs en travaux publics ont d'évidence réussi à se mettre à la pointe du combat contre l'austérité. Leurs tiroirs caisses en sont l'éclatante démonstration.

Ils et elles étaient une vingtaine à creuser le sujet. Parce que quel rapport, hein? Marx, c'est l'Enquête ouvrière qu'il a rédigé en 1880 pour diffusion en France à quelques 25.000 exemplaires, récemment rééditée aux éditions LitPol2. Et les Gilets jaunes, ce sont les ronds-points. Commun dénominateur: l'idée, la conviction que c'est aux gens de prendre eux-mêmes en main leur propre destin. Pas laisser ça aux experts, aux consultants, aux diplômés en tout genre.

L'union fait la force

Marx, d'abord. L'état de santé était vacillant, en 1880. Sa femme va mourir un an plus tard. Il s'en désolera et lui survivra de moins de deux ans. En même temps, il passait des nuits blanches à apprendre le russe. Dira ce qu'on veut, mais on n'en fait pas beaucoup des comme ça. Il était en plus, depuis 1864, la tête pensante et agissante de la 1ère Internationale, et par là en butte avec une foule d'orientations sectaires pour ne pas dire farfelues: même ses deux gendres, Longuet et Lafargue, qu'il qualifiait, l'un, de "dernier proudhonien", l'autre, de "dernier bakouninien", ponctuant la remarque d'un "Qu'ils aillent au diable!".

Elle cadre dans ce climat, l'Enquête ouvrière, un document qui poursuivait le double objectif de contribuer tant à la structuration du mouvement ouvrier français, y compris théorique, qu'à la saisie de la condition salariée par ses propres sujets.

Elle mérite néanmoins encore aujourd'hui un détour attentif et studieux3. C'est que les 100 questions de cette enquête restent plus qu'actuelles: déjà en 1880, il était question de l'égalité salariale entre hommes et femmes, de la concurrence exercée par un personnel sous-traité, de la ponction bureaucratique exercée par les employés improductifs, des salaires amputés par des "avantages" en nature...

L'ouvrier jetable

Il y a plus fort. L'une des questions demande au travailleur et à la travailleuse de dire "Quel est dans votre métier le nombre d'années pendant lequel un ouvrier de santé moyenne peut continuer à travailler?" C'est dit avec tact mais chacun aura compris: vers quel âge peut-on le considérer comme usé, foutu, bon à jeter. Je doute qu'une quelconque enquête "experte" actuelle se hasarderait à poser une telle question.

Mais c'est évidemment une des toutes premières questions qui détonne par son caractère iconoclaste et subversif. Est demandé, là, à qui appartient la boîte dans laquelle s'effectue le travail. Et c'est précis: "Donnez les noms des capitalistes employeurs ou des directeurs de la Compagnie." Oufti! Il veut des noms...

C'est évidemment plus difficile aujourd'hui où qui travaille dans (ou, sans le savoir, pour) une multinationale va se heurter à un lacis de câblages opaques à faire pâlir d'envie Méphistophélès lui-même. C'est ce qu'illustre et analyse la dernière étude4 du Gresea parue dans son trimestriel de septembre 2019 qui montre, page après page, les faces cachées du Bel 20. Ils sont fous, ils vendent ça 6 euros alors que cela vaut entre dix et cent fois plus.

Qui mène le jeu?

Mais, et cela fera débat, à la soirée Attac, c'est là une question-pivot. Car le "qui possède l'outil de travail?" place droit devant le nez le problème de la propriété des moyens de production et, partant, celui de "quoi produire?", "pour qui?" et "en quelle quantité?", qu'on sait tambourinés par les antiproductivistes, "écologistes" et divers autres. Idem pour la durée et les conditions de travail.

Comme dira un participant, c'est la question de fond qu'on ne pose plus, soit qu'on n'ose pas, soit par manque d'écolage politique. Le même participant, syndicaliste, ajoutera d'ailleurs que l'Enquête de 1880, c'est de l'éducation (permanente) populaire à l'état pur.

À son tour, relançant le débat en terres liégeoises, la question de la propriété des moyens de production va de pair avec celle de la prise du pouvoir, tout autant taboue. Qu'il s'agisse des Gilets jaunes ou de l'hypermédiatisée Greta Thunberg, il est ainsi remarquable (symptomatique) que les revendications soient adressées aux pouvoirs établis, ceux-là mêmes qui sont causes de ce qu'il y aurait lieu de remédier, et qui bien entendu ne le feront jamais.

Le cas du Brexit est, à cet égard, exemplaire5, l'ensemble de l'establishment (presse, fonctionnaires, parlementaires, magistrature, big business, mandarins universitaires) s'étant juré de faire barrage au choix démocratique de la nation. L'argument massue: les électeurs qui ont "mal" voté, tous des bouseux qui n'y comprennent rien, je caricature à peine.

Les Gilets jaunes: des bouseux, au même titre que les ouvriers et ouvrières que Marx, en 1880, invitaient à se réveiller...

1https://liege.attac.org/event/karl-marx-et-les-gilets-jaunes/

2Dans toutes les bonnes librairies, dont on trouvera la liste ici: http://www.erikrydberg.net/litpol

3Comme l'écrit Laurent Vogel (ULB, ETUI) dans l'éclairante postface de mise enperspective historique, "Qu'il s'agisse des infirmières, du personnel des plateformes logistiques dans le secteur de la distribution, des livreurs Deliveroo ou des nomades de la maintenance dans l'industrie nucléaire, les multiples figures nouvelles de la condition salariale", le chantier ouvert par Marx "est immense, indispensable et il peut être porteur d'espoir."

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4http://www.gresea.be/Les-multinationales-en-Belgique

5Excellent analyse de Rod Liddle dans le Spectator du 28 septembre (hélas réservé aux abonnés: personnellement j'achète chez mon libraire): https://www.spectator.co.uk/2019/09/there-is-only-one-law-there-must-be-no-brexit/

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