En bathyscaphe dans le capitalisme

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Vieille affiche pédagogique. URSS. (Photo E. Rydberg)

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La civilisation des boulots de merde plastifiés n’est, au café du coin, que rarement le sujet de conversation. Là, entre deux chopes, c’est plutôt cancans et plaisanteries douteuses ponctuées de ouaf, ouaf, ouaf rarement contagieux. Les scies du social en bistrot son assez désolantes

Parmi les situations rarement évoquées, il y a aussi celle condensée comme suit : « De nos jours, le moindre acte nécessaire à la vie est automatiquement et immédiatement relié, dans sa réalisation même, à une mécanique économique sur laquelle le sujet n’a presque pas de prise et dont il observe les effets destructeurs sur le monde et sur les autres. Nous sommes tous les militants assidus et humiliés, d’une économie que nous sommes cependant toujours plus nombreux à abhorrer. » La citation est un peu longue, mais cela valait la peine.

On peut sans doute se demander si ces gens « toujours plus nombreux » le sont vraiment. Au bistrot, c’est douteux. Mais ce qui intéresse ici est le fait que le collectif, auteur de ces lignes, Paul Colrat, Foucauld Giuliani et Anne Waeles, est composé d’enseignants en philo engagés dans une parole libératrice trempée dans le christianisme, ce que le titre de leur ouvrage indique sans ambiguïté : La communion qui vient - Carnets politiques d’une jeunesse catholique, publié au Seuil en 2021. Il m’a été prêté pour commentaire par un ami chercheur de vérité qui a fait choix d’entrer dans les ordres. Autant le dire.

Et dire encore, d’emblée, que venant du camp du goupillon, cette caractérisation de notre temps frappe comme inattendue et réconfortante. Notre trio utilise même carrément le terme de « capitalisme », mot tabou jusqu’il y a peu − la plupart des professionnels de la langue de bois, telle la Commission européenne, persistant à parler « d’économie de marché », ce qui rend difficile à distinguer en quoi le monde a changé depuis l’agora de la Grèce antique.

Recenser l’ouvrage n’est pas ici le lieu (je serai long assez comme cela), mais bien, mû par un mouvement d’irritation devant ce tic, fréquent chez qui aujourd’hui veut exprimer son point de vue sur le monde, consistant à forger un néologisme [1] pour le condenser, comme si rien dans le vocabulaire courant ne pouvait y pourvoir, comme s’il avait fallu attendre les auteurs du néologisme pour enfin y voir clair − une manie, soit dit en passant, quelque peu prétentieuse.

À vendre : néologismes

Il en va ainsi, chez notre trio, du concept de « dépolitisation », qu’il utilise en un sens nouveau. Ici, en effet, le terme s’oppose à une « surpolitisation », qu’il définit comme l’état d’une humanité dont le moindre des actes de la vie quotidienne est ordonné par la machinerie économique ; pour reprendre leurs mots : « La surpolitisation est l’inscription du pouvoir au plus profond et au plus intime de nos existences. » D’aucuns auront noté que, déjà, ils auraient pu faire appel au lexique existant et préférer parler d’une humanité « surdéterminée » (Althusser) par la généralisation d’une « suradministration » (Adorno) généralisée. Essayez de rouler à plus de 30 km/h à Bruxelles ou d’allumer une cigarette dans un café, vous serez vite fixés [2].

Si, pris négativement, la dépolitisation consistera alors à « se défaire [de cette] emprise déresponsabilisante sur nos vies » ne fait pas en soi problème et, comme ils notent, peut par exemple être repérée dans la révolte des Gilets jaunes contre ce qu’ils ressentent comme une « dépossession » de leur existence, c’est bien ce terme-là, manié avec une précision autrement percutante par David Harvey qu’on aurait aimé plutôt voir.

Dire que les sujets contemporains du capitalisme sont des êtres « dépossédés » est tout de même plus parlant, et adéquat, que de les décrire comme étant « surpolitisés ».

Pour Harvey, voir son Brief History of Neoliberalism, 2005, en Oxford University Press paperback [3] : « La réalisation substantielle principale du néolibéralisme a été de redistribuer plutôt que de produire richesses et revenus », constat dont il rappelle qu’il en a décrit le mécanisme ailleurs, à savoir par le biais d’une « accumulation par dépossession ».

Sur un point central, cependant, les deux analyses se rejoignent : l’état d’aliénation [4] de l’humanité a ses racines dans une « mécanique économique ».

Bureaucrates de tous les pays...

Si l’on joint à la notion de dépossession, matérielle et mentale des êtres humains celle d’une société suradministrée du philosophe Theodor Adorno et, due à l’anthropologue David Graeber, celle, tellement apte, de la prolifération de « boulots de merde », on a comme l’écheveau de la trame de ce qui aujourd’hui se trame. Un monde surrégi par un corset de normes bureaucratiques infantilisantes et tentaculaires. Une humanité dépossédée de ses outils et fruits de travail et de pensée. Et la diffusion d’un sentiment apathique d’inutilité par l’extension sans fin d’activités professionnelles qui n’ont aucun sens : les boulots de merde.

D’une brève recherche sur la bureaucratie qui gagnerait à être systématique, il ressort ainsi, rapporte dans The Spectator (6 février 2016) le parent indigné d’un malade mal soigné en Grande-Bretagne, que seule une personne sur quatre dans le système hospitalier britannique y exerce des fonctions médicales. De même, dans une lettre ouverte publiée par La Libre (11 juin 2018), signée par 400 directeurs de l’enseignement libre catholique, il est fait état de la « charge administrative titanesque » qui détourne le corps enseignant de ce qui devrait être le « cœur du métier », apprendre à lire, écrire et calculer.

Ce n’est pas neuf. Saint-Just, déjà, n’avait pas de mots assez durs pour les quelque 30.000 agents administratifs auxquels, à l’époque, fort peu dans le peuple « donneraient leurs voix ». Balzac, de même, jugeait (Le curé de campagne, 1833) que « un peuple qui a quarante mille lois n’a pas de loi ».

Plus près de nous, il y a évidemment Bernanos, sur un versant connexe, avec son brûlot contre la machin-ation de l’homme (La France contre les robots, 1947), Valéry, qui invitait à examen critique comment les lois successives modifient « le domaine des possibilités de chacun » (Fluctuations sur la liberté, 1938) et, froidement glacial, le philosophe Theodor Adorno avec son concept de « société suradministrée » aux relents totalitaires dont il rappelait en 1942 que le modèle, imité des États-Unis, est celui d’un « capitalisme d’État intégralement planifié ». Rendre toutes et tous serviles par consentement.

À faire et être quoi ? L’exécutant d’un boulot imbécile.

La marée noire, c’est au supermarché

Sans doute serait-il intéressant d’être à même de pouvoir pister l’essor de cette production d’encombrants inutiles. À prendre conseil chez cet orfèvre de l’observation historique qu’était Walter Benjamin, il faudrait aller renifler du côté de Louis-Philippe, à la fin du 18e siècle, pour voir les appartements d’une bourgeoisie aliénée se décorer « d’une foule d’objets », bibelots et verroteries dérisoires, une saturation qui n’aura de cesse d’enfler au siècle suivant avec l’invention du grand magasin qui invite à « errer dans le labyrinthe de la marchandise » avec, touche finale, contemporaine, nos zones commerciales et supermarchés [5] : plus l’être humain « prend conscience du fait que son mode d’existence lui est imposé d’en haut par l’organisation de la production - en d’autres termes, plus il se prolétarise, et plus il sera transi par l’haleine glacée de l’économie marchande. [6] »

Là, c’est le pétrole qui fournit les pentes glissantes. Détail anecdotique, mais révélateur : voici peu, dans telle grande ville européenne, de jeunes manifestants idéalistes bloquaient un carrefour pour réclamer, au nez et à la barbe des bagnolards immobilisés, la destitution de l’économie avaleuse de pétrole. Ces gentils militants étaient cependant singulièrement aveugles au fait que leurs vêtements, sacs et téléphones mobiles sont largement composés de plastique ou de nylon, donc des dérivés du pétrole. Bref, qu’en combattant la marée noire, ils en sont eux-mêmes une flaque. Voilà qui, certes, prête à confusion. Il faut de bons yeux pour flairer dans les plastiques synthétiques ce qu’au fond, ils sont : du pétrole durci, inodore, non adhésif, agréable au touché, léger et, atout majeur, bon marché. Ce pétrole-là, pourtant, est omniprésent.

Une analyse remarquable du chercheur Adam Hanieh parue dans le New Left Review (n°130, juillet-août 2021) condense avec force détails l’histoire de la « colonisation de tous les aspects de la vie quotidienne » par ces dérivés bon marché (déchets !) du pétrole et, partant de la « chimicalisation de l’industrie », laquelle a tôt perçu le profit qu’il y aurait à remplacer bois, verre, coton, laine, papier et métaux par cette providentielle matière secondaire synthétique. Où ? Aux États-Unis, au premier chef, qui s’est livrée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale à un pillage en règle des acquis technologiques allemands (les brevets, sans compter les quelque 5 millions de documents techniques microfilmés par un « commando » de managers et de chimistes déguisés en militaires des forces d’occupation US), détrônant par là le cartel allemand IG Farben, jusque-là « leader » mondial, au profit des DuPont, Dow et Monsanto.

« Chimicalisation », le mot est faible. Comme indique Hanieh, entre 1950 et 2015, la production mondiale de plastiques a été multipliée par 200. Mieux : « il est impossible d’imaginer un futur sans pétrole aussi longtemps que le pétrole demeure la base matérielle fondamentale de la production des marchandises. [7] » Quelques chiffres encore : en 2018, 51% de la production de plastiques est issue d’Asie (la Chine, 30% du tonnage mondial, ce dernier de 400 millions). Un GSM : c’est 30 à 50% de plastique. Les trois plus gros producteurs de déchets plastiques : Coca-Cola, Pepsi, Nestlé. Les trois plus gros producteurs de plastique à usage unique : ExxonMobil, Dow, Sinopec. Les trois principales productions consommatrices de plastique : l’emballage (36%), les textiles (14%), les biens de consommation (10%) [8] . Comme quoi, comme quoi...

Conclusion

De ce cabotage en économie politique, il est loisible de faire une proposition de rigoureuse recherche tendant à prêter main forte aux tentatives de comprendre le monde dans lequel clapote l’humanité. Primo, qu’il serait éclairant de savoir (chiffrer, mesurer) dans quelle proportion le salariat remplit des fonctions socialement parfaitement inutiles et, pour qui les exécute, souvent déprimantes. On pense à la bureaucratie paperassière, publique et privée, scorebording, programmation stratégique, systèmes d’évaluation et tutti quanti, mais aussi à la production de gadgets et babioles jetables en matière synthétique. Secundo, il serait tout aussi éclairant de savoir (chiffrer, mesurer) dans quelle proportion l’industrie dite « productive » se voit investie dans la mission marchande de produire des biens socialement parfaitement inutiles. Évidemment, ce qu’il y aura lieu d’entendre par « socialement inutile » aura un caractère subjectif prêtant à discussion, mais, ça, c’est le but du jeu.

Ceci pouvant difficilement être qualifié de conclusion, comme se doit d’avoir toute divagation académique, la parole sera donnée à ce grand pessimiste devant l’éternel qu’était Theodor Adorno, ce par une citation goûteuse extraite du travail effectué en 1956 avec son pote Horkheimer pour produire un Nouveau Manifeste [9] : « Si le monde était organisé de telle sorte que tout ce qu’on fait servirait de manière transparente la société en son entier, et que les activités n’ayant aucun sens étaient abandonnées, je serais très heureux de consacrer deux à trois heures par jour à travailler comme liftier. » Moi, aussi.


Pour citer cet article :
Erik Rydberg, « En bathyscaphe dans le capitalisme », Éconosphères, juin 2022 - https://www.econospheres.be/En-bathyscaphe-dans-le-capitalisme


 

Notes

[1Maladie moderne : tentez de trouver un néologisme chez Platon, Rousseau ou Bacon.

[2Ceci évidemment hors tout jugement de valeur sur les comportements induits.

[3Traduit en français aux Prairies ordinaires en 2014

[4Synonyme pour mémoire de « dépossession ».

[5La Samaritaine et les Galaries Lafayette à Paris : 1869 et 1894 respectivement ; le « Grand Bazar » des Galeries Anspach à Bruxelles, 1898, les premiers « super-supermarchés » belges, c’est 1961 (Bruges, Auderghem et Anderlecht).

[6Walter Benjamin, Le Paris du Second Empire chez Charles Baudelaire, 1938, in Charles Baudelaire, Petite Bibliothèque Payot, 1979.

[7Les nostalgiques se laisseront aller à rebalancer sur la platine Plastic Fantastic Lover du Jefferson Airplane, 1967.

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[8Données issues de La production de plastique dans le monde par Tristan Gaudiaut sur https//fr.statista.com et La crise du plastique en dix graphiques dans Les Échos (en ligne) du 4 mars 2020.ir

[9Adorno, Towards a New Manifesto, Verso, 2019.

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