Il y a combien jusqu'au plafond?

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Etre ou ne pas être plafonné, that is ze question. (Croquis: ERy)

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Lecture 9 min.

Ceci n'est pas un jeu bien compliqué: de la boîte à outils, sortir un mètre, puis vérifiez combien de centimètres il y a jusqu'au plafond. À partir du sol, s'entend. Si le résultat est de 240 centimètres, félicitations, vous êtes standard. Bienvenue dans la société sur-administrée

Il arrive, c'est bien connu, que les idées surviennent par hasard. La pomme de Newton, apocryphe ou non, en est bel exemple. Dans mon cas, c'était un lustre, pas apocryphe pour un sou.

Mais je reprends le récit depuis le début. J'étais chez une voisine, momentanément absente, pour nourrir le chat. Il est noir et s'appelle Panthère. Cela n'a rien à voir avec ce qui va suivre. C'est un petit service que j'ai déjà rendu quelques fois à la voisine et je connais donc bien l'agencement des lieux et comment se mouvoir sans dommage pour le brol décoratif ou pour ma propre intégrité physique. C'est ce que je croyais!

Voici le lustre

Remontant de la cave (où Panthère à son bac à caca) et traversant le petit salon, mon crâne se heurta au lustre, une chose assez laide faite de quatre croisillons de fer formant volutes jusqu'aux ampoules. Cela ne m'a pas vraiment fait mal, c'était plutôt du genre rognetudju de rognetudju!

Pour ne rien cacher, c'est par deux fois que cela m'est arrivé. Deux fois rognetudju et, surtout, fâché sur moi-même la seconde fois d'être à ce point oublieux.

Mais c'est alors que s'est produit le déclic. C'est que la hauteur des plafonds est une question que j'ai souvent ruminée, allant jusqu'à estimer que ce problème de civilisation mériterait de faire l'objet d'une commission d'enquête parlementaire ad hoc. Je suis donc retourné chez la voisine muni d'un mètre. Résultat: du sol au plafond, 2,40 mètres. Il n'y a rien d'étonnant cependant dans le fait que, au milieu du petit salon, j'entre désagréablement en collision avec le lustre: la partie inférieure de la ferraille plane en effet sournoisement à la médiocre hauteur de 1,64 mètre.

Comment la voisine se débrouille pour, quotidiennement, faire les génuflexions nécessaires dans la zone périlleuse est un mystère. À l'instar du chat précité, ceci n'a rien à voir avec ce qui va suivre.

Oubliez le foutu lustre. Ce qui doit préoccuper ici est le problème suivant: pourquoi diable la hauteur du plafond est-elle de deux mètres quarante?

Allô, Hercule Poirot?

Vérification est faite chez une jeune mais néanmoins adulte parente qui vit avec son compagnon dans un appartement relativement neuf dans un quartier relativement cossu conçu pour des classes moyennes relativement supérieures. Là, c'est deux mètres cinquante. De ces luxueux centimètres additionnels, on peut sans crainte faire abstraction.

À titre de comparaison et de contraste, la mienne petite maison ouvrière plus que centenaire compte 3,42 mètres au rez-de-chaussée (cuisine et salle à manger) et 3,12 mètres à l'étage (salon et petit bureau). La chambre à coucher a été aménagée au grenier et là c'est tellement bas qu'il faut se plier en deux pour aller au lit, endroit où, certes, la position horizontale est coutumière.

À Paris, où 60% du parc immobilier remontent à l'époque hausmannienne (1853-1870), il est à noter que les standards qui guident les proportions du logement décent sont de 3,20 mètres à l'étage plus "noble" du deuxième, tandis que commerçants et boutiquiers, plus populos, devaient se contenter de 2,60 mètres au premier. La hiérarchie socio-architecturale se traduisait encore par des volumes et des hauteurs de plafond décroissant au fur et à mesure qu'il fallait gravir des marches pour rentrer chez soi. Tout en haut, c'est à l'étriqué: domesticité, artistes crève-la-faim et autres sous-catégories sociales de moindre valeur solvable. On a tous vu ça au cinéma.

Qu'une bonne hauteur de plafond est une plus-value et, partant, un atout de vente, apparaît des annonces immobilières.

Voûte envoûtante

D'un tour sur les sites de quelques promoteurs suédois, il ressort que les adjectifs les plus fréquents en la matière sont "généreuse" (hauteur de plafond), voire "fantastique", "sortant de l'ordinaire", "d'un charme Belle Époque". Cela ne manque pas, parfois, de lyrisme: tel appartement est invité à être perçu "comme joliment volumineux grâce à son hauteur de plafond" tandis que tel autre est vanté comme ayant été construit à une époque "où on ne mégotait pas" sur ladite hauteur. Précisions: la hauteur "généreuse" ci-dessus, c'était 3,80 mètres - à comparer encore avec l'annonce d'un bien de haut "standing" offrant, lui, 5,20 mètres. Oufti! comme on dit à Liège.

Retenons ici que l'élévation de la surface qui surplombe plutôt que plombe le regard vers le haut est, commercialement parlant, considéré comme garante d'une belle profondeur esthétique des volumes du lieu de vie ainsi que d'une ambiance de luminosité attrayante.

On dit parfois d'un malheureux durement frappé par un revers de fortune qu'il est tombé bien bas. On le dit rarement d'un plafond. Et pourtant! Il est tombé bien bas. À un désolant deux mètres cinquante, qu'il est tombé. Ajoutez un horrible lustre à ferraille simili-artisanale, et c'est carrément à hauteur du front que la voûte de l'habitat se transforme en terrain accidenté où s'aventurer à ses risques et dépens.

Vies à normer

La normalisation est passée par là. Noir sur blanc: la norme édicte, en son deuxième titre, quatrième article, premier alinéa: "Dans tout logement situé dans un immeuble neuf, la hauteur sous plafond des locaux habitables est au moins de 2,50 mètres." C'est dans le règlement régional d’urbanisme arrêté par le pouvoir exécutif bruxellois un 21 novembre de l'an 2006. En Wallonie, c'est 2,40 mètres (2,20 pour les pièces de nuit et salles de bain). Pour le logement dit décent, en France, on descend à 2,20 (normes minimales d'habitation). À quelques centimètres près, on dirait qu'ils se sont copiés les uns sur les autres. Résultat: la tête passe juste en dessous du foutu lustre, on aura pas à déplorer des blessés.

Maintenant, il n'est pas nécessaire de surmener le cerveau pour, en vertu du dogme économique régnant (produire un maximum à un coût minimum), en conclure que, dans le business du bâtiment, ce sera 2,40 mètres dans les nouveaux logement, point à la ligne! Si les gens veulent plus, ils n'ont qu'à y mettre le prix.

Voilà qui explique les 2,40 de la voisine, les 2,50 de la jeune parente vivant en couple dans un appartement relativement cossu et, sans doute, les dimensions chiches de la plupart des constructions à rentabilité maximale d'après-guerre en Europe et ailleurs dans les économies dites avancées. C'est grosso modo 2,50 partout. C'est la norme. C'est normé.

Theodor et Ludwig

Et ce n'est pas vraiment pour étonner. Aux normes, à la vie normée, on s'y frotte à tout instant. Il n'est jusqu'au piéton qui doit faire attention de ne pas changer brusquement de file. Et il est bien lointain le temps où on voyageait librement muni d'une simple carte de visite. Et cœtera. Le philosophe allemand Theodor Adorno avait nommé cela la société sur-administrée.

La hauteur de plafond n'en est qu'un indice anecdotique.

Si on se penche sur la littérature qui décore le millimétrage normatif de "l'habitabilité" on s'apercevra qu'autour de l'histoire du plafond bas se trouvent des justifications portant nom d'économie d'énergie et de densité d'habitation, l'une et l'autre "optimisées".

On veut bien. Mais l'esthétique dans tout cela, où est-elle passée? Et l'agréable impression de volumes nappés d'une belle luminosité? Quand Ludwig Wittgenstein en 1928 a aidé sœurette à construire sa maison à Vienne sur la base de ses propres plans, il a, à un moment donné, exigé du personnel de chantier qu'il rehausse le plafond de trois centimètres - et peu importe s'il fallait pour cela détruire un plafond pimpant neuf et recommencer à zéro. Ce qui fut fait. Ainsi agit un esthète.

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Ajouterais-je que, dans mon petit coin perdu, lui-même situé dans le petit cap du continent asiatique, comme définissait Valéry l'Europe, il m'est souvent arrivé de ruminer la question du plafond et de sa hauteur? Ajouterais-je? J'ose. Voici: cette réflexion a porté sur la fait de savoir s'il ne serait pas en vérité ainsi que plus le plafond est bas, plus basse sera la pensée de qui se trouve comprimé en dessous. Et, partant, que rien de grand (mis part se libérer de la cage) ne saurait là éclore. Je file la question à l'écume des jours.

Cette divagation est une version adaptée d'un texte publié le 19 août 2021 sur le "webzine" suédois lindelof.nu, d'esprit voisin d'entreleslignes: http://www.erikrydberg.net/articles/hur-h%C3%B6gt-%C3%A4r-det-till-taket )

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