Le juge

Allo, allo, quelle nouvelle

Par | Penseur libre |
le

© Serge Goldwicht

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Lecture 9 min.

Il est vieux, presque octogénaire et quand il voit ce qu’il voit et qu’il entend ce qu’il entend, il n’est pas triste de quitter ce monde. Bientôt. Très bientôt d’une manière ou d’une autre. Il est juge au Tribunal de première instance de Bruxelles. Son travail est reconnu et célébré dans tout le pays.lI vit avec sa femme depuis trente ans. Ils ont deux enfants. Il est au sommet de sa carrière mais il a perdu confiance et espoir en ce monde qui devient plus inhumain chaque jour. La justice est toute sa vie mais la justice n’est plus de ce monde. Quand viendront les ultimes signes de la vieillesse et du désenchantement, il sait qu’il s’en ira. Il prépare sa sortie depuis longtemps. Un petit calibre avec une crosse de nacre attend sagement sa décision dans le premier tiroir sur la droite de son bureau. C’est fou comme les objets sont obéissants.

Toutes les semaines, il sort faire ses courses dans une galerie marchande près de chez lui. L’entrée est le domaine d’un SDF qui soutire quelques centimes aux consommateurs qui viennent de dépenser plein de fric dans les magasins de la galerie. Notre vieux juge salue toujours l’homme assis sur le sol et comme tous les autres, il se débarrasse de quelques centimes. Aujourd’hui, c’est différent. Le SDF, il le connait, le reconnait. Il s’appelle Henri. Enfants, ils étaient dans la même classe à l’école primaire.

- Henri ! Qu’est-ce que tu fais là ? demande notre vieux juge

- Ben, comme tu vois, j’ai connu quelques difficultés à l’inverse de toi qui est devenu quelqu’un. J’ai suivi ta carrière dans les journaux que les gens lisent et abandonnent derrière eux. Je suis tellement fier de te connaître, toi, un juge célèbre. Enfant, tu étais déjà révolté par l’injustice.

D’habitude, notre vieillard échange quelques mots avec le SDF, lui donne quelques centimes et puis, pénètre dans la galerie pour faire ses courses. Mais la rencontre avec son ancien camarade de classe change la donne. Il s’assied à côté du SDF en lui disant : « Tu vas me raconter tout çà, Henri. A l’école, je me souviens que tu étais un bon élève. Qu’est-ce qui s’est passé ? Tu sais que tu pues ?

- Oui je sais. Désolé mais ma dernière douche remonte à deux semaines. Après mes études à l’Université, je suis entré comme informaticien dans une grosse boîte où je gagnais bien ma vie. Je me suis marié et j’ai eu des enfants. A cinquante ans, j’ai eu des problèmes de santé et ma boîte m’a viré à cause de mes absences répétées. Résultat :des problèmes d’argent. J’ai emprunté et accumulé des dettes. Ensuite, ma femme m’a quitté pour un homme en bonne santé physique et financière. Du coup, elle a vendu notre maison et je me suis retrouvé à la rue.

- Et toi ?

- Tout va bien sauf que je suis vieux et que je trouve le monde de plus en plus haineux, répond le juge.

Le SDF rigole : « La vieillesse, je sais ce que c’est. Je te rappelle que nous avons le même âge.

Notre juge fouille ses poches : Je crois que j’ai quelques billets de cinq euros sur moi. Tu les veux ?

- Oui, même si je n’en aurai pas d’usage dans l’autre monde.

- Quoi ! Quel autre monde ? Tu es malade ? Tu vas mourir ?

- Oui, un jour ou l’autre comme tout le monde mais je veux parler d’un monde que tu ne connais pas.

- Ah bon. Et il est où ?

Henri rigole encore : « Ah, je savais que çà t’intéresserait. Enfant, ce monde ci ne te plaisait déjà pas. Tu te réfugiais dans les livres pour y échapper.

- C’est vrai mais j’aimerais le connaître cet autre monde. A mon âge, j’ai peur de disparaître soudain sans savoir.

- D’accord, dit le SDF, je te servirai de guide. Rendez-vous aujourd’hui dans la station de métro De Brouckère mais, surtout, ne paie pas ton billet.

- D’accord. A quelle heure ?

- Disons 20 heures.

A 20h précises, notre juge arrive devant les portillons de la station De Brouckère. Henri s’y trouve déjà.

- J’espère que tu n’as pas de billet.

- Non, j’ai fait comme tu m’as dit.

- Parfait.

- Tu vois, les gens qui paient leur billet sont happés par un mécanisme qui les dirigera vers les quais où ils prendront une rame pour rentrer chez eux.Ils pensent qu’ils sont libres mais c’est une erreur.Ils sont prisonniers du mécanisme. Nous, nous irons ailleurs.

- On ira nulle part sans billet, déclare notre juge qui n’a jamais fraudé de sa vie.

- Laisse-moi faire, répond Henri qui manœuvre plusieurs portillons en écoutant leur cliquetis. Il ressemble à un voleur qui tend l’oreille au mécanisme d’un coffre-fort. Après quelques essais, il triomphe.

- Viens.

Notre juge suit Henri dans les dédales de la station de métro. Le SDF poursuit un chemin complexe sans aucune hésitation.

Après deux heures de marche, les deux hommes débouchent dans un hangar immense où stationnent des vieux trams. Des rails s’engouffrent dans un tunnel ténébreux et de vieilles publicités s’affichent sur les murs. Des hommes et des enfants sont assis sur les quais. Des SDF à première vue Comme il en a l’habitude, notre vieux juge se dirige vers eux avec l’intention de leur donner quelques pièces mais Henri le retient par le bras : « Non ! Ici l’argent est interdit. On l’a banni parce qu’il est à l’origine de trop de problèmes».

- Mais je t’en ai donné tout à l’heure.

- C’est vrai. Mais je l’utiliserai dans l’ancien monde.

- Devant les deux hommes stationne un tram rempli d’enfants.

- Voici le tram école, dit Henri. Les cours sont toujours donnés par des professeurs étrangers. Des migrants pour la plupart.

- Pourquoi ?

- Parce que les élèves ont plus à apprendre des professeurs qui viennent de loin. C’est évident.

- Comment vous les payez ?

- On ne les paie pas mais le logement dans les trams et la soupe sont gratuits.

- Tu veux de la soupe ?

- Oui, répond le juge qui n’a encore rien avalé depuis ce matin.

Dès la première cuillère, il est conquis.

- Délicieux ! D’où viennent les légumes ?

- Nous possédons un potager communautaire à l’extérieur du hangar, là-bas. Tout le monde y travaille.

- Qui prend les décisions ?

- Personne et tout le monde. Nous n’organisons des élections que pour élire le cuisinier. La période préélectorale est fameuse parce que les candidats nous préparent leur meilleure recette dans l’espoir d’obtenir nos voix, raconte Henri, tout sourire, en se caressant le ventre. Les deux hommes poursuivent la visite.

- Voilà le tram qui accueille les migrants et les SDF.

Ensuite, Henri désigne un autre tram : « C’est dans ce tram que nous abritons les femmes en danger. Il est plein à craquer. Je crois qu’il faudra bientôt leur procurer un nouvel espace ».

Soudain, des policiers pénètrent dans le hangar par le tunnel. Ils sont dix, ils sont cent, ils sont mille. Ils exigent de voir les papiers de tout le monde alors que personne n’en a. Ils passent les menottes à ceux qui ne sont pas en ordre. Une main serre le bras du.juge. C’est Henri qui lui dit : "Suis-moi ! ". Les deux hommes filent le long du quai. Henri emmène le juge jusqu’à un tram vide stationné à l’écart.

- Monte !

Dès que les deux hommes sont à bord, Henri met le contact. Le tram s’ébranle et quitte le hangar malgré les policiers qui s’interposent et tentent de monter à bord

- J’ignorais que tu savais conduire un tram.

- J’ai eu tout le temps d’apprendre et je ne veux surtout pas qu’un juge se retrouve au poste par ma faute.

Le tram file à tout allure par les souterrains de la ville jusqu’à la surface.

Un mois plus tard, l’affaire du hangar de la STIB a été jugé. La plupart des squatters du hangar a été condamné. Il le juge n’a rien pu faire. Il se se sent sale et inutile. Le problème, c’est qu’il rend la justice mais ne fait pas la loi. C’est peut-être le moment de partir. Désespéré, il ouvre le tiroir de son bureau et sort le petit calibre qu’il pose contre sa tempe. Ce serait tellement facile. Bien sûr qu’il créerait de la tristesse chez sa femme et ses gosses mais la tristesse n’est rien à côté de l’absence d’espoir. L’espoir. Celui qui fait vivre. L’espoir…

C’est décidé, le juge range son arme dans le tiroir de droite et annonce qu’il sort faire des courses.

A l’entrée de la galerie, Henri est assis sur sa couverture pourrie.

Il sourit à son visiteur

- Qu’est-ce qui vous arrive Monsieur le juge ?

J’aimerais retrouver l’autre monde.

- Je sais.

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Merci !

-Il y aura de la place pour moi ?

- Je pense bien.

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