Domestiques de tous les pays...

Zeitgeist

Par | Penseur libre |
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Quoi de neuf sur le marché du travail? Rien. Business as usual...

C'est en feuilletant un de mes carnets de notes que je suis tombé sur ça. Un tableau de la répartition sectorielle des forces de travail en Angleterre dans les années 1860. Marx l'avait recopié dans ses propres carnets de notes, puis il l'avait intégré dans Le Capital (voir livre 1er, 4ème section, 15ème chapitre, c'est page 977 dans l'édition de la Pléiade, 1er tome) et puis moi, comme saisi par l'ubiquité du Verbe, je l'ai recopié comme signalé plus haut et maintenant retapé sur écran.

Statistique de damnés

C'est un tableau fichtrement intéressant (voir photo). À l'époque, l'Angleterre ne comptait que 8 millions d'habitants et, sur ces 8 millions, une personne sur deux environ était occupée à un travail subordonné au capital (au bon vouloir d'un patron, si on préfère). Occupé à faire quoi? À la grosse louche, une moitié, presque (40,6%), était à la campagne, dans l'agriculture, le "secteur primaire" dans la classification de la comptabilité nationale (comprenant également les activités minières, pour mémoire; on va faire abstraction de cela ici). Pas de quoi fouetter un chat. Tout le monde sait que du temps d'arrière-pépé, l'agriculture représentait la colonne vertébrale de l'économie. En emplois, ça ne pèse plus que 1,6% en Belgique.

Laissons dès lors tomber les bouseux pour jeter un coup d'œil aux gueules cassées de la Révolution industrielle, fumeurs passifs des miasmes d'usine, vieillis avant l'heure, le dos fichu, les mains noircies de cambouis avec l'un ou l'autre doigt en moins, bref, la classe ouvrière. Dans le tableau, ils sont à peine plus nombreux (un peu plus d'un million et demi) que leurs copains restés à la campagne (un gros million).

Récapitulons. À la campagne, ils sont quelque 1,1 million qui n'ont pas encore été contraints d'abandonner leurs villages pour se rendre à la grande ville vendre leurs biceps en rejoignant les quelque 1,6 million de leur infortunés camarades qui ont pris le chemin de l'exode, mouvement irrésistible on l'a vu avec les chiffres belges de 2011 où ils ne sont plus que 1,6% (73.000 sur un total d'environ 4,5 millions de travailleurs)1. On assiste, pour la petite (?) histoire à une même décrue dans le secteur de l'industrie: au temps de Marx, en Angleterre, année 1860, les métallos représentaient encore 24,7% des travailleurs "industriels" (mines incluses) alors que, dans la Belgique de 2011, c'est l'ensemble du secteur industriel (dit "secondaire") qui ne pèse plus qu'un petit 13% dans le total - le "tertiaire" des services absorbant 8 travailleurs sur dix (79,6%), conséquyence d'un exode du troisième type, si on veut.

Le pourboire est compris

Mais ce qui retient l'attention dans le tableau de Marx est ailleurs et ne manque pas de fasciner. Aux travailleurs des champs & étables, aux travailleurs des mines & manufactures vient en effet ici s'ajouter la "classe domestique" - et ils étaient, à l'époque, quelque un million deux cent mille (1.208.648 pour reprendre le chiffre méticuleux du tableau), à cirer les chaussures de monsieur, servir le thé à madame, épousseter la faïence ancestrale, récurer, poncer et astiquer à quatre pattes les parquets et parfois se faire engrosser dans un placard.

Les chiffres, c'est rasoir, mais quand même! Sur une population de huit millions, cela fait plus d'un individu sur huit qui avait statut de domestique (15% pour être précis). Sur l'ensemble des travailleurs occupés, les domestiques représentent 31%, une personne sur trois! (Chose assez courante au 19ème, nota bene, la correspondance de George Sand et de Gustave Flaubert, par exemple, apprend qu'ils en avaient tous deux un, et ils ne croulaient pas sous des revenus à en jeter par la fenêtre, surtout Flaubert, plutôt gêné par les fins de mois.)

Au-delà de l'anecodte en note de bas de page, ça dit quoi? D'abord, peut-être, que les apparences sont par définition trompeuses. Mis à par les ambassades et les super-riches, les employeurs de domestiques se sont fait aussi rares que les patrons de grosses exploitations agricoles, certes. Mais le "job", avec sa stratigraphie sociale, demeure toujours très répandu. Qu'on pense aux petites mains des titres-services (domesticité "délocalisée"). Dans une note de 2013, Philippe Defeyt, déjà cité, rappelle qu'on comptait en 2012 "environ 116.500 emplois en titres-services" et que "dans le secteur privé, l’activité des titres-services a contribué à concurrence de 44% des créations nettes d’emplois entre 2004 et 2012"2. On voit d'ici le conseil paternel appelé à devenir un classique: l'avenir, fiston, fifille, il est dans la domesticité. Bon dodo.

À ces domestiques-là, il conviendrait d'ajouter un paquet d'autres. Les livreurs à vélo et les taxis clandestins opérant, surexploités, sous plateformes lucratives étatsuniennes (cochers "délocalisés"). Voire aussi les travailleurs de la petite enfance ("nounous délocalisées"). Voire encore - mais où arrêter le travail statistique pour mettre à jour le tableau de Marx?3 - les travailleurs de la bouffe préfabriquée, du nettoyage (linge, bagnole) ou du parascolaire, ressortant auparavant aux menus travaux domestiques, volontiers confié à Albert, Gaston ou Olga? Domestiques de tous les pays, unissez-vous?

Ça rappelle quelque chose? La dernière ligne du Manifeste de Marx, comme de juste. Et à y regarder de plus près, on peut aussi en tirer une sorte de leçon. Car si Marx a eu l'effronterie audacieuse d'en appeler à l'union organisationnelle de tous les travailleurs et travailleuses du monde en 1848, alors que, devant son nez ou presque, quasi un tiers de ce prolétariat se trouvait "fragmenté" en autant de foyers bourgeois en livrée de domestique, bon ben, alors, hein, la situation actuelle ne semble pas totalement désespérée avec sa dispersion infinie de précaires en contrats courts & Cie. Hein, quand on y pense?

1 Voir l'instructif site de Philippe Defeyt/Institut du développement durable, http://www.iddweb.be/ : taper Emploi et lire la note "Quelques évolutions en matière d'emploi : 2005-2011" (août 2011).

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2 Taper comme ci dessus "Emploi" dans le site précité pour accéder à la note "L’emploi en titres-services : mise en perspective et mises au point" (12 mars 2013).

3 Tableau dont le commentaire ne manque pas d'être éclairant: dans les fabriques textile, seuls 27% de seqxe masculin au-dessus de 13 ans; parmi les métallos, seul un petit 8% de femmes; et parmi les domestiques, 88% de femmes; Marx ajoutant: "Les jeunes filles de service engagées dans la petite classe moyenne s'appellent à Londres du nom caractéristique de slaveys [petites esclaves]."

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