Ma classe et le rêve numérique

L’avenir de l’école

Par | Penseur libre |
le

Photo © Laurent Berger

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Je communique, j'adore! Je suis in! Dans le coup! Formidable, je rêve!

Bon, je suis sur Teams, disponible, j’ai adapté ma photo de profil, je suis un professeur moderne, flexible. Une élève me propose un roman qu’elle veut lire, j’accepte son choix, j’appuie son initiative. Je mets aussi mes documents disponibles dans les équipes Teams. Le cadre légal est flou. D’un côté, on m’encourage à mettre mes cours en virtuel, mais hors de question de communiquer des exercices de rattrapage car tous les élèves n’ont pas de connexion à domicile. Certes, je n’ai pas d’élèves amis sur Facebook ! Cependant, j’accepte les invitations de mes anciens adolescents que j’ai tenté de rendre amoureux des livres.

Je communique, j’innove, j’écoute aussi les interventions de mes collègues connectés, je dirais plutôt hyper connectés de manière permanente ! En se rendant à l’école, Julie reçoit un message sur WhatsApp qui lui signifie que l’horaire qu’elle a confectionné pour son fils ne lui convient pas, que le professeur de néerlandais donne aussi anglais, que son fils aimerait avoir un autre professeur. Le Directeur, lui, est sollicité par de nombreux courriels de parents mécontents, souvent une fois ceux-ci convoqués, ne savent plus très bien ni de quoi ou ni pourquoi ils se sont plaints. Plus sérieux, dans une autre école, des élèves ont pénétré le facebook d'un professeur pour ruiner sa réputation en publiant des choses louches sur son mur, on lui a demandé de laisser passer la chose, de ne pas porter plainte! 

Il est temps que je m’inscrive à une formation imposée, moi le vétéran de l’enseignement qui compte 33 ans d’ancienneté, je voudrais une statue au milieu de la cour de récréation à ma mort, je lèguerai à l’école tous mes livres, toutes mes copies corrigées, je laisserai derrière moi le beau désordre de mon bureau. Pour m’inscrire, je dois me connecter sur un portail qui connait des bugs informatifs. Nous serons répartis dans plusieurs écoles bruxelloises selon nos disciplines respectives. Je dois avouer que plus je vieillis, plus j’aime être dans ma classe et le reste m’insupporte de plus en plus en ce qui concerne obligations professionnelles.

Je suis un homme heureux quand je m'exprime in situ et in vivo avec des êtres humains. Celui qui est pédagogue est auprès des jeunes et non loin d’eux sur un ordinateur, l’enseignement à distance me semble une contradiction, car je m’approche des élèves, je ne mets pas une distance artificielle ente eux et moi. Je suis à leur côté, auprès d’eux, j’ai besoin de les regarder, d’être attentif à leurs yeux, à leurs gestes, à leurs réactions. Le contact humain est irremplaçable. J'aime l'énergie de la classe, son ambiance, elle est un sanctuaire, une ode à l'apprentissage de notre humanité. 

Vivrons-nous dans un monde où nous serons plus en contact avec les gens loin de nous qu'avec les proches qui nous entourent ? Est-ce que les jeunes défavorisés à qui on propose des écrans, des tablettes, des portables, toucheront encore un livre, joueront d’un instrument de musique réel. Comme cet élève qui répond à son professeur de musique que les instruments sont dépassés par les ordinateurs !

Tenir une guitare en main, voir une peinture dans un musée, sentir l’odeur d’une scène de théâtre, entendre les comédiens, serrer la main d’un collègue, partager un repas ensemble. Ces petites choses de la vie, imprimer une photo, comparer des tirages, voir, toucher, ressentir. Mais la vie est envahie par les écrans, les applications, l’illusion de la communication, l’illusion du réseau social.

Bon, je me ressaisis, je vais produire des messages virtuels, je devrais produire des petites vidéos efficaces pour rendre la littérature et la philosophie plus agréables pour mes loulous, elles ne devront pas être longues, les plus courtes possibles, être ou ne pas être telle est la question ! Je devrais choisir évidemment une application à la mode comme le font les hommes politiques. J’investis dans du bon matériel dernier cri, je suis souriant, j’aurai plein de succès, une vraie cure de jouvence ! C’est décidé je reste à la maison ! Plus besoin de me rendre en classe ! Je vais planifier ma fin de carrière, il ne faut pas que je me complique la vie !

Attention, première vidéo, apparition d’un nouveau professeur flambant neuf ! Je dois plaire à mon administration, je dois donner une bonne image ! Je ne sais pas si on va me payer mes frais d’électricité et de chauffage, mais cela en vaut la peine ! Je porterai une tenue jeune, une coiffure branchée, j'adopterai le ton de l'époque, je la ferai démago amusant, plaisant! J'aurai un fan club, plein de like, de commentaires positifs! 

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Quel beau rêve ! Je suis fou de joie ! Mais non, ma classe m’attend demain matin, elle est mon lieu préféré, elle est mon espace sacré, elle est mon temple, rien ne peut la remplacer, elle est le lieu du commun, de la solidarité, du partage, de la connivence, du contact entre les générations, le lieu de l’argumentation, de la nuance, de l’échange.

Non, je ne gère pas, je n’administre pas, je ne pilote pas, je ne communique pas, car je suis un passeur, j’espère être un éveilleur sans écran interposé.

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