Le Joris-Karl Houellebecq nouveau est arrivé

L'as-tu lu,lulu?

Par | Journaliste |
le

Joris-Karl Huysmans (1848-1907) et Michel Houellebecq Photos © DR

commentaires 0 Partager
Lecture 6 min.

La parution de Soumission de Michel Houellebecq début 2015 donna un coup de projecteur inattendu sur un auteur quasiment oublié du XIXème siècle, le dénommé Joris-Karl Huysmans (1848-1907), qui érigea en son temps le réalisme social de son ami Zola et le pessimisme viscéral de son contemporain Schopenhauer au rang de chef d’œuvre littéraire de la misanthropie moderne.

Le héros de Soumission, un certain François, est effectivement professeur à la Sorbonne, spécialiste dudit Huysmans ; au fil des chapitres (et des dîners qui y sont mis en scène), ce personnage séduit ses conquêtes en leur parlant de cet écrivain contemporain de Proust, et nous emporte très rapidement dans l’envie de découvrir cet auteur et d’en lire ensuite davantage.

Plus on lit Huysmans, plus on acquiert l’intuition qu’en lui consacrant le sujet d’un de ses livres, Michel Houellebecq a voulu rendre un hommage discret à son maître à penser ès misanthropie, Joris-Karl Huysmans, dont il partage le sentiment. Ces deux œuvres, à un gros siècle d’écart, se faisant donc écho l’une de l’autre.

Cette intuition se transforme en conviction, une fois la lecture de l’œuvre complète d’Huysmans achevée. Pour faire court, l’œuvre d’Huysmans se divise en quatre parties, dont les différents narrateurs ne sont que l’auteur lui-même (tiens, tiens…).

Il y a tout d’abord toute la partie du naturalisme social (l’auteur ne s’est pas encore affranchi de l’influence de son maître et ami Zola), qui se résume en gros aux histoires de filles vénales, de cocottes, de femmes de ménage carotteuses et fouille-tiroirs, mais aussi au mal-manger de ce Paris sans frigos de la 2ème moitié du XIXème siècle, où les sauces arrache-gueule Gribiche, Sambal, Mornay et autres tentent de masquer, sans convaincre grand monde, le goût prononcé des viandes avariées que l’on sert partout.

Il y a ensuite Á Rebours, le chef d’œuvre acclamé, où l’écrivain devient le principal représentant de l’esthétique fin de siècle et se voit considérer avec ce livre comme le père du symbolisme moderne.

S’ensuit une quadrilogie de conversion (Là-bas, En Route, La Cathédrale, L’Oblat), qui se lit comme un thriller, dans laquelle l’auteur - qui invente ce qu’il nomme le naturalisme spiritualiste - nous embarque, à travers des milliers de pages, dans le récit très érudit de sa conversion au mysticisme chrétien. Même si l’érudition est parfois pesante - il arrive au plomb des vitraux de tomber sur certaines parties de l’ouvrage - la lecture n’en est pas moins passionnante.

La 4ème partie de l’oeuvre d’Huysmans réside dans ses nombreuses critiques d’art, entamées en 1876, où il prend la tête d’un courant qui défend l’impressionnisme; sa conversion l’amène aussi, en fin de vie, à rédiger de nombreux articles sur l’art religieux.

Aussi, quel plaisir de retrouver en lisant anéantir (le tout juste paru dernier roman de Houellebecq) l’écho de ce désespoir partagé, alimentant tous les cynismes…

Sur le livre anéantir, peu à dire, à part que c’est un excellent cru de politique-fiction, se déroulant en 2027 en France à la veille d’une élection présidentielle et mettant en scène Paul Raison, conseiller écouté du ministre des finances, servant depuis des décennies un système politique dans lequel il ne croit absolument plus et dont il redoute l’effondrement imminent.

Là où Huysmans (l’homme des adjectifs médités) se souvient d'une gare où l’on sert à son personnage un « fromage désolant », Houellebecq nous propose en clin d’oeil un « camembert plâtreux » et un « gouda huileux » ;

Là où Huysmans décrit « …des mioches roulant avec fracas des chaises pendant l’après-midi et hurlant, sans qu’on se résolve à les étrangler… », Houellebecq se vautre en renchérissant « …et pour les nihilistes, il était nécessaire, à un moment donné, de commettre des actes réellement choquants, suscitant une réprobation unanime - comme par exemple des assassinats d’enfants - afin de séparer les militants authentiques des simples sympathisants…» ;

Là où Huysmans convainc Melle de Garambois, sa sœur Oblate de Ligugé, « d’abandonner toute rationalité au profit de la spiritualité », Houellebecq pontifie à propos de sa nièce de 20 ans Anne-Lise (dont il vient de découvrir qu’elle était prostituée, en se faisant sucer par elle dans un appartement sombre avant de la reconnaître ; tant qu’à se vautrer dans l’ignoble, Houellebecq s’y vautre toujours à fond…) : « …cette jeune fille conduisait sa vie avec une intelligence et une rationalité remarquables. Il ne pensait pas qu’à long terme la rationalité soit compatible avec le bonheur, il était à peu près certain qu’elle conduisait dans tous les cas à un complet désespoir; mais Anne-Lise était encore loin de l’âge où la vie l’obligerait à faire un choix, et à prononcer, si elle en était encore capable, ses adieux à la raison… » ;

Là où Huysmans évoque « cette vie moderne atroce », où les enfants « feront comme leurs pères et comme leurs mères ; ils s’empliront les tripes et ils se vidangeront l’âme par le bas-ventre ! », Houellebecq renchérit par un non moins joyeux : «…ce à quoi elle croyait aussi, sans la moindre hésitation, c’était à la réincarnation. Ça restait bizarre, aux yeux de Paul, c’était un peu comme si on avait abdiqué tout espoir pour l’incarnation en cours, et qu’on demandait une deuxième chance, une deuxième donne. Une seule lui paraissait pourtant largement suffisante pour se faire une opinion sur la vie…».

Il semble que vous appréciez cet article

Notre site est gratuit, mais coûte de l’argent. Aidez-nous à maintenir notre indépendance avec un micropaiement.

Merci !

On l’aura compris, toute l’œuvre de Michel Houellebecq peut être relue à la lumière de celle de Joris-Karl Huysmans ; loin d’être similaires, ces deux œuvres, l’une chrétienne, l’autre agnostique, se font par contre constamment écho, à une fin de siècle d’intervalle, en ce qu’elles participent d’un même sentiment : une méfiance jouissive et impitoyable par rapport à la nature humaine. Le désespoir irrémédiable qui en découle inondant, dès lors, leurs lignes.

Marc LERCHS

commentaires 0 Partager

Inscrivez-vous à notre infolettre pour rester informé.

Chaque samedi le meilleur de la semaine.

/ Du même auteur /

Toutes les billets

/ Commentaires /

Avant de commencer…

Bienvenue dans l'espace de discussion qu'Entreleslignes met à disposition.

Nous favorisons le débat ouvert et respectueux. Les contributions doivent respecter les limites de la liberté d'expression, sous peine de non-publication. Les propos tenus peuvent engager juridiquement. 

Pour en savoir plus, cliquez ici.

Cet espace nécessite de s’identifier

Créer votre compte J’ai déjà un compte