En suivant René à travers les Marolles

Chemins de traverse

Par | Journaliste |
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René Liégois, via la rampe du Palais de Justice, revient à son quartier des Marolles Photos © Jean-Frédéric Hanssens

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Lecture 10 min.

ETINCELLES.Les yeux de René lancent des étincelles. Ce « ketje » des Marolles, Bruxellois né à l’hôpital Saint-Pierre en 1936, se nomme Liégois. Distraction d’un employé d’état-civil qui a oublié un « e» à la charnière des syllabes? Il pratique l’humour des Marolliens typique d’un esprit frondeur. Instituteur de formation, attaché au travail de groupe pour l’éveil au monde, il enseigne le tai chi chuan. Cet art martial - méditation en mouvement -, il le pratique comme il respire, en marche à travers le quartier de son enfance. René nous attend au pied de l’ascenseur monumental du Palais de Justice. La balade démarre des trois majestueuses rampes du Palais vers la rue Montserrat et se prolonge en arc de cercle pour descendre place du Jeu de Balle. Là, au Mouton Bleu, en buvant une Blanche, René remet des couleurs sur des images vivaces. Dont celles qui suivent …

DERIVE. Sous le soleil qui lustre les toits au loin, place Polaert la grande roue tourne avec ses passagers. Les gens découvrent le panorama de Bruxelles avec les Marolles en contrebas. Le vieux quartier populaire se transforme. Des pans entiers du décor ont été démolis. Des logements publics ont été construits. Demeure ce mélange de gens aux trajectoires variées. Naguère les Marolles étaient habitées par des ouvriers, des chiffonniers et des artisans. Aujourd’hui le public parcourt les échoppes du marché du Jeu de Balle, découvre les antiquaires, les brocanteurs, les galeries d’art, s’installe dans les restaurants et bars, entre Gare du Midi et Grand-Place. Sur la rampe supérieure qui monte vers le Palais, cet été encore la plage des Marolles fait rêver d’horizons lointains, avec ses tentes, sa scène et ses tables de jardin. Un gosse file sur un skate-board. Des voyageurs prennent des photos avec leur GSM.

LE MUR D’ESCALADE DU PALAIS. René lève les yeux vers la paroi du Palais de Justice et se revoit en train de courir sur les murs. Il se méfiait de l’escalade menant vers les balcons et hautes fenêtres d’où les copains parfois assistaient en catimini et de très loin à des moments d’audiences. En hiver, sur les trois rampes géantes couvertes de neige, ils dévalaient dans des bacs de gueuze provenant du café de son grand-père. Mieux valait être en bas qu’en haut! Diable, c’est que l’ancien nom de ce sommet de la vallée de la Senne, c’était le Galgenberg, le mont des Pendus. Un terrain d’aventure dont René connaît tous les reliefs. Il parle de Jacky, le chef de la bande de la rue Montserrat. Un gars costaud qui avait le sens de la justice. Ils affrontaient la bande de la rue de la Samaritaine. Les rampes étaient des montagnes un peu mythiques pour eux tous.

AU CAFE DU COQ. Tournant le dos au Palais René marche en direction de Saint-Pierre. S’arrête à l’angle de la rue Montserrat et de la rue du Prêtre. Ici, au 32, se trouvait le café du Coq, le bistrot de ses grands-parents maternels, Jean et Antoinette ou « Netke ». Toute la famille vivait dans l’immeuble contigu, au 30. « Mes parents avaient deux pièces au 2e étage et je dormais dans une mansarde, au 4e, sous le toit ». Il aura beaucoup appris du monde dans le prisme du café. Du jazz passait sur le tourne-disque. On écoutait la radio avec ses chansons et ses nouvelles. Les chiffonniers louaient au petit matin une charrette à bras chez « Binette », à la rue de la Prévoyance. Puis partaient à travers la ville pour revenir chargés d’objets mis au rebut. « Mon grand-père allumait parfois le poêle au charbon avec de vieux bouquins. J’ai toujours gardé un ouvrage de Voltaire, avec une belle reliure ». Au Coq, la bière était généreuse. Les chiffonniers jouaient aux cartes et au billard, pratiquaient un humour caustique et bienveillant, refaisaient le monde à leur manière. Avec leur solidarité comme recours à la pauvreté. Du perchoir de sa mansarde, le ketje René voyait l’hôpital et la section des maladies infectieuses était un peu effrayante.

INSTITUTEUR. Dans la rue les enfants jouaient au football. Ils parlaient le Bruxellois des Marolles. René, lui, savait aussi causer comme un titi parisien. Sa grand-mère paternelle était de Paris. Des Buttes-Chaumont, dans le 19e. Il allait en vacances chez la tante Denise. Elle lui montrait la ville-lumière et il avait l’impression de parcourir un livre d’histoire. Denise aimait les livres et René prit goût à la lecture. A l’école du "7" rue Haute, ils apprenaient le français. L’instituteur connaissait Célestin Freinet et sa méthode. « Nous travaillions déjà en groupe » réfléchit tout haut René. Plus tard il ira à l’école normale Charles Buls puis sera instituteur à Forest. D’abord à la rue de Hal. Ensuite pendant quelques années, en tant qu’inspecteur adjoint il voyagera et découvrira avec ses acteurs une manière d’enseigner fondée sur la communication, l’observation et le travail en groupe. (pour mémoire, Gabrielle Lefèvre a consacré, le 25 novembre 2016, sa chronique d'ELL au travail pédagogique de René). Devenu directeur de l’école des Bruyères, à Forest, et par la suite aux Sept Bonniers, il approfondira cette approche. Expliquer le monde au départ de la vie de tous les jours, ainsi pendant notre balade…

ERNEST N’EST JAMAIS REVENU. René hésite un court instant avant d’évoquer la guerre 40-45. Elle fit irruption dans son enfance et dans la vie des gens du café du Coq quand, serrés derrière les volets, passa le charroi de l’armée allemande par la rue Montserrat. Des jeunes gens qui se cachaient pour éviter le service du travail obligatoire furent recherchés par l’occupant. Un matin, des soldats surgirent dans le café. Le grand-père faisait de la résistance. Un soldat monta au 4e où René dormait. Le soldat a quasi défoncé la porte. Le gamin avait peur d’être emporté. Sa maman est venue et a crié qu’il n’y avait là qu’un môme effrayé. Récemment, en regardant un film à la télé, René s’est mis à sangloter. Une scène semblable à celle de son enfance, avec un soldat qui frappait dans une porte, l’avait ramené en arrière. La peur enfouie était revenue en boomerang. René n’a pas oublié son copain d’école Ernest Sendler. Il habitait au 4e étage avec ses parents. Ils étaient juifs et avaient fui la Pologne. Vint ce jour terrible où des soldats allemands sont venus chercher Ernest à l’école de la rue Haute. L’instituteur ne voulait pas le laisser partir. Ernest n’est pas revenu et ses parents non plus.

UN SENS DE LA JUSTICE. Ces années d’enfance ont façonné la personnalité de René. D’où ce sens aigu de la justice. De l’attention à l’autre. Du soutien au plus faible. A la fin de la guerre, après la libération, les Allemands ont brûlé des papiers dans le hall du Palais de Justice. Le dôme doré s’est écroulé. Les Marolliens ont emporté ce que les occupants avaient laissé. Quand il était petit, René aimait suivre le ballet de l’allumeur de réverbères. Une lanterne au gaz se trouvait pile entre le café du Coq et le café Katche ou Catche. Qui est devenu un restaurant, le Stekerlapatte. Bien connu des gens de la justice et des amateurs de cuisine bruxelloise. Le grand-père s’est éteint à Saint-Pierre après un grave malaise et le café du Coq s’est refermé sur un coin de la mémoire du « coin perdu ». Le grand-père avait arrêté de boire depuis longtemps. Il savait que l’excès d’alcool fait du mal. Le gamin a retenu cette leçon-là aussi. Celle du sens des limites.

ETAT D’ESPRIT. La rue des Abricotiers est perpendiculaire à la rue Montserrat. Tout au fond de cette voie étroite, Toots Thielemans a vécu quelques années dans une des petites maisons détruites depuis belle lurette. René écoute sa musique. La haute poésie de l’harmonica.

Plus loin, par le porche d’un bloc d’immeubles sociaux, s’ouvre un espace de jeux pour les gosses, avec une balançoire, des bancs, une pelouse et une structure où s’accrocher comme des oiseaux. René n’est jamais entré dans cet endroit un peu en marge. Il passait dans la rue pour aller voir les boxeurs à la foire du Midi. Au café du Coq, tout le monde écouta à la radio le grand match où s’est illustré le Marollien Fernand Vanouche. C’est lui qui plus tard annoncerait les boxeurs sur le ring de la baraque de la foire où les mômes admiraient celui qui, issu de la foule, relevait le défi. L’amateur c’était Ferdinand! Ce client du café n’avait pas froid aux yeux.

Alors, de retour en 2022, René regarde dans la direction de la piscine, de l’autre côté du Jeu de Balle. Elle sera bientôt en travaux. Après ses vacances à la mer, en 1947, René est allé nager dans ce bâtiment style Paquebot, classé depuis 1953. Comme toutes les personnes qui y alignent les loneurs, il aime l'atmosphère de ce bassin au charme discret. 

L’architecte chargé de rénover le lieu en respectera-t-il l’esprit ? René veut y croire. Il a cette manière d’aller de l’avant sans rien oublier, entier dans la joie du moment. Avec le regard ébloui du gosse qui a grandi dans le petit théâtre du café du Coq, au mitan des Marolles et de leur humanité. Tout un esprit que l’on sent battre, tel un cœur.

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