Du choix en politique, l'opinion d'un insoumis

Poing de vue

Par | Journaliste |
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Graffiti à la craie sur le sol d'un centre culturel. Photo © Jean Rebuffat

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Lecture 27 min.

Boussingault, poète ardennais et ancien journaliste, se fait le héraut de l'explication de ce qui empêche Jean-Luc Mélenchon de donner une consigne de vote pour le second tour de la présidentielle française. Deux raisons sont évoquées: la première tient à la nature même du projet insoumis, la seconde aux effets de l'exaspération populaire face au discours dominant.

Préambule

Je n'ai pas l'habitude de dévoiler mes opinions sur la scène publique: à bien des égards, je trouve que c'est une des manifestations les plus déplaisantes de la vanité humaine. J'ai souvent constaté que l'éloquence et l'instruction plaçaient ceux qui avaient la chance d'en bénéficier dans une posture de supériorité, ce qui n'est pas compatible avec les idées que je me fais de l'égalité entre les hommes et l'honnêteté intellectuelle... Tout homme sensé devrait avoir pour règle morale d'éviter d'imposer son point de vue à qui que ce soit et de ne mépriser aucune opinion, même si certaines le débectent.

Je suis donc d'ordinaire assez réticent à inclure mon discours dans un projet politique conventionnel. Je préfère agir au quotidien, dans une logique d'éducation permanente et d'action directe, où le moindre geste prend un connotation politique. Quant à ce que j'écris, je le garde d'ordinaire pour moi.

Cependant les propos de Jean Rebuffat m'ont navré à un point tel que je me sens obligé de lui répondre. Qu'on me pardonne cet écart à ma discrétion habituelle: bien que nous ne soyons pas de la même tendance politique, il me semble sincère dans son propos, aussi voudrais-je lui éviter de tomber à son tour dans le piège de la pensée totalitaire. Je m'étonne en effet que M. Rebuffat soit à ce point aveugle au danger qui consiste à stigmatiser l'attitude que M. Jean-Luc Mélenchon a adoptée face au front républicain... Contrairement à lui, je pense en effet que les appels au front républicains sont franchement contre-productifs dans l'optique d'éviter que Mme Le Pen arrive au pouvoir (la chose nous révulsant tous les deux pareillement).

Ceci pour deux raisons différentes. La première tient à la nature même du projet insoumis, la seconde aux effets de l'exaspération populaire face au discours dominant.

Attention: j'avertis ici le lecteur que je vais être long! Il ne devra pas non plus me faire reproche d'émettre un avis différent de la pensée dominante. Mon but n'est pas de le convaincre, mais de lui présenter un point de vue complémentaire au sien. Ceci pour lui éviter des désillusions. S'il ne veut rien entendre, qu'il passe son chemin: après tout, il a peut-être bien raison et il y a sans doute un bon programme à la télé.

Mélenchon, de la repentance à la renaissance

Voyons donc ce qui empêche M. Mélenchon de donner une consigne de vote... et examinons sa trajectoire pour le comprendre (avec le risque que cela suppose de se tromper du tout au tout). M. Mélenchon a fait une excellente campagne. C'est un politicien hors-pair et un orateur de première force. Ceci n'est pas lié à la pertinence de ses idées mais à ses talents politiques. M.Mélenchon fait naturellement de la politique, comme Charles Trenet des chansons et le pommier des pommes. Né avec une cuillère en argent en bouche, il eût été probablement excellent en républicain provincial réactionnaire, avec un costume à quinze mille balles... Mais voilà, les hasards de l'existence l'ont fait naître à Tanger, dans une famille de la petite bourgeoisie imprégnée des valeurs progressistes de la République, c'est donc tout naturellement qu'il s'est tourné vers l'utopie gauchiste (je dis bien utopie, nous y reviendrons). Brillant, ambitieux, le jeune Jean-Luc est attiré par le pouvoir comme une mouche par le miel, il rallie donc le Parti Socialiste, lassé de barboter depuis quelques années dans le combat de terrain et les stériles querelles doctrinaires léninistes qui ont suivi l'explosion soixante-huitarde. Une bonne raison motive son combat: il veut changer le monde. Encarté dans le grand mouvement de refondation de la gauche, le petit Jean-Luc, assoiffé de savoir, ne tarde pas à se faire remarquer pour ses talents oratoires, ce qui suscite la jalousie des médiocres et l'intérêt de son mentor, François Mitterrand – qui a besoin d'un chauffeur de salle. Jean-Luc a déjà un très solide bagage intellectuel mais il ne chôme pas pour autant – le talent n'étant rien sans le travail –, il potasse Jaurès, Clemenceau, Mendès-France, les grandes figures. Un parcours résolument dans la ligne, jalonné par une admiration sans borne pour ce séducteur impénitent qu'est Mitterrand. Mais à la différence de ce dernier, Jean-Luc est encore un petit cœur de beurre, il n'a rien de florentin. C'est un colérique intègre, qui se fait une haute estime de la fidélité aux hommes et aux idées, il est également hanté par l'idée du bonheur, qui range toujours ceux qui la poursuivent dans la catégorie des anticonformistes. C'est pourquoi, des fois, il doute un peu quand même. Alors il interroge son maître, celui-ci le regarde avec un sourire attendri: comme il est naïf, comme il est touchant! Et Mitterrand le calme, lui explique l'intérêt des petites trahisons, des enfumages, lui dévoile son machiavélisme, le tout en saupoudrant son discours d'imparfaits du subjonctif. Jean-Luc est soufflé par tant d'intelligence et de culture. Un lien indéfectible se noue, qui tient du rapport du père au fils, avec ce que cela suppose de manipulation paternelle. Ce qui fait que Jean-Luc ne se contente pas d'avaler les couleuvres: il aide à la préparation du plat.

Puis un jour, Mitterrand finit de mourir. Laissant en héritage un parti socialiste instrumentalisé, déboussolé, transformé en un instrument de pouvoir, hanté par l'idée du réalisme depuis la volte-face idéologique de 1983. Les coups fourrés se succèdent au cours d'une sanglante guerre de succession, de laquelle le naïf Jean-Luc ressort aussi lacéré qu'amer, avec un radicalisme politique régénéré par sa disgrâce. On le garde quand même, il sert de caution à un parti qui perd son âme. Il chauffe toujours la salle, explique la ligne, justifie les contorsions. Il tente l'un ou l'autre pari, des coups de force qu'il perd de justesse parfois. Il est chaque jour plus marginalisé. En récompense de sa loyauté sans faille, on lui donne un petit ministère, où il excelle: en vain, sa ligne politique est dépassée. Entendant ses confrères, il mange sa cravate, éprouve l'amertume de la trahison, conçoit sa vengeance. Il reste à gauche au moment où le PS finit de passer au centre – ces traîtres-là le paieront un jour, pense-t-il, mais comment?

Le Mur de Berlin est tombé de longue date, disqualifiant pour un temps la gauche historique. L'utopie est morte, ringardisée. C'est l'heure de la gauche molle, résumée précédemment dans la fameuse phrase de Rocard («La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde mais elle doit en prendre sa part»), qui théorise l'abandon des valeurs sur l'autel du réalisme. C'est l'heure du libéralisme triomphant, qui se change bientôt en ultra-capitalisme. Jean-Luc est maintenant seul. Il écoute Jean Ferrat, il regarde les gens passer dans la rue. La vue est floue, il pleut sur les fenêtres. Jean-Luc se repent, pense aux années passées, à cet espoir qui lui tenait au corps. Du soleil, vite, de l'utopie! Il faut redonner du sens à son action.

Or il se trouve qu'à ce moment-là, une gauche alternative est en train d'émerger, débarrassée des vieilles grilles de lecture marxistes. Il assiste émerveillé à la renaissance de la Première Internationale, d'inspiration anarchiste, qui est toujours restée, en dépit des images d'Épinal cubaines, le mouvement contestataire majoritaire aux Amériques. Jean-Luc a beaucoup lu, beaucoup travaillé, beaucoup voyagé. Il lit encore plus. Il se souvient que ce mouvement est la matrice des idées progressistes, il redécouvre la Commune, le radicalisme, la Révolution mexicaine, Makhno, la Guerre d'Espagne. Cela lui va très bien: dans ses premières années d'action politique, il a vécu à Besançon, où la Fédération Jurassienne animée par Bakounine et Reclus ont laissé un souvenir ému et des coopératives fromagères. «J'ai trouvé, pense notre Jean-Luc, une idée qui me permet de concilier tous mes paradoxes et de donner un sens à mon parcours! Les sociaux-démocrates vont voir ce qu'ils vont voir! Je ne suis plus tout seul.» Et le voici, sans aucune difficulté et toujours sincère, devenu une des figures pensantes de cette régénération du radicalisme, qui a ajouté l'écologie pacifiste de Reclus et Thoreau aux chevaux de bataille traditionnels de la contestation populaire.

La période est propice: le développement des réseaux informatiques donne un second souffle aux phénomènes associatifs, qui fonctionnent sur un mode horizontal. Fini le porte-à-porte, les réunions clandestines qui furent le carcan étouffant de l'anarchisme: Internet permet à la nouvelle gauche de se fédérer et de toucher les masses. Grâce à la clef numérique, l'auberge espagnole du progressisme ouvre ses portes et permet à toutes les initiatives personnelles de s'inscrire dans un projet collectif.

Venant des Amériques, où la lutte entre les anarchistes et les communistes ne s'est pas finie dans un bain de sang, une nouvelle doctrine permet de réconcilier la constellation libertaire avec les rigidités partisanes. Et de phagocyter les appareils communistes sclérosés. Le tout dans une exaltation potache dont le jeu fiscal combat donne une illustration de ce qu'il contient d'anticonformisme vivifiant et gentiment loufoque.

En face, le système politique continue sa dérive. On perd le fil, les grands projets sont abandonnés, les propositions alternatives moquées. La génération du baby boom, infiniment plus nombreuse que celle du choc pétrolier, cadenasse le champ politique. Wall Street et Francfort s'en donnent à cœur joie. Les gens grognent. On leur répond qu'il faut être réaliste, que l'on n'a pas le choix! Flexibilité, proactivité, rentabilité: les économistes peaufinent leur vulgate triomphante, qui disqualifie le simplisme utopiste. La politique est confisquée par les experts en obligations. La contestation gagne du terrain, mais elle reste inaudible. Le peuple, qui voit grossir le nombre des exclus, ne comprend rien aux chiffres. Il tente de faire entendre sa voix. Toujours sans succès. On lui répond de deux manières: la ghettoïsation pour les néo-totalitaires de la droite extrémiste; pour les trublions de l'altermondialisme, la compassion affligée que l'on réserve d'ordinaire aux adolescents révolutionnaires dans les réunions de famille – deux déclinaisons de l'arrogance, en somme.

Face à cette pensée unique, à cette impossibilité de dialogue, les noyaux contestataires s'agglomèrent en silence. Ils disparaissent un temps du cadre mais on les retrouve plus nombreux à chaque élection, en s'étonnant qu'ils ne se soient pas dissous dans leur supposé néant idéologique...

Arrive 2017. Jean-Luc a mûri: il est devenu Méluche. Ce personnage de grand-père à la bonhomie grondante ajoute encore à sa cohérence: il le rapproche du grand Victor Hugo, figure tutélaire de la bienveillance républicaine. Méluche n'a rien perdu de sa rancune mais il la partage avec tant d'autres qu'elle en est devenue légitime, le dégagisme a été théorisé, le populisme de gauche aussi. En public, le tribun est devenu presque débonnaire. Il écoute ses communicants, s'inspire de Sanders. Il s'est assagi. Ce n'est pas qu'une posture politique, notez bien, c'est la conséquence du temps qui passe. C'est aussi l'effet de sa nouvelle popularité: il n'a plus besoin d'être dogmatique. Il peut faire confiance, déléguer, il sait que c'est sur la relation particulière qu'il a avec ses militants que se basera la conquête du pouvoir, si elle arrive un jour. Et Mélenchon, enfin présidentiable, découvre qu'il est plus grisant de coordonner que de diriger, lui qui ne supporte plus les lignes de conduite et les solutions toutes faites. Il a épousé un mouvement dont il n'est pas à la base, mais dont il est la principale source d'inspiration, par sa fidélité aux valeurs progressistes.
Il s'enthousiasme de la créativité de sa jeune garde. Il adore leurs irrévérences, s'amuse de leurs trouvailles. Il les aime, les écoute, prend leur avis – ce sont eux qui tractent avec le plus de chaleur. À eux les trottoirs de Nuit Debout, à lui les grands médias où sa pédagogie fait merveille.

Quand l'heure de la glorieuse défaite sonne, sera-t-il déchiré entre la ligne que tentent de lui imposer les vieilles barbes du PCF et le courant abstentionniste de ses bouillants et brillants rejetons, cornaqué par Corbière et Bompard, pour laquelle l'option Macron est inimaginable?

La question se pose donc en ces termes à M. Mélenchon : «Qui vais-je décevoir? Ceux qui m'ont redonné une nouvelle légitimité, ceux qui ont reconnu la valeur de mon combat, ceux qui ont salué mon opiniâtreté et la fidélité à mes valeurs, ceux qui sont jeunes et dont le nombre s'accroît de jour en jour? Ou ceux qui ont dans un premier temps refusé de soutenir ma candidature, et qui ne l'ont fait que sous la pression de leur base?»

Lire la question, c'est y répondre. Mélenchon est bien trop fin et amoureux de son statut d'icône pour se tirer une balle dans le pied. Il s'est fait sans les médias et ne craint pas les pressions. Il sait qu'il sera débarqué sans une once d'hésitation s'il se coupe de la jeunesse qui lui a fabriqué son programme, ses tracts et qui lui a insufflé un nouvel élan. Il sait aussi que c'est cette jeunesse qui vient de lui offrir ce qui flatte le plus son orgueil – ce qui est le moteur caché de l'action politiques de ces monstres égotiques que sont nos dirigeants – c'est-à-dire une place dans l'Histoire.

Il ne voit pas non plus probablement pourquoi on lui parle de 2002 et de ses appels de l'époque en faveur du front républicain. Son silence d'aujourd'hui est comparable à son engagement d'hier. Jean-Luc Mélenchon ne trahit jamais. Jean-Luc Mélenchon n'a pas changé, lui. Il s'en fait une gloire: il fut loyal à la ligne du parti en 2002, il sera loyal à la ligne de son mouvement en 2017. Il doit sans doute également penser que c'est la seule solution qui pourra faire de lui un président... en 2022.

Insoumission, indignation, radicalisation

La pensée dominante n'a pas pour seul effet de cadenasser le débat politique, de la vider de sa substance, elle produit aussi des effets délétères externes. À force, même lorsqu'elle est motivée par des sentiments aussi légitimes que faire barrage à l'extrême-droite, elle produit les effets inverses à ses objectifs. Usant d'arguments simplistes et de formules imprécatoires, elle se dissout dans son incapacité à convaincre et, par sa nullité, valide les idées contraires à ce qu'elle défend. L'histoire nous apprend que c'est toujours l'incapacité des systèmes idéologiques à s'interroger sur leurs limites et à les dépasser qui fut la cause des révolutions et de leurs conséquences sanglantes.

Dans cette optique, il n'est peut-être pas étonnant de voir à quel point le débat politique de ces derniers jours se focalise autour du soutien ou non de la France Insoumise au front républicain mis en place pour assurer soit l'élection de M. Macron, soit la défaite de Mme Le Pen (vous bifferez selon l'opinion que vous en avez). Faut-il y voir les derniers soubresauts d'un système à bout de souffle? La preuve de la victoire cachée du peuple des insoumis? Une manière de le confronter à des contradictions délétères? Ou encore ce chantage moral est-il révélateur de la vacuité du programme de M. Macron? Le seul intérêt de sa candidature serait-il de faire barrage à l'extrême-droite? Ne prend-il pas prétexte du péril totalitaire pour s'acheter une bonne conscience et une légitimité à bon marché?

Chacun devrait se faire son opinion sur ces questions en toute connaissance de cause et en toute quiétude intellectuelle. En ce qui me concerne, je commence par m'interroger sur la valeur d'un vote qui ne refléterait pas l'opinion de celui qui l'émet. Quel est son sens démocratique? Je n'ai pas le temps de mener la réflexion à bien que je vois tomber sur le râble des électeurs insoumis un tombereau d'exhortations indignées, au prétexte que notre soi-disant champion n'a pas pris la position qu'il convenait.

D'une part, comme on l'a compris à la lecture des paragraphes précédents, je trouve le silence de M. Mélenchon très cohérent et explicable (tant sur le plan personnel que politique), d'autre part, je le trouve également très respectueux – en voilà un qui laisse du temps à la réflexion. Ceci étant dit, sortons la tête de l'eau et considérons le problème sous le seul angle de la stratégie politique. Ce qui me frappe dans le déchaînement médiatique actuel – dont la lettre de campagne de M. Joffrin dans le Libération du 25 avril est un brillant exemple –, c'est que les thuriféraires de la pensée unique pensent qu'il y a une confusion de valeurs qui est en marche, que les gens sont tout à coup incapables de réfléchir par eux-mêmes, qu'ils mettent M. Macron et Mme Le Pen sur le même plan. C'est évidemment faux: Macron et Le Pen ne représentent pas le même danger pour le peuple des insoumis! Il le sait et il ne les craint pas de la même manière.

Les petites gens, ceux des campagnes où les postes et les gares ferment pour des critères de rentabilité, ceux des périphéries où le chômage de masse fait des ravages, ceux qui sont menacés par la précarité, ceux qui courbent tous les jours l'échine afin de ne pas risquer de perdre un emploi nécessaire à leur survie, ceux qui se sont repris à rêver qu'un autre monde était possible, ceux-là ont beaucoup plus peur de Macron que de Le Pen, comme ils avaient plus peur de Clinton que de Trump. Macron est l'option de la continuité; de plus, au contraire de celui de Le Pen, son programme est réalisable, donc beaucoup plus dangereux.

Enfin, n'en déplaise à certains intellectuels, sans doute influencé par l'idée selon laquelle l'histoire ne serait jamais qu'un éternel recommencement, le FN n'est pas un parti fasciste ou nazi. Si c'était le cas, il aurait fallu l'interdire. Certes, il n'est pas douteux qu'il recèle en son sein, à tous les niveaux, des nostalgiques en chemise brune, mais dans leur majorité, leur cas relève plus de l'inculture historique que de la pathologie psychologique. Le Pen n'est pas Hitler ou Mussolini, elle se rapproche beaucoup plus d'un Trump ou d'un Poutine.

Il n'y a pas de grand complot des lepénistes, il y a un programme, un objectif, auxquels il convient de répondre autrement que par le mépris, l'insulte, la censure ou le bannissement du champ politique – car il faudra bien un jour, par la porte ou par la fenêtre, que la République réintègre en son sein ses enfants perdus. Trop de voix qui s'élèvent contre le FN sont des voix de haine: je doute fort que les imprécations ramènent les frontistes à la raison – lutter contre la pauvreté et l'isolement social serait sans doute moins coûteux et beaucoup plus efficace. Rangé à la gauche ou à la droite, le peuple veut un changement de politique, n'importe lequel, pourvu que cette course en avant effrénée cesse. Refuser cette évidence, lui asséner une morale arrogante, lui infliger un discours totalement infantilisant, voilà qui donne des raisons au peuple privé de parole de se radicaliser. Il ne faut pas donner aux gens l'envie du pied de nez! Ce n'est pas tant sur le fond que Macron peut perdre l'élection, c'est sur la forme.

Où sont les intellectuels, les penseurs, les philosophes, les poètes? A-t-on tiré les leçons des causes de la seconde guerre mondiale? Où est le programme du CNR? Dans les calculs savants des économistes, qui seront balayés par la première glissade des produits financiers?

Tout à son énervement face au gâchis, le peuple se prend à rêver de voir tomber les puissants. Et pour lui, la puissance principale, c'est celle de la finance. C'est la puissance de Clinton, c'est celle de Macron. c'est celle de l'Allemagne et de l'Europe – peu lui importe en fait que Le Pen soit aussi riche que Macron, ou que l'Europe aurait pu être un projet progressiste et humaniste, avant d'être la CE(E). Et toute à ses certitudes, l'élite ne voit rien venir. New-York vote à 90% pour l'establishment: c'est la sidération quand Trump est élu avec les voix de l'Amérique profonde. On cherche des coupables: Bernie Sanders, les noirs abstentionnistes, les circonstances du moment,... L'élite ne s'interroge pas sur ses responsabilités, sur son système de représentation démocratique. Elle met en avant des mesurettes. En humiliant les chômeurs, elle n'a pourtant pas fait grand-chose pour inclure le peuple dans son projet de société.

En France, en dépit de la qualité originale du programme de son candidat, le parti socialiste a perdu l'occasion de se régénérer, il n'a plus que son appareil, certes puissant mais décrédibilisé par le fiasco vallso-cambadélien, ce couple infernal qui n'a pas respecté le verdict des primaires. Comme si le boulet représenté par le calamiteux Hollande ne suffisait pas à plomber la campagne du vieux parti! Ne parlons même pas du scandaleux Fillon, dont le manque de hauteur et de dignité est même parvenu à dégoûter son propre camp, pourtant affranchi des impératifs de la probité et de la vertu par les foucades de MM. Pasqua ou Sarkozy... si tant est que ce ne soit pas la promesse de licenciements publics massifs qui soit à la base de sa déconfiture, bien plus que sa cupidité personnelle.

Qui restait-il alors? Qui incarnait le changement possible? Mélenchon et Le Pen. Que d'erreurs ont été commises, au national comme à l'international: les passages en force «démocratiques» (55 % des Français avaient voté contre la constitution européenne), la loi El Khomri (dont l'utilisation du 49/3 a acté le recours au fait du prince), la directive Bolkenstein, la politique de la prohibition du cannabis (qui remplit les prisons et enrichit les mafias), le tout au nucléaire, la judiciarisation de la lutte anti-syndicale, la censure envers Dieudonné, le refus d'aider les Grecs face au FMI, le soutien inconditionnel à l'état d'Israël, la prolongation de l'état d'urgence – j'en passe et des plus navrantes. À y regarder de plus près, ces erreurs sont pourtant contradictoires avec les engagements de nos gouvernements, de droite comme de gauche (démocratie, défense du modèle économique social, prévention du chômage, lutte contre le crime organisé, sécurité des citoyens, liberté de parole, solidarité européenne, respect du droit international, etc.).

À tous niveaux, on multiplie les maladresses, d'ailleurs parfois tout autant motivées par de bons sentiments que par la course au profit: par exemple, la loi anti-tabac a accéléré la fermeture de dizaines de milliers de petits bistrots, dans lesquels le peuple se socialisait. Les gens ne fument pourtant pas moins, mais ils le font chez eux, aigris et seuls (et ils boivent toujours autant). il aurait pourtant été tellement intelligent de promouvoir la lutte contre le tabagisme en l'interdisant là où les gens étaient d'accord (les transports en commun, les cinémas, les maternités, etc.): pour le reste, il suffisait de demander aux tenanciers de bistrot de définir leur établissement comme fumeur ou non-fumeur. Certes, au départ, il est bien certain que cette mesure aurait été peu suivie, que seuls certains établissements auraient adopté la mesure. Mais les gens auraient fini par comprendre par eux-mêmes à quel point il est plus agréable de manger dans un établissement non-fumeur. Ils auraient eu l'impression d'être libres de leur choix. Maintenant, les gens disent: «On peut même plus fumer sa clope tranquille! Et ils ne font rien pour le chômage...». Raccourci fallacieux mais inattaquable dans l'immédiat. On a préféré le chômage au cancer; en somme, sur bien des points, la dictature des élus au consensus social.

Ce n'est pas faute d'avoir prévenu, mais les intellectuels qui l'ont fait n'ont pas leur place dans le discours dominant. Comme autant de Cassandre, on leur reproche de ne pas adhérer aux mots d'ordre de la pensée unique. Bientôt, ils sont populistes, bientôt, ils font le jeu de l'extrême-droite. La discordance, l'imagination et l'utopie ont été en quelque sorte criminalisés.

C'est pourquoi les gens ont l'impression de ne plus avoir le choix. Maintenant, ils l'ont et on leur donne une leçon («Un peu de bon sens» écrit Laurent Joffrin, sous-entendu: nous, nous savons ce qui est bon pour vous). Et ce qui est le propos de la leçon, c'est précisément qu'ils n'ont pas le choix: il faut voter comme ça! Et ça va les énerver, les gens. Il y en a des tas qui sont intelligents et qui s'apprêtent à voter Le Pen. Il y a même des noirs, des arabes, des homosexuels, des progressistes, des antifascistes. À y regarder de plus près, cela n'est pas pourtant pas étonnant: les élites se sont mis tout le monde à dos, à part les agioteurs et les partisans de l'ubérisation. On peut dire que le peuple est abruti, qu'il est irresponsable, tout ce qu'on veut: c'est en vain et cela le renforce dans sa rage.

Si on laisse tomber nos œillères, il va quand même falloir des années pour corriger tout ça. En attendant, chaque élection sera périlleuse.

Il paraît qu'on a les dirigeants qu'on mérite. Et si le peuple, toujours décrié, prouvait justement, par l'abandon de ses élites qui mènent une politique contraire à son intérêt, à quel point il est justement avisé? S'il prenait le risque (ce qui est quand même philosophiquement la preuve qu'il veut encore assumer sa pleine liberté) du pire pour accéder au meilleur? En votant Le Pen face à Macron, il a l'impression qu'il peut secouer le cocotier, qu'il peut dézinguer Hollande, figure honnie du chèvre-choutisme politicard.

La chaloupe

Oyez la voix du peuple: «Il ferait mieux de fermer sa gueule, Flamby. Et d'entendre ce qu'il ne voulait pas écouter. Quant au fumigène amiénois, au lieu de déboucher le champagne avec Cohn-Bendit à la Rotonde, il devrait se fendre d'un changement radical de posture. À défaut, même élu, il n'y aura pas d'état de grâce. Et Jean-Marine sera à 30 % le prochain coup!»

Il y a un moment où quand le bateau coule, ceux qui n'ont pas leur place dans les chaloupes comprennent qu'ils vont se noyer. Tout ce qui leur importe alors, c'est que le capitaine coule avec eux. Ils sont enragés et ils renversent les chaloupes. C'est con, parce que l'alternative est celle-ci: tout le monde reste groupé autour des chaloupes, dans lesquelles sont les femmes, les enfants et ceux qui ne savent pas nager – et on organise des tours pour que chacun puisse monter à bord, de manière à ce qu'aucun nageur ne s'épuise. Où est le capitaine qui le propose? Au large de Lampedusa?

Pourquoi M. Macron ne renonce-t-il pas aux aspects les plus contestés de son programme? Pourquoi n'a-t-il pas, au soir du premier tour, pris son smartphone dernier cri et joint MM. Fillon, Mélenchon, Hamon et Dupont-Aignan, leur proposant de discuter de l'adoption d'une de leur mesure-phare? Voilà qui aurait été opportun: garantir aux insoumis la sortie du nucléaire, c'était peu mais suffisamment symbolique pour les voir se rallier à lui. M. Macron a-t-il eu peur de donner raison à M. Mélenchon qui prétend que la sortie du nucléaire – ce coûteux et dangereux moyen de produire de l'énergie – est générateur d'emplois?

Voilà pourtant qui aurait été une des preuves de la prise en compte de l'intérêt et des attentes de chacune des grandes familles de l'électorat! Voilà qui aurait été une attitude d'union républicaine, une preuve de courage politique! Au lieu de cela, nous avons eu droit à l'effarant discours du porte-parole de sa campagne, qui a presque poussé la très consensuelle Mme Duflot à trouver du charme au vote lepéniste! Une attitude qui donne du grain à moudre à ceux qui disent qu'il n'y a pas de front républicain possible sans une convergence négociée des programmes.

Bref, j'espère qu'on ne reviendra pas au bon sens trop tard, mais je ne pense pas que M. Macron puisse être à la base de ce changement attendu. Persuadé de sa victoire, il passe en force, bouffi qu'il est de certitudes et de formules toutes faites. Son programme est aussi creux qu'une recommandation du FMI, son éloquence est celle d'un article de loi.

Préférons-nous voir brûler les banlieues ou les commissariats? Quelle ravissante perspective de choix! Voter Macron, c'est perdre son idéal, voter Le Pen, c'est perdre son honneur – une alternative qui ne fait pas rêver grand monde à gauche. Voilà pourquoi le second tour est fondamentalement une affaire de gens de droite. C'est à eux seuls qu'il appartient de choisir entre la peste et le choléra: même si les effets de ces deux maladies sont différents, elles sont toutes les deux potentiellement mortelles.

Que M. Macron batte Mme Le Pen à la loyale, c'est-à-dire en confrontant son programme, son charisme et sa vision de l'avenir aux siens! M. Macron ne devrait pas avoir besoin de nos voix s'il ne veut pas les entendre. En ce qui nous concerne, nous nous fixons pour tâche de freiner la mise en place de la politique de l'un comme de l'autre.

Cela ne nous prémunira pas de passer un très sale quart d'heure. Pas grave: nous avons l'avenir pour nous et nous avons pris l'habitude. Nos aînés ont eu de la chance, ils sont nés pour la plupart durant les Trente Glorieuses, nous, nous avons moins de bol: nous sommes nés durant les Quarante Piteuses. Ça vous tanne un de ces cuirs, une époque pareille!

Or donc, par pitié, politiciens et intellectuels bien-pensants, dont le manque d'imagination et de courage est à la base du désastre actuel, cessez le tir et balayez devant votre porte. Cessez de nous rappeler un devoir qui n'est pas le nôtre: vous allez donner envie aux plus remontés d'entre nous, qui sommes des démocrates associatifs, de voter pour les fachos! Une sorte de propagande par le fait, en quelque sorte.

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P.-J. Boussingault

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