Que disent les murs peints de Singapour ?

Street/Art

Par | Penseur libre |
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Mur peint et ensemble de statues en bronze situés à Chinatown.

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Les hasards de la vie ont voulu qu’actuellement ma vie se partage entre Paris, un village de Cerdagne en Catalogne à quelques encablures de l’Espagne et Singapour. Un partage du temps qui facilite les comparaisons. Dans ces 3 lieux différents des murs ont été peints par des artistes. L’occasion était belle de rechercher les significations des murs peints du 13ème arrondissement de Paris et des murs peints de Singapour que je viens de découvrir.

Les murs peints de Paris ont un territoire de prédilection : le 13ème arrondissement. J’ai consacré un billet[1] à ce très remarquable projet, initié par le maire de l’arrondissement Jérôme Coumet et le directeur de la galerie Itinerrance[2]. En bref, 25 street-artists, de 12 nationalités ont jusqu’à aujourd’hui peint 32 fresques murales. Les artistes invités sont des « pointures » dans le monde du street art, des artistes ayant de fortes identités plastiques qui donnent à voir des œuvres remarquables, non seulement par la démesure des réalisations mais aussi par leur variété et leur qualité.[3]

Les murs du 13ème, des manifestes artistiques.

Les œuvres ont changé, et continuent à le faire, le paysage urbain de cet arrondissement de Paris. Situé à la périphérie du Paris muséal des arrondissements centraux, il a connu une transformation de son habitat. A l’habitat datant du milieu du 19ème siècle et du début du 20ème est venu s’ajouter, parfois remplacer, des immeubles de grande hauteur. Certes, ce ne sont pas les tours des grandes villes d’Asie de plus de quarante étages, la hauteur des constructions étant depuis « l’affaire » de la tour Montparnasse réglementée[4]. Ces « tours » présentent des murs de presque 40 mètres de haut sur plus de 25 de large, sans ouverture, le plus souvent recouverts d’un d’un crépi. Les « barres » d’immeubles, dont de nombreux appartiennent à des sociétés d’habitats sociaux, étaient fort laides, il faut bien en convenir.

L’idée a alors germé dans la tête du maire, grand amateur de street art, et le directeur d’une galerie de street art, d’inviter des artistes à peindre ces murs. Chacun y trouve son compte : les artistes qui ne sont que défrayés, une vitrine exceptionnelle pour promouvoir leur talent ; le maire, un élément central de transformation du paysage urbain qui fait de son arrondissement le plus grand musée à ciel ouvert de street art du monde. Des circuits de visite sont organisés par la municipalité et le 13ème qui manquait d’atouts pour attirer des touristes.

Ce rappel historique est nécessaire pour comprendre ce que les murs nous disent. Ils nous montrent des œuvres « remarquables » de leurs créateurs. En ce sens qu’ils sont des manifestes du talent particulier des artistes. Les sujets des œuvres n’ont aucun rapport avec leur environnement. Elles sont « hors sol », dirais-je. Elles ne racontent pas l’histoire du territoire, pas davantage les activités de ses habitants, pas plus qu’ils n’évoquent les problématiques sociales des gens.

Pourtant le 13ème arrondissement est un lieu particulier, c’est le Chinatown de Paris. C’est l’endroit où est concentrée la majorité des populations issues d’Asie et en particulier de Chine. Les murs ne témoignent pas de la spécificité de l’arrondissement.

Bien sûr, on pourrait trouver des liens entre certaines fresques et le territoire. C’est vrai pour celles dont la lecture reste « ouverte ». Mais quand on s’ingénie à découvrir précisément ce qui a inspiré les artistes, on comprend vite que ces liens n’existent pas.

Les murs de Singapour, des dazibaos de propagande.

J’avais dans un billet précédent dit mon désespoir d’amateur de street art visitant Singapour. A Singapour, pas une seule fresque « vandale », pas un tag, pas un graff, pas un sticker. Une exposition au ArtScience museum inaugurée en janvier 2018, ouverte jusqu’en juin, témoigne du souci des édiles responsables de la culture d’ouvrir l’horizon plastique de leur concitoyens.

 

En cherchant bien, j’ai trouvé deux murs peints dignes d’intérêt (sur un total de 3 !). Ces murs sont des commandes de la Ville-Etat. Ils ont été réalisés non par des street artists, car il faut le répéter ça n’existe pas à Singapour, mais par des peintres de chevalet ou par des peintres spécialisés dans la décoration. Les murs sont situés dans deux quartiers : Chinatown et Little India (dans les autres quartiers, il n’y a aucun mur peint).

Ces deux quartiers sont les quartiers les plus fréquentés par les touristes. Les fresques dont le commanditaire est l’Etat s’adressent aux habitants des deux quartiers mais aussi, et surtout aux touristes venus du monde entier (quoique majoritairement venus d’Asie du sud-est et d’Australie).

Fresques et statues de Chinatown, une histoire sélective.

Les fresques de Chinatown forment avec un ensemble de statues en bronze un ensemble cohérent. Elles évoquent les activités « ordinaires » de la communauté chinoise dans la première moitié du 19ème siècle. Sont ainsi valorisées les « travaux et les jours » des gens simples ; du coolie, de l’écrivain public, des repas, du thé…Tous les personnages sont des Chinois, caractérisés par leurs vêtements, et leur coiffure. Ils sont représentés « en situation », et même en action. C’est un récit qui nous est conté. Un récit qui valorise la communauté chinoise, en mettant l’accent sur les « gens du peuple ». Sont gommées les autres catégories de la communauté chinoise, en tout premier lieu les marchands (très nombreux, riches, puissants etc.), les artisans, les lettrés, les banquiers etc. Aucune représentation des colonisateurs anglais. Pourtant l’urbanisme même de ce quartier porte la marque de Sir Stamford Raffles qui, membre de la Compagnie Britannique des Indes Orientales, représente le Royaume-Uni, la puissance coloniale. Singapour lui doit beaucoup et Chinatown est une invention de Raffles. Il fonde Singapour le 6 février 1819, il établit « un schéma d’urbanisme ». La géographie porte sa marque : les rues, les shop-houses, les arcades et les passages couverts pour protéger du soleil et de la pluie aujourd’hui encore sont des témoins de son administration de ce qui était alors un comptoir.

Alors que le mot « coolie » (celui qui ne possède rien, exceptée sa force de travail) est devenu péjoratif, voire insultant. Le fait que l’Etat mette autant l’accent sur le « petit peuple » de Singapour nous interroge. Certes, peintures et sculptures ancrent la communauté chinoise dans le passé de Singapour. Il y a là une légitimation historique de la communauté chinoise qui représente environ 80% de la population actuelle de Singapour. Mais cet élément d’explication reste insuffisant.

Les fresques de Little India, le pendant de Chinatown.

Alors que Chinatown n’est plus le quartier d’habitation privilégié des Singapouriens originaires de Chine et qu’il rassemble un ensemble hétéroclite de restaurants proposant des cuisines de toute l’Asie, de commerces alimentaires dédiés à la diversité des cuisines chinoises, de commerces aussi divers et variés de vêtements, d’apothicaires, de temples indous, de bijouteries répondant aux goûts des clientèles asiatiques, Little India est le grand marché, non seulement des Singapouriens d’origine indienne, mais aussi des travailleurs immigrés venus du Sri Lanka et du Bangladesh qui constituent une main d’œuvre sous-qualifiée employée principalement dans la construction, les travaux publics, les travaux d’entretien des condominiums et des HDB ( les immeubles sociaux de Singapour). Ces populations, quoique différentes, partagent des pans entiers de leurs cultures et trouvent dans ce quartier tout pour satisfaire l’ensemble de leurs besoins. De ce point de vue, Little India qui possède également plusieurs temples indouistes et bouddhistes est plus homogène.

Une grande fresque située dans une rue adjacente à l’artère principale raconte une autre histoire. L’histoire des « petits métiers » des Indiens : le marchand de lait, le perroquet qui tire au sort des papiers pour prédire l’avenir, le marchand qui tresse des guirlandes de fleurs pour célébrer les cultes, l’épicier qui vend un peu de tout dans un étonnant fouillis, le lavage du linge. Ces images appartiennent au passé également. Le linge est lavé comme en occident ; les supermarchés ont remplacé les échoppes, les diseurs de bonne aventure n’ont plus de perroquets et officient dans de luxueux cabinets, seuls les vendeurs de colliers de fleurs continuent de fabriquer des colliers de fleurs et de vendre les vendre au poids.

Comme à Chinatown, les activités de la communauté indienne qui est la plus importante après la communauté chinoise sont des activités du quotidien, traditionnelles.

L’inscription dans l’histoire de Singapour de la communauté indienne est, comme pour la communauté chinoise, une forme de légitimation.

La légitimation des deux groupes nationaux les plus importants de Singapour, hypothèse qui est possible, a des limites. Tout d’abord, elles ne sont nullement contestées et par ailleurs il conviendrait de légitimer les Malais, groupe original de Singapour.

 

Sans totalement exclure le recours aux sources du peuplement pour donner un fondement aux rôles que jouent actuellement ces deux groupes dans le fonctionnement de l’Etat, je penche plutôt pour une autre explication.

Singapour a 53 ans et ses habitants ont un des niveaux de vie les plus élevés du monde. L’expression selon laquelle Singapour est la Suisse de l’Asie du Sud-Est est vraie dans une très large mesure. Le pays est riche et sa puissance se fonde en grande partie sur la finance. Les Singapouriens sont conscients de leur aisance matérielle. Donner à voir ce qu’était le Singapour d’avant la colonisation anglaise revient à auto-justifier le régime. Les dirigeants ont besoin de montrer par des images simples les bienfaits de leur gouvernance. Les oppositions politiques sont, en effet, muselées. Comme la presse. Le contrôle de la population est visible et choque les visiteurs (les caméras de surveillance sont partout présentes –y compris dans les ascenseurs !-les délits sont punis par des bastonnades et les crimes par la pendaison). Aucun observateur sérieux n’oserait dire que Singapour est une démocratie !

Les fresques murales, les très nombreuses statues représentant le Singapour du passé, le discours de l’ensemble des médias, participent d’un même projet, non de légitimation des groupes nationaux constituant la population de l’état, mais de légitimation du régime en place.

Les murs peints du 13ème arrondissement de Paris tiennent des discours fort différents : un discours sur l’Art pour le premier, un discours de propagande pour le second. Somme toute, rien de bien neuf sous le soleil : sous les images de l’Art se diffuse un sous-texte. A nous de bien écouter ces murs qui nous parlent.


[2] Le projet de la galerie Itinerrance :

« Depuis quelques années, la Galerie Itinerrance s’affiche à l’extérieur. Elle propose à tous curieux et amateurs de street art, de découvrir le 13ème arrondissement de Paris à travers tout un parcours de fresques réalisées par des artistes d’envergure internationale. Cette ballade ludique, en collaboration avec la mairie du 13ème arrondissement, a pour objectif de réaliser un véritable musée à ciel ouvert et d’initier le public aux pratiques artistiques actuelles. Par la métamorphose de ce quartier à l’aide des différentes interventions, elle apporte non seulement un rayonnement international et une dimension culturelle au 13ème, mais elle offre surtout un support et un lieu d’expression à tous ces artistes globetrotters. »

[3] Liste des murs du 13ème arrondissement.

Alapinta (Chili) / 50 rue Jeanne d’Arc 75013 Paris

Bom.K (France) / 124 boulevard Vincent Auriol 75013 Paris

BTOY (Espagne) / 3 rue Esquirol 75013 Paris

Conor Harrington (Irlande) / 85 boulevard Vincent Auriol 75013 Paris

C215 (France) / 141 boulevard Vincent Auriol 75013 Paris

D*Face (Royaume-Uni) / 10 Place Pinel 75013 Paris

David de la Mano (Espagne) / 3 rue Jenner 75013 Paris

Ethos (Brésil) / Stade Carpentier / 81 boulevard Masséna 75013 Paris

Faile (USA) / 110 rue Jeanne d’Arc 75013 Paris

Inti (Chili) / 13 rue Lahire 75013 Paris

Inti (Chili) / 129 avenue d’Italie 75013 Paris

Inti (Chili) / 80 boulevard Vincent Auriol 75013 Paris

Invader (France) / Hôpital Universitaire Pitié-Salpêtrière / boulevard Vincent Auriol 75013 Paris

Invader (France) / 122 Boulevard Vincent Auriol 75013 Paris

Jana & Js (Allemagne, France) / 110 rue Jeanne d’Arc 75013 Paris

M-City (Pologne) / 122 boulevard de l’Hôpital 75013 Paris

Maye (France) / 131 boulevard Vincent Auriol 75013 Paris

OBEY (États-Unis) / 93 rue Jeanne d’Arc 75013 Paris

OBEY (États-Unis) / 60 rue Jeanne d’Arc 75013 Paris

OBEY (États-Unis) / 186 rue Nationale 75013 Paris

Pantónio (Portugal) / Croisement boulevard Vincent Auriol et rue Jenner 75013 Paris

Pantónio (Portugal) / Avenue de Choisy / Place de Vénétie 75013 Paris

Roa / Ascenseur / Rue Marguerite Duras 75013 Paris

Sainer (Pologne) / 13 avenue de la Porte d’Italie 75013 Paris

Seth (France) / 110 rue Jeanne d’Arc 75013 Paris

Stew (France) / Place de la Vénétie 75013 Paris

Tristan Eaton (USA) / 47-83 Boulevard de l’Hôpital 75013 Paris (visible du boulevard Vincent Auriol)

Vhils (Portugal) / 173 rue du Château des Rentiers 75013 Paris

 

LISTE DES MURS DÉTRUITS OU EFFACÉS

 

C215 (France) / Ecole cité Dorée / 90 boulevard Vincent Auriol 75013 Paris

Dabro (Tunisie) / Place Farhat Hached 75013 Paris

eL Seed (Tunisie) / Tour Paris 13 / 5 rue Fulton 75013 Paris

Rero (France) / 81 rue du Chevaleret 75013 Paris

 

[4] La hauteur maximale est en général de 25 mètres dans les arrondissements centraux et de 31 mètres dans les arrondissements périphériques, avec un maximum de 37 mètres dans certains quartiers. Des dépassements de gabarit ne peuvent être autorisés que par dérogation.

La figure du "coolie", portefaix situé au bas de la hiérarchie sociale au 19ème siècle.

Un peintre représente la figure traditionnelle de l'écrivain public. L'écriture et la langue, en mandarin, est une décision de l'Etat qui a interdit les autres langues chinoises.

Immense fresque récente située à Little India.

Les métiers traditionnels des Singapouriens d'origine indienne sont représentés.

L'entretien du linge.

Une figure des "petits métiers" des Indiens d'avant la décolonisation.

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Des rôles et des gestes inscrits dans la mémoire de la communauté indienne.

La livraison des draps. Une autre figure du passé.

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