Inti, le théâtre des apparences.

Street/Art

Par | Penseur libre |
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Le bouffon, masqué, se cache derrière un crâne orné de balles.

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Voilà longtemps que je veux vous parler d’Inti. La semaine dernière Inti a donné une interview à l’hebdomadaire Télérama à l’occasion de l’exposition de ses toiles[1]. Inti Castro, c’est son nom, a acquis en quelques années une réputation internationale comme l’un des plus talentueux muralistes de notre époque. Nul mieux que lui n’a réussi sous couvert d’une peinture « léchée », pseudo décorative, précieuse, à transmettre des messages aussi forts. Cet apparent hiatus entre l’âpreté du message et la nature de la représentation, conjugué à une grande hardiesse dans la composition en font un artiste de premier plan, unanimement reconnu.

Malgré le succès de son travail de fresquiste, nous apprenons dans cet entretien qu’il a décidé de tourner la page.

« J’ai carburé à un mur par mois minimum pendant des années, il y avait le challenge de peindre des surfaces toujours plus grandes. Le rythme était fou. Et puis j’en ai eu marre de tout ce cirque. Au bout du centième mur, tu ne sais même plus pourquoi tu peins. Aujourd’hui, il y a des festivals de street art partout dans le monde. Et si tu refuses d’y aller, un autre ira à ta place. Il faut faire valider tes esquisses avant de commencer, on privilégie le joli, l’inoffensif… Le street art est devenue une entreprise de décoration. »

« J’ai du mal à me retrouver dans cette nouvelle donne : la rue pour moi, c’est la résistance, l’art en dehors de l’institution…. Malheureusement aujourd’hui, la rue est devenue l’institution. Il fallait que je prenne le temps de réfléchir à tout ça. J’ai arrêté de peindre des murs pendant un an pour la première fois de ma vie. J’ai publié un livre, tourné la page au sens propre comme au figuré. Je me suis alors concentré sur mon travail en atelier, que je présente désormais dans mon exposition parisienne. J’y trouve une plus grande sérénité de création, je m’initie à d’autres techniques, d’autres matières. Mais pas question d’abandonner les murs pour autant : j’y reviendrai c’est sûr, j’aime trop ça. »

L’abandon des fresques (et donc du street art) était surprenante pour un artiste d’une telle dimension. Il est vrai que la surprise et la tristesse était compensées par l’annonce de l’exposition de ses toiles à Paris. A la compréhension de la démarche de l’artiste s’opposait une irritation non feinte pour la petite phrase qui a déjà fait couler beaucoup d’encre dans le Landernau du street art parisien : « Le street art est devenue une entreprise de décoration. » En serait-on revenu à la classique opposition entre « l’Art pour l’Art » et l’Art médium au service du message ?

J’ai voulu comprendre, non pas le message (il n’est guère ambigu, et Inti n’a pas été la victime d’une traduction approximative, il maîtrise parfaitement notre langue et connait le sens des mots et l’étendue des concepts) mais ce qui avait pu amener Inti à soutenir une assertion aussi provocatrice.

Inti Castro est chilien et son œuvre de muraliste a été fortement influencée par le muralisme sud-américain, mexicain notamment, et par l’histoire à la fois douloureuse et originale du muralisme chilien. Il confie sa filiation avec la « brigada Ramona Parra ». Il n’est pas inutile de rappeler ce que furent ces « brigades » et le contexte historique.

Le gouvernement de l’Unité populaire du Chili (1970/1973) a contribué à la mobilisation politique des artistes. La lutte pour les idées s’est développée au théâtre, au cinéma, mais également dans les arts plastiques. Les brigades muralistes ont été créées par le Parti communiste chilien dès 1958 et la brigade Ramona Parra l’a été en 1968. Elle rassemble des lycéens, des étudiants et des ouvriers autour de la guerre du Vietnam. La brigade porte le nom de Ramona Parra en l’honneur d’un jeune militant du parti tué lors d’une manifestation sur la plaza Bulnes ( à Santiago du Chili ) le 28 janvier 1946. La brigade est créée suite à une résolution du VIe congrès de la jeunesse communiste chilienne (JJCC).

La brigade est très active en 1969 pendant le gouvernement de Frei et couvre les murs du pays de messages politiques et de peintures. Dès son origine, se complètent message politique peints sur les murs (le lettrage) et peinture (les fresques illustrant les mots d’ordre).

« La brigade Ramona Parra est née et s’est développée dans la lutte politique. Chaque conflit politique a été l’occasion de sortir peindre les murs. Après la fin des luttes, la brigade se séparait et son travail perdait de cette manière sa continuité. Quand le parti communiste a désigné Pablo Neruda comme son candidat à la table ronde de l’Unité populaire, la brigade a étendu son travail à tout le pays. Depuis elle n’a pas abandonné son travail. »[2] Le contexte explique les caractères particuliers des fresques : « Pendant la campagne du camarade président Salvador Allende, nous avons travaillé en marge de la loi, fuyant la police. Nous devions bien faire et vite. Nous utilisions toute la largeur du pinceau, à hauteur d’homme et n’employions qu’une seule couleur. Ce sont des travaux faits à grand trait, sans aucune vision esthétique. Pourtant, nous avons compris que nous pouvions faire de meilleures choses. Nous avons alors commencé à dessiner nos lettres plus larges, bien alignées. Nous utilisions deux couleurs et nous peignions seulement le fond des murs quand ils étaient sales. Jusqu’à finalement utiliser trois couleurs, une pour le fond, une pour les contours et une pour peindre la lettre. A la fin de la campagne électorale, nous avions une bonne quantité de murs dans tout le pays. »[3]

« Les brigades muralistes chiliennes sont une expérience absolument originale. Elles sont nées avec un objectif pratique : diffuser une information politique. Elles n’eurent pas de maître à penser et elles n’étaient pas formées d’un seul groupe d’artistes mais d’un grand nombre. Tout ce que savaient les artistes, ils l’ont appris en travaillant. Tout ce qu’ils ont fait, ils l’ont fait en apprenant de leur travail. Pour eux, l’école a été l’école de la rue, de jour comme de nuit, harcelé par leurs adversaires, fuyant la police. De cette hâte est né un art rapide, direct, simple. »[4]

Le muralisme chilien est né de circonstances historiques particulières et quoique inspiré par les cultures plastiques des pays d’Amérique du sud, les contraintes de l’exécution des fresques ont donné naissance à une peinture originale qui continue d’irriguer le muralisme chilien contemporain.

Le contexte est certes aujourd’hui radicalement différent mais l’esprit du muralisme des brigades continue d’exister. Inti en est un héritier. Il ne peint pas pour ne rien dire. Son message est politique sans être partisan. Il porte les valeurs universelles d’égalité, de liberté, de fraternité mais également les valeurs de la gauche chilienne des « années de feu » : l’entraide, l’action au service des plus pauvres, l’engagement dans les luttes sociales et politiques, le respect, la tolérance, la fierté des cultures amérindiennes constitutives de l’identité chilienne.

Dans son entretien à Télérama, Inti traduit son engagement en termes simples : « Je ne peux pas vivre sans regarder et écouter ce qu’il se passe autour de moi. Peindre un mur, c’est une chance et une responsabilité : on a le devoir de dire quelque chose. Même si je le fais de façon imagée, permettant à chacun d’interpréter librement mes peintures. Souvent, les gens voient par exemple mes animaux comme un accessoire pour suggérer la douceur, alors qu’en fait, ils évoquent pour moi le sacrifice. Je suis un végétarien convaincu ! J’ai aussi peint des choses plus politiques, comme en 2015 à Rabat, avec “Exodus1” : un personnage de migrant africain, qui traverse le Maroc pour essayer de rejoindre l’Europe. »

 

A cette dimension sociale et politique, il convient d’ajouter un questionnement métaphysique. Nombre de ses personnages sont masqués comme le clown Kusillo : « C’est un personnage de carnaval originaire de Bolivie, qui n’arrête pas de faire des blagues. C’est le seul à avoir le droit de dépasser les bornes, on lui tolère tout : se déguiser en religieux, en femme, peu importe... Il incarne à mes yeux les limites de notre société. » Les scènes et les postures empruntent aux images du théâtre : « Les mains de mes créatures, comme le mime au théâtre, sont toujours très expressives. Le masque donne aussi un côté théâtral qui permet de faire passer des messages avec plus de douceur. L’an dernier, pour ma fresque à Paris dans le 13e arrondissement, j’ai peint une femme voilée, et de nombreux passants se sont offusqués et voulaient qu’on arrête. Dès que l’apparence est trop humaine, elle crée une tension. Je l’utilise seulement lorsque je souhaite une compréhension immédiate et universelle. »

 

Nous voilà donc au cœur de sa création. Inti ne peint pas pour ne rien dire. Il est un citoyen du monde et entend faire entendre sa voix. Dans ce sens, il rejoint les luttes des Brigades muralistes.

Sa voix porte des messages mais aussi des questions : les questions essentielles sur la Comédie humaine, sur les apparences, sur la foi de l’Homme sans Dieu, sur l’amour, sur la mort etc. A côté de la voix forte du citoyen engagé, héritier non seulement d’une esthétique mais d’un combat, nous entendons un discours plus intime qui nous renvoie à nous-mêmes. Cette « tension » comme il nomme la violence des questionnements est tempérée par le jeu des apparences. La préciosité de sa peinture, le luxe des détails, le foisonnement des objets, la sophistication de la palette, cachent un sous-texte d’une grande violence.

 

Inti est héritier d’une culture muraliste et créateur d’un théâtre des apparences. Sous le masque de Kusillo, Inti interroge nos sociétés sur leurs fondements et les Hommes sur leur destin. La « décoration » n’est qu’apparence, « la vérité est ailleurs ».

 

 


[1] Galerie Itinerrance 24, boulevard du Général d’Armée Jean Simon, 75013 Paris.

[2] Traduction R.T.

[3] Témoignage d’un membre des brigades muralistes.

[4] Pintura Social en Chile », Ernesto Saúl.

Le clown "révèle" des messages cachés, écrits sur son pourpoint. Le décor, lui, contient un message "codé".

la figure du clown, à l'habit rapiécé,jongle avec une balle. Le premier plan figuratif cache partiellement des mots comme carnaval et guerre.

L'ours, figure familière, tire les ficelles d'un autre ours etc. Son "habit" est celui de Kusillo. Le sujet principal "cache" un message "subliminal" : "Lève-toi, et regarde- toi".

Une figure de la Vierge au collier formé de tête de mort tient comme le Sacré Coeur de Jésus, un coeur, non pas symbolique, mais l'organe rouge de sang. Une intrication du décor et du sujet principal.

Tableau d'Inti détail.

Une parodie d'une scène saint sulpicienne classique : la Vierge en majesté entouré d'une légion d'anges. Mais la Vierge n'a pas les traits de l'iconographie religieuse, certains anges portent le masque de Kusillo, certains sont tatoués. La scène repose sur des crânes.

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Tableau d'Inti(détail)

Une Vierge à l'Enfant singulière. Marie et Jésus portent le masque de Kusillo. Marie porte un collier formé de crânes. Le violet et le jaune renvoient à la pompe des habits ecclésiastiques.

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