Gonzalo Borondo, peindre les tourments de l’âme.

Street/Art

Par | Penseur libre |
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J’ai rencontré l’œuvre de Borondo en octobre 2015, précisément rue de Chevalet, dans le 13e arrondissement de Paris. Le mur représente trois personnes : un enfant est debout devant un adulte assis sur un fauteuil rouge, derrière l’adulte assis, un personnage debout lui masque d’une main la bouche l’empêchant de parler, l’autre main est posée sur l’épaule de l’adulte assis. Le visage de l’adulte situé au troisième plan est occulté par un gribouillis sombre. Borondo a intitulé son œuvre « Les trois âges de la vie ».

J’avoue avoir été troublé par cette fresque. Mon trouble venait d’un écart entre mes attentes, mes projections, et l’œuvre. Les postures, la représentation des émotions, évoquent un classique de la peinture de chevalet, le portrait de famille. Ces portraits sont des œuvres de commande. Ils ont fait florès au 19e siècle. Les banquiers, les industriels, les commerçants enrichis par le négoce et tant d’autres ont demandé aux peintres de les représenter le plus souvent dans leur intérieur encadré de leur famille. Histoire de singer l’aristocratie. Histoire de montrer à leurs visiteurs que leur famille s’inscrivait dans une lignée, comme les nobles. Fortune faite, le Bourgeois rêvait d’être gentilhomme ! Ces portraits de famille furent tellement nombreux qu’ils définirent un genre secondaire du portrait classique. La photographie à la fin du siècle remplaça cette peinture de genre.

Bref, la fresque de Borondo semble s’apparenter au très convenu portrait du grand-père, de son fils et de son petit-fils. Dans le même temps, elle renvoie clairement à la triade des trois singes qui symbolisent la sagesse populaire : ne rien voir, ne rien entendre, ne rien dire. Borondo, contrairement à beaucoup d’autres street artists, a titré son œuvre. Il confirme l’hypothèse selon laquelle nous voyons le grand-père et sa descendance. Mais l’ambiguïté réglée concernant l’identité des trois personnages restent des zones d’ombre. La première est la rupture avec nos anticipations : le petit-fils n’entend pas, son père ne peut parler…mais qui et pourquoi le visage du grand-père est-t-il « masqué ». Logiquement, le grand-père devrait ne pas entendre. Mais la continuité a été rompue par un « effacement » du visage du grand-père. Ainsi, la fresque dont l’interprétation paraissait lumineuse s’obscurcit considérablement. Pourquoi la lignée masculine de cette famille serait-elle associée à une représentation symbolique de la sagesse ? Pourquoi cette comparaison bien peu flatteuse avec trois singes assis ? Pourquoi le visage du patriarche, objet de respect voire de déférence, a-t-il été « surchargé » d’un gribouillis enfantin pour le « cacher » ? Quelle histoire cette fresque nous raconte-t-elle ?

L’art de Borondo est dans cette fresque synthétisé. Une peinture à la touche typique des impressionnistes, voilà quant à la forme. Un « représenté » qui interroge et ne donne pas de clés pour comprendre. Un gap entre la forme qui emprunte les codes de la peinture de la fin du 19e siècle et un fond qui introduit « celui qui voit » dans les méandres d’une âme, tourmentée.

La première tentative de réponse à nos interrogations pourrait être la comparaison entre « Les trois singes » et les trois âges de la vie. Autrement dit, les personnages représentés ont le même statut que des singes. Le parallèle est peu flatteur !

Le sort réservé au grand-père met l’accent sur l’aspect métaphorique de l’œuvre. Le visage de l’ancêtre fondateur de la gens est comme raturé par un enfant. Une main malhabile qui d’un trait vengeur « efface » le visage et symboliquement fait disparaitre celui qui est, a priori, vénérable et respecté. C’est une offense d’un gamin qui se venge sur une photo de famille. Celui qui voit imagine le process : l’artiste peint un visage et le « raye » jusqu’à le faire disparaître. Borondo crée une image non pas seulement cachée, mais une image « vandalisée ».

Comment ne pas voir une illustration du fameux « Famille, je vous hais », l’image d’un règlement de compte avec les ascendants, à considérer que le jeune garçon est une représentation de Gonzalo Borondo. Des éléments biographiques pourraient accréditer cette hypothèse. L’artiste est né en 1989 d’un père psychiatre et d’une mère restauratrice d’objets d’art religieux. Un milieu familial dans lequel les images eurent un rôle central, images sous toutes leurs formes-peinture, sculpture etc.- images recréés, images interprétées, images comme autant de fils d’Ariane pour comprendre et soigner les âmes malades. Arrêtons-nous un instant sur le mot « image ». Image vient du latin imago qui signifie « ressemblance ». L’exemple que donne Littré est éclairante : « Cet enfant est l'image de son père. » Or donc, l’enfant dont la vue est cachée par son père ne peut voir les images du Monde. Privé de cette perception, il ne peut appréhender le Monde et le comprendre. Borondo, comme pour le montrer-caché du grand-père montre (donne à voir), un enfant autre lui-même qui voit mais dont la vue est volontairement interdite.

Un père qui empêche de voir un peintre, un grand-père honni dont l’image est mutilée, un jeu savant sur les images -je montre, je cache- une fresque a la fonction cathartique. Un artiste qui montre au Monde des images non pour le rendre plus beau mais parce qu’il en a besoin.

Je ne résiste pas à faire le rapprochement entre les images créées par Borondo et celles qu’ils créent mais occulte avec la démarche psychanalytique. Sigmund Freud connait l’exégèse juive appelée « midrach ». Pour faire simple, il s’agit de comprendre non seulement le texte écrit ou oral mais le sous-texte. De la même manière, sous l’image montrée existe un sous-texte. On aura compris que cette démarche exégétique a à voir avec les fondements de la psychanalyse. Borondo crée des images mais sous la monstration, celui qui voit est invité à aller chercher le sous-texte, c’est-à-dire, la signification profonde de l’œuvre. Si nous adhérons aux images de Borondo, c’est peut-être parce qu’humain nous partageons les mêmes souffrances et nous reconnaissons en l’artiste notre frère.

Borondo est allé encore plus loin dans sa réflexion sur l’image. Il a inventé un procédé de grattage du verre (le glass scratching). Il ne peint pas sur le verre, il le sculpte à la manière des graveurs sur cristal. De cette manière, il crée des formes et des volumes en gardant la transparence. Ces œuvres gravées sont terribles, à savoir qu’elles génèrent l’angoisse et la terreur.

La peinture de Borondo s’écarte des codes du street art. Sa touche ressemble à la trace colorée d’une énorme brosse plate, elle est large, vive, dynamique. Elle semble être le résultat d’un geste ample et inspiré. La juxtaposition des touches de couleurs et leur « spontanéité » feinte donnent à voir une peinture à mi-chemin entre la figuration et l’abstraction. Elle garde certes les lignes principales des sujets, elle représente le volume par le jeu subtil des ombres, mais elle s’éloigne de la représentation par la manière de peindre. La technique picturale à la fois rend compte d’une représentation et introduit dans celle-ci du flou, de l’incertitude, du mystère. C’est assurément un trait pertinent qui distingue la peinture de Borondo.

Borondo a une formation classique. A Madrid, il fréquente l’Ecole d’Art et l’Académie des Beaux-Arts. Il est diplômé de l’IES Margarita Salas et a suivi les cours de la très fameuse Université Complutense. Grâce à un programme d’échange culturel Erasmus, en 2012, il suit l’enseignement de l’Accademia di Belle Arti di Roma. Il a appris la peinture à l’huile dans l’atelier de Jose Herranz Garcia et, dans le cadre de ses études a expérimenté de nombreuses techniques. Du point de vue formel, sa peinture s’apparente à celle de Goya et sa façon de peindre sur les murs ressemble à la peinture à l’huile pour ce qui est de la touche.

Il est vrai qu’entre Goya et Borondo les points communs sont nombreux. Ils furent tous deux influencés par le classicisme et le néo-classicisme. Ils partagent des traitements de l’espace comparables, le goût des fonds évanescents, un souci partagé de la lumière et surtout la peinture par touches.

Des murs peints traduisent l’intérêt de Borondo pour les sujets classiques (les colonnades, les effets de trompe l’œil etc.) mais ce qui me parait le plus intéressant est le transfert des techniques picturales d’un Goya dans un imagier différent et dans le contexte culturel du street art. Somme toute, un Goya exacerbé, dont les limites ont été repoussés, appliqué à la peinture des murs dans la rue.

 

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Les œuvres de Borondo sont exceptionnelles. La technique picturale est un décalque abouti de la touche de son maître Goya et son inspiration, les images qu’il crée, sont issues des tréfonds de son inconscient bien plus que de son imaginaire.

 

Détail d'une fresque. La puissance d'une touche vivante et dynamique.
Détail de la technique picturale.
Fresque. Une relation étroite avec un environnement urbain. Une image qui change la signification et introduit angoisse et mystère.
Borondo en train de peindre. Un autre exemple du montrer-cacher.Fresque Paris, Belleville.
"L'homme sans visage".
Un visage caché, des "revenants"?
Exemple de glass-scratching.
Glass scratching.
Borondo dans son atelier.
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