Dans la tête d’un graffeur.

Street/Art

Par | Penseur libre |
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Itvan Kebadian dans son atelier parisien (photo : Richard Tassart)

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Lecture 9 min.

Tout est signe disent les sémioticiens. Dans cet « Empire des signes », le commentaire des œuvres picturales a priorisé le sujet représenté, la composition, la palette, l’inscription de l’œuvre dans une histoire des idées, les complexes relations que tisse une œuvre avec d’autres œuvres, les picturales et celles qui ressortissent d'autres champs disciplinaires (la musique, la danse, l’esthétique etc.) Pourtant, le diable est dans les détails et la nature du support des œuvres, la matière même de l’œuvre, la manière de dessiner ou de peindre (la touche, les mouvements qu’elle révèle, le trait etc.) sont des signes qui complètent l’analyse. Saisi par cette idée, je me propose dans ce billet de l'illustrer par un exemple, entre 1000!

J’ai choisi de parler d’un artiste plasticien qui a eu la gentillesse de me recevoir à deux reprises, suffisamment longuement pour que je sois en mesure de comprendre ses œuvres et, ce qui le distingue de beaucoup d’autres street artists, son trait.

Itvan Kebadian est un artiste à facettes, comme la boule du même nom. C’est un des fondateurs du crew TWE qui cette année fête ses 20 ans et surprend dans ses fresques politiques par la nature de son trait. Il dessine également à l’encre de Chine des scènes de ruines, de désolation, marquées par les images fortes d’un Gustave Doré et de la littérature fantastique. Il réalise aussi de superbes pastels dans lesquelles dominent les couleurs primaires et les contrastes puissants.

Un « historique » du graffiti français doublé d’un artiste dont la sensibilité et la révolte impriment toutes les œuvres.

Pourtant alors que les supports sont variés (les murs pour les fresques, les papiers de différents grammages pour le pastel et le dessin) des traits particuliers interrogent celui qui voit.

La surprise vient de l’importance du dessin dans son travail. Les fresques, toujours peintes en collaboration avec des membres du crew, associent des modes de représentation et des techniques très différentes. Lask qui souvent peint le motif central excelle dans la couleur et le réalisme ; dans certaines œuvres se lit une influence de la bande dessinée. Itvan « dessine à la bombe aérosol » toujours en noir sur fond blanc. Le mur est tout d’abord peint en blanc au rouleau et, dans un deuxième temps, sans croquis pour modèle, Itvan « dessine ». Avant de laisser sur le mur une trace, Itvan « voit dans sa tête » le trait qu’il compte tracer. Non seulement, il « voit » le trait dans son entièreté mais il imagine quel geste il va faire pour peindre. En fait, cette préparation est encore plus complexe : il prévoit quelle buse utiliser et quelle pression exercer sur la bombe pour rendre compte de l’épaisseur du trait.

Interrogé à ce sujet, Itvan Kebadian avoue son intérêt pour le dessin japonais traditionnel. La précision du trait, les formes cernées d’un trait noir, la calligraphie japonaise ont influencé son trait. Il utilise parfois dans son atelier un pinceau chinois et il ne tarit pas d’éloge sur l’habileté des peintres japonais et chinois qui tracent avec le même pinceau des traits épais et d’autres d’une grande finesse. De plus, les grands peintres japonais et chinois sont à la fois dessinateurs, peintres et calligraphes. Les trois compétences distinguées en Occident ne le sont pas dans les peintures traditionnelles d’Asie du Sud-Est. Comme ses illustres prédécesseurs, il n’a pas le droit à l’erreur. Pour réparer ses erreurs, il devrait repeindre en blanc les traits maladroits et repeindre les traits en noir dans un second temps. Il ne le fait pas pour plusieurs raisons : la première est qu’en 20 ans d’exercice il a développé des aptitudes « automatisées ». La phase de préparation que je viens de décrire est, en réalité, très brève, et regardant Itvan peindre, on ne perçoit pas la durée de cette phase.

Si le trait a un caractère définitif, l’enchaînement des traits pour créer des formes semble procéder de l’intuition. Bien sûr, il n’en est rien. De la même manière qu’il « voit » le trait qu’il va peindre, le parcours de son bras, la pression sur la buse etc., Itvan « voit » les traits qui vont s’articuler au premier. Dans son imagination, ce sont des éléments complets de sa fresque qui sont présents ensemble, avant d’être un à un décomposés pour être tracés. Là aussi, les éléments d’explication renvoient à l’expérience. Il recourt à des images mentales bien maîtrisées comme par exemple le dessin d’un immeuble ruiné. A cet élément va venir s’ajouter un autre élément, également maîtrisé, par exemple, une voiture retournée, les deux éléments comme un jeu de Légo vont s’articuler pour constituer le sous-ensemble d’une fresque. La même procédure va être réitérée pour former des ensembles de représentations plus importants. Ces routines ont été rendues nécessaires par les conditions mêmes des fresques « vandales ». L’exécution doit être rapide pour gagner au jeu de cache-cache avec la police. Pour peindre rapidement, il faut disposer d’un répertoire de formes dont la représentation a été par la répétition automatisée.

Ce « process » s’apparente à l’improvisation en musique. Comme en musique, des schémas préconstruits en amont du spectacle sont réutilisés, en gardant une place, relative, aux variations et à la spontanéité.

La prégnance du dessin dans le travail d’Itvan Kebadian s’explique également par sa prise d’informations. Je veux dire par là que lorsqu’il regarde quelque chose, il dit ne voir que les contours. Plus vraisemblablement, sa perception visuelle prélève l’ensemble de la scène vue mais privilégie le dessin des contours. Je fais l’hypothèse que cela est une rétroaction de sa passion pour le dessin qui explique cette prévalence du regard. Il voit tout, mais il ne retient que ce qui l’intéresse vraiment et depuis sa tendre enfance : la mémoire des limites. Le trait sépare deux espaces, l’espace intérieur et l’espace extérieur. Itvan dessine depuis une trentaine d’année et quand il regarde pour ensuite dessiner, son regard se focalise sur ce qui va être sa future tâche, reproduire d’un trait un contour. C’est la même acculturation du regard qui explique son goût du noir et blanc. Non seulement sa culture plastique a privilégié les contours pour donner naissance à des traits, mais le dessin sur papier blanc à l’encre de Chine traduit le monde d’Itvan en noir et blanc. Pour être plus précis en blanc (la couleur du support) et en plein de gris car l’encre de Chine, aisée à diluer, crée de magnifiques gris comme l’utilisation maîtrisée du jet de peinture de la bombe aérosol.

Chez Itvan Kebadian le trait dans son travail a une histoire ; une histoire éminemment personnelle qui prend racine dans la prime enfance. Une histoire enrichie d’apports extérieurs, de visites de musée, de découverte de la fulgurante beauté formelle des estampes japonaises, d’une longue pratique avec des « outils-scripteurs » aussi différents que la plume, le pinceau ou la bombe aérosol.

Somme toute, le trait raconte un itinéraire de vie avec ses passions, ses enthousiasmes, ses rejets, ses rencontres etc. Pas étonnant au demeurant. La touche des derniers tableaux de Van Gogh à Auvers raconte sa folie. Les visages allongés des portraits de Modigliani racontent sa passion pour la sculpture. Un tableau, un dessin, une fresque de street art représentent, rendent présents, des éléments du réel, rapprochons-nous des œuvres, nous y verrons, à travers les sujets, l’intimité des artistes et l’histoire ô combien passionnante de leur appropriation des techniques.

Pastel. Les contours du corps et des objets sont dessinés et cernés d'un trait noir, l'intérieur des formes est quasiment "vide".

Pastel. La représentation des personnages est réduite à ses contours.

Les personnages qui ont du point de vue de la signification une importance majeure sont davantage symbolisés que peints avec la précision observée dans les détails.

Une atmosphère lumineuse(troisfenêtres, un rideau qui vole) rendue par une gamme de gris et des traits.

Une action dynamique "économe" de traits et de nuances de gris.

Les personnages ont le "même statut graphique" que le décor.

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Une scène de violence traduite par l'expressivité du dessin.

Les contours empêchent ceux qui voient de dater la scène. Elle acquiert ainsi un caractère intemporel.

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