L’Ukraine, la clochette, le tigre…

Zooms curieux

Par | Journaliste |
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Le président US Jo Biden et la président chinois Xi Jiping lors d’une visioconférence tenue le 18 mars 2022. Au centre de la conversation : le sort de l’Ukraine, de Taiwan et le nouveau rapport de force qui s’établit dans le monde. Photo © ministère des Affaires étrangères de la République Populaire de Chine.

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« Celui qui a accroché la clochette au tigre doit lui enlever. » En ces termes subtils le président chinois Xi Jin Ping renvoie le président américain Jo Biden à ses responsabilités dans le déclenchement de la guerre qui ravage actuellement l’Ukraine. (1) Le président chinois est évidemment parfaitement au fait des manœuvres US visant à déstabiliser le monde afin d’assoir la suprématie à la fois militaire et commerciale étatsunienne.

Ce n’est pas difficile, il suffit de lire les prévisions et analyses publiées aux Etats-Unis, ce qu’a fait Marc Vandepitte pour De Wereld Morgen. (2) Il s’agit d’une liste effectivement fascinante de citations qui rend plus absurde encore le cinéma médiatique de nos dirigeants belges et européens, relayé avec une étonnante absence d’esprit critique par nos médias généralistes pour qui l’histoire se résume sans doute aux déclarations des dirigeants de l’OTAN.

Exemple : George Kennan, architecte de la Guerre froide, en 1998 déclarait: « Je pense que l’expansion de l’Otan est le début d’une nouvelle Guerre froide. Je pense que les Russes vont progressivement réagir de manière assez négative et que cela affectera leurs politiques. Je pense que c’est une erreur tragique. Il n’y avait aucune raison à cela. » (…) « Bien sûr, il y aura une mauvaise réaction de la part de la Russie. Et ensuite [les partisans de l’élargissement de l’OTAN] diront que nous vous avons toujours dit que les Russes étaient comme ça, mais c’est tout simplement faux. »

Soulignons aussi la déclaration d’Henry Kissinger, ancien ministre des Affaires étrangères des États-Unis, en 2014:

« Pour que l’Ukraine survive et prospère, elle ne doit pas être l’avant-poste d’un camp contre l’autre – elle doit servir de pont entre les deux. (…) L’Occident doit comprendre que pour la Russie, l’Ukraine ne pourra jamais être un simple pays étranger. » « Même des dissidents aussi célèbres qu’Alexandre Soljenitsyne et Joseph Brodsky ont insisté sur le fait que l’Ukraine faisait partie intégrante de l’histoire russe et, en fait, de la Russie. L’Ukraine ne devrait pas rejoindre l’Otan. »

Kissinger sait de quoi il parle, lui qui fut l’artisan de la guerre du Vietnam, d’une extrême brutalité, bombardant de napalm les combattants mais aussi les civils vietnamiens, cambodgiens, lui qui géra la déstabilisation de l’Amérique latine en commençant par la prise de pouvoir meurtrière du général Pinochet conduisant à la mort du président Salvador Allende qui contrariait les intérêts économiques US dans son pays… Henry Kissinger est le parfait porte-parole de cette notion d’ « Occident libre » brandie comme un bouclier défendant les intérêts des Etats-Unis, le « America First » slogan de tous les présidents US qui ont suivi. Mais il a bien mesuré l’erreur stratégique actuelle.

John Mearsheimer, l’un des principaux experts en géopolitique des États-Unis, en 2015, nous rappelle la « doctrine Monroe », boussole perpétuelle des USA:

« La Russie est une grande puissance, elle n’a absolument aucun intérêt à laisser les États-Unis et leurs alliés s’emparer d’un vaste espace d’une grande importance stratégique à sa frontière occidentale pour qu’il soit incorporé à l’Occident. » « Cela ne devrait guère surprendre les États-Unis d’Amérique, car vous savez tous que nous avons une doctrine Monroe. La doctrine Monroe stipule que l’hémisphère occidental est notre arrière-cour et que personne d’une région éloignée n’est autorisé à déplacer des forces militaires dans l’hémisphère occidental. » « Vous vous souvenez que nous étions fous de rage à l’idée que les Soviétiques mettent des forces militaires à Cuba. C’était inacceptable. Personne ne met de forces militaires dans l’hémisphère occidental. Voilà ce qu’est la doctrine Monroe. »

« Pouvez-vous imaginer que dans 20 ans, une Chine puissante formera une alliance militaire avec le Canada et le Mexique et déplacera des forces militaires chinoises sur le sol canadien et mexicain, et que nous resterons là à dire que ce n’est pas un problème? » « Personne ne devrait donc s’étonner que les Russes aient été horrifiés à l’idée que les États-Unis placent l’Ukraine dans la colonne occidentale du registre. (…) Mais nous n’avons pas cessé nos efforts pour que l’Ukraine fasse partie de l’Occident. » « L’Occident conduit l’Ukraine sur la mauvaise voie et en bout de course, l’Ukraine sera complètement dévastée. Si vous pensez que nous avons des difficultés avec les Russes, vous n’imaginez même pas les difficultés que nous aurons avec les Chinois. »

Concernant la menace d’une guerre nucléaire, écoutons William Perry, ministre de la Défense de Bill Clinton, en 1996:

« Nous devions continuer à avancer avec la Russie, et je craignais que l’expansion de l’OTAN à cette époque ne nous pousse dans la direction opposée. Je pensais qu’un revers ici pourrait anéantir les relations positives que nous avions si laborieusement et patiemment développées dans la période opportuniste de l’après-guerre froide. » « Nous avions besoin de plus de temps pour amener la Russie, l’autre grande puissance nucléaire, dans le cercle de sécurité occidental. Tenant compte du fait que la Russie disposait toujours d’un énorme arsenal nucléaire, j’ai accordé une très grande priorité au maintien de cette relation positive, surtout pour ce qui concernait la réduction à venir de la menace des armes nucléaires. »

La proposition russe de paix

Et pour comprendre ce qui a exaspéré le « tigre » russe au point de se lancer dans l’action armée – par ailleurs intolérable, inacceptable et condamnable au regard du droit international – c’est le refus de la proposition de paix lancée par la Russie le 15 décembre dernier. Voilà ce qu’a publié le journaliste Manlio Dinucci dans Il Manifesto du 21 décembre. (3)   

« La Fédération Russe a remis aux États-Unis d’Amérique, le 15 décembre, le projet d’un Traité et d’un Accord pour désamorcer la croissante tension entre les deux parties. Les deux documents ont été rendus publics, le 17 décembre, par le Ministère des Affaires étrangères russe. Le projet de traité prévoit, à l’Article 1, que chacune des deux parties “n’entreprenne pas d’actions qui aient une incidence sur la sécurité de l’autre partie”, et, à l’Article 2, qu’elle “cherchera à garantir que toutes les organisations internationales et alliances militaires auxquelles elle participe adhérent aux principes de la Charte des Nations Unies”.
   À l’Article 3 les deux parties s’engagent à “ne pas utiliser les territoires d’autres États dans le but de préparer ou effectuer une attaque armée contre l’autre partie”. L’Article 4 prévoit, donc, que “les États-Unis n’établiront pas de bases militaires dans le territoire des États de l’ex-URSS qui ne sont pas membres de l’OTAN”, et “éviteront l’adhésion d’États de l’ex-URSS à l’OTAN, en empêchant une ultérieure expansion à l’Est”. Dans l’Article 5 “les parties s’abstiennent de déployer leurs forces armées et leurs armements, y compris dans le cadre d’alliances militaires, dans les aires où ce déploiement peut être perçu par l’autre partie comme une menace à sa propre sécurité nationale”. Ainsi “elles s’abstiennent de faire voler des bombardiers équipés avec des armements nucléaires ou non nucléaires et de déployer des navires de guerre dans les aires, hors de l’espace aérien et des eaux territoriales nationaux, d’où ils puissent attaquer des objectifs dans le territoire de l’autre partie”. À l’Article 6 les deux parties s’engagent à “ne pas utiliser de missiles terrestres à portée intermédiaire ou courte en dehors de leurs territoires nationaux, ni dans les zones de leurs territoires d’où de telles armes puissent attaquer des objectifs sur le territoire de l’autre partie”. L’Article 7, enfin, prévoit que “les deux parties s’abstiendront de déployer des armes nucléaires hors de leurs territoires nationaux et ramèneront dans leurs territoires les armes déjà déployées en dehors” et qu’ “elles n’entraîneront pas de personnel militaire et civil de pays non nucléaires à l’utilisation d’armes nucléaires, ni ne conduiront de manœuvres qui prévoit l’usage d’armes nucléaires”.
  Le projet d’Accord stipule les procédures de fonctionnement du Traité, fondées sur l’engagement que les deux parties “résoudront toutes les controverses dans leurs relations par des moyens pacifiques” et “utiliseront les mécanismes des consultations et informations bilatérales, y compris des lignes téléphoniques directes pour des contacts d’urgence”. Le ministère des Affaires étrangères russe communique que la partie étasunienne a reçu des explications détaillées sur la logique de l’approche russe et espère que, dans un avenir proche, les États-Unis entament de sérieux entretiens avec la Russie sur cette question critique. (…)

On a vu ce que cela a donné : l’OTAN a continué à déployer soldats et armements dans ses bases des pays proches de la Russie, à armer fortement l’armée ukrainienne, à claironner haut et fort que l’Europe doit intégrer l’Ukraine… Le tigre russe s’est lancé au combat. Avec les conséquences catastrophiques que l’on connaît.

Manifestation pour la coexistence pacifique

Outre le drame absolu que représente la guerre pour des populations civiles sacrifiées aux politiques des superpuissances, on peut déplorer la mise à mort des mécanismes habituels de diplomatie, de négociation pacifique, de multilatéralisme. Cette guerre souligne l’échec flagrant de l’architecture des Nations Unies et des dirigeants européens qui apparaissent complètement inféodés aux diktats étatsuniens au lieu de développer une diplomatie européenne protégeant les citoyens européens.

Par contre, cette guerre illustre le triomphe des marchands d’armes, des militaires obtus, des extrêmes-droites guerrières, des nationalismes exacerbés. Elle nous reporte au siècle passé alors qu’il était urgent de bâtir l’autre monde, multipolaire, avec comme visée principale la survie de l’humanité.

Heureusement, des voix s’élèvent pour rappeler les principes élémentaires de la coexistence pacifique. Ainsi, l’ancien Premier ministre français Dominique de Villepin définit la voie de la sagesse : « Nous devons chercher le plus grand consensus en montrant la disponibilité européenne à participer à une réforme en profondeur de l’ordre international, en refusant le nouveau mur qui menace de s’abattre sur la planète, en faisant preuve d’imagination pour l’élaboration de nouvelles règles communes. » (4)

Ce dimanche 27 mars, des milliers de citoyens belges vont manifester à Bruxelles au nom de la paix, de la coexistence pacifique, du développement de relations équilibrées, respectueuses des droits des peuples quels qu’ils soient. Ils soutiennent les aides aux victimes civiles. Ils disent non à la guerre, à l’armement effréné, aux propagandes mensongères de nos dirigeants. Ils dénoncent leur incapacité à assurer notre sécurité à tous, à commencer par la sécurité énergétique et la transition économique et sociale qui permettrait de restaurer notre avenir climatique à tous.  (5)

  1. https://www.lemonde.fr/international/article/2022/03/19/biden-cherche-a-eviter-un-front-commun-des-regimes-autoritaires-au-profit-de-la-russie_6118198_3210.html

2. https://www.dewereldmorgen.be/community/strategische-denkers-die-waarschuwden-voor-uitbreiding-van-de-navo-uitgebreide-versie/

Une traduction en français se trouve sur le site https://www.investigaction.net/fr/guerre-en-ukraine-ces-strateges-et-intellectuels-us-avaient-predit-le-desastre/

3. « Manœuvre agressive” russe : Moscou propose la paix ». Article de Manlio Dinucci, (21 décembre 2021 dans Il Manifesto)

4. « Ne commettons pas l’erreur de faire du départ de Poutine un préalable ». Interview de Dominique de Villepin. LENA (Le Soir), le 23 mars 2022.

5. https://www.intal.be/in-gesprek-met-yurii-sheliazhenko-van-de-oekraiense-vredesbeweging-vrede-kan-je-niet-veroveren-je-moet-eraan-bouwen/

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