L’IA sera-t-elle mon boss?

Zooms curieux

Par | Journaliste |
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Astroboy, le petit garçon robot créé par le dessinateur Osamu Tezuka qui exprime des qualités bien humaines. Affiche © Tezuka Productions

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Ou l’intelligence artificielle sera-t-elle une camarade de travail ? Bref, que sera le travail demain ? Autant de questions évoquées lors du 32ème Colloque de la Laïcité au cours duquel les participants (le public et les conférenciers) ont mis en œuvre la formule de l’avenir : apprendre à apprendre et critiquer.

En 2019, l’Organisation Internationale du Travail célébrait ses 100 ans. Autant d’années de luttes des travailleurs pour obtenir les conditions d’un travail décent, partout dans le monde. Cette agence de l'ONU réunit des représentants des gouvernements, des employeurs et des travailleurs de 187 Etats membres. On y établit des normes internationales, des programmes visant à promouvoir le travail décent. C’est là aussi que sont développés la protection sociale et le dialogue social dans le domaine du travail.

Or, en cent ans, d’importants progrès ont été accomplis dans nos pays développés, mais pas tellement dans les pays les plus pauvres et les plus exploités pour leurs ressources naturelles et leur main d’œuvre bon marché.

Pire, alors qu’on pouvait espérer de la « révolution du numérique » un allègement des travaux pénibles et la création d’emplois plus qualifiés, nous assistons aussi à des dégradations de conditions de travail dans de nouveaux métiers : « ubérisation » tâcheronnage, management des coursiers - prétendument indépendants et donc non protégés socialement - par des algorithmes qui évitent toute tentative de protestation groupée. Bref, une exploitation de main d’œuvre digne du 19ème siècle.  Heureusement, des décisions récentes de justice en Grande Bretagne et en France rétablissent les droits élémentaires de ces travailleurs face à leurs patrons - réels et numériques.

Il est important de souligner que des emplois de qualité sont créés car il faut bien des techniciens de haut niveau pour créer les robots de nouvelles générations qui s’infiltrent dans quasi tous les secteurs de la production mais aussi dans la sphère des services, du non marchand.

D’énormes pertes d’emplois

Cependant, la perte nette d’emploi est énorme, selon le chiffres de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE). Dans un article tout récent paru dans le journal L’ECHO, Nathalie Bamps note que : « En dix ans, la vente de robots industriels a été multipliée par trois ». Et selon elle, on n’en est encore qu’au début du processus. Parallèlement, l’emploi dans les usines a baissé de 20% entre 1995 et 2015. L’été dernier, une étude publiée par le bureau britannique Oxford Economics annonçait encore que jusqu’à 20 millions de postes industriels pourraient laisser la place aux robots d’ici 2030. « Chaque robot industriel est susceptible d’éliminer en moyenne 1,6 emploi », annonce-t-on.

Et cette « évolution touche tous les secteurs: banques, compagnies d’assurances, transports, bureaux d’experts comptables, usines d’assemblage ». « Les nouvelles technologies touchent tous les types d’emploi, des plus manuels aux jobs intellectuels. » Cela n’épargnera pas notre pays : en 2017, l’IWEPS (Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique) estimait que « 564.000 emplois seraient menacés à l’horizon de 10 à 20 ans par la robotisation et la digitalisation de l’économie. Soit la moitié des emplois de la région. Et, contrairement aux idées reçues, les employés administratifs seraient les plus menacés, devant les commerçants et les vendeurs, et ensuite seulement les ouvriers de l’industrie et de l’artisanat. »

Bien entendu, de nouveaux emplois seront créés : selon la fédération du secteur technologique Agoria, « chaque emploi qui disparaîtra verra quatre nouveaux emplois se créer d’ici 2030. À condition d’évoluer, de se réorienter, et se former au changement. »

Avec le danger de voir naître une génération de travailleurs flexibles, insécurisés, disponibles quasi tout le temps, auto entrepreneurs, donc sans protection syndicale. Pour certains travailleurs, le travail sera plus agréable parce que moins répétitif, plus innovant. Pour d’autres, ils seront les adjoints des robots et perdront leur motivation à travailler ainsi.

Cette « révolution numérique » représente aussi un formidable défi pour les enseignants qui doivent préparer les citoyens de demain à être non seulement compétents mais aussi à lutter pour conserver leurs droits.

Les informations les plus contradictoires se mélangent dans les médias et dans les livres et conférences à ce sujet. Voilà pourquoi le Colloque de la Laïcité permettait de faire le point sur cette question complexe et angoissante.

Ne pas accroître la bêtise humaine

Charles Susanne, docteur en biologie, nous a parlé de l’Intelligence artificielle, avec cette question : est-elle le contraire de l’idiotie naturelle ? Cette IA qui apprend par elle-même (deep learning) est un des moteurs de la révolution techno-scientifique qui nous apporte tant, notamment en sciences et en médecine (voyons le perfectionnement énorme des techniques de diagnostic, entre autre). Mais elle montre ses limites, même un Elon Musk (Space X, Tesla) reconnaît qu’une automatisation excessive est une erreur, qu’il faut estimer le facteur humain et encadrer ces développements par le politique afin de partager les richesses ainsi générées. Bref, l’IA ne peut pas donner plus de pouvoir à la bêtise humaine. Il nous faut donc adapter nos valeurs pour assurer le progrès de notre humanité.

Démarchandiser le travail

Pierre-Paul Maeter, licencié en Sciences politiques de l’ULB, a été directeur du service Entreprises de la FGTB, secrétaire du Conseil National du Travail, président du Comité de direction du SPF Emploi, Travail et Concertation sociale. Sa position est radicale : il faut démarchandiser le travail, et créer plus de démocratie plutôt qu’augmenter la quantité de travail. Le capital et les oligarchies tentent de se réapproprier la relation travail et salariat par une individualisation du droit au travail. Le meilleur exemple étant Uber avec des travailleurs indépendants liés à une plateforme et dépendant d’une gestion par des algorithmes. Il s’agit bel et bien d’une forme moderne d’exploitation des travailleurs. Donc, à nous de favoriser les services publics, le secteur non marchand, de quitter cette tyrannie des chefs et des chiffres à atteindre coûte que coûte. Taxons les robots afin de sauvegarder les revenus du travail. Repensons la finalité du travail et des technologies en se posant les questions : que produire à quel prix, pour qui et comment ? Car il nous faut lutter contre les productions nocives comme les pesticides ; développer des activités réparatrices de la fracture écologique et sociale ; échapper au déterminisme technologique ; libérer notre temps de travail. Le but étant d’exercer des activités qui améliorent la qualité de la vie humaine, de participer à des mouvements sociaux qui construisent l’action publique… Bref, retrouver le plaisir des activités à savoir un travail qui n’est pas une marchandise.

Pour une innovation responsable

Anne Goldberg, diplômée en physique de l’Université Libre de Bruxelles, travaillant dans le secteur de l’industrie chimique et des nanotechnologies, a analysé ce qu’apporte l’IA dans l’industrie et comment le monde de l’entreprise soutient une innovation responsable. Certes, avec les robots et l’IA il est possible d’agréger des quantités phénoménales de données diverses en un temps record. Mais les informations ne deviennent connaissances que si elles sont contextualisées, il faut une visualisation de ce qu’on cherche et donc une interprétation humaine. Et d’ailleurs, tout part du cerveau humain : gérant les réseaux sociaux, les algorithmes traduisent une certaine vision de la société. Ainsi, les algorithmes de comportements tracent un individu statistiquement moyen, l’enferment dans des « bulles ». Or, tout prédiction de son comportement est impossible car les données sont sélectionnées et ne couvrent pas la réalité complexe de la vie humaine. Quant aux entreprises, elles cherchent aussi à produire ce que la société attend. Au-delà de la richesse et de la valeur il y a le désir d’augmenter les performances humaines. Même au Forum économique mondial de Davos, les grandes entreprises ont reconnu qu’il fallait passer d’un capitalisme d’actionnaires à un capitalisme de « parties prenantes » afin de relever le défi de l’anthropocène qui tue le système Terre. Pour cela, il nous faut aussi sortir d’un système patriarcal où l’on ne compte que 3% de filles en filière informatique et 16 % de femmes scientifiques. Toutes les richesses humaines doivent être valorisées pour créer un développement durable et sortir du gaspillage énergétique et des ressources de la planète.

L’universel, c’est la sécurité sociale

Mateo Alaluf est sociologue, professeur émérite en sciences sociales à l'ULB et expert en sociologie du travail. Il a publié de nombreux livres sur le thème du travail et de l’emploi ainsi que sur l’allocation universelle ou revenu de base. Il précise d’emblée qu’il faut distinguer la notion d’emploi (lien de subordination du salarié) avec le travail (activité humaine créatrice de valeur économique). Historiquement, il y a eu une constante évolution de l’emploi salarié entre la fin de la guerre et maintenant, si l’on compte les petits jobs, les temps partiels. Les CDI et les temps plein n’ont pas diminué. Par contre, il y a moins de travailleurs à cause de la diminution de la vie de travail (scolarisation plus longue et retraite plus tôt), la réduction à temps partiel ce qui provoque une diminution de salaires et une infériorisation des femmes.

A cause de la digitalisation, des emplois disparaissent et d’autres se transforment. Beaucoup parlent du « revenu universel » pour sauver les victimes de cette évolution. Mais, explique Mateo Alaluf, de nombreuses expériences ont eu lieu dans le monde ; on a constaté que les gens ainsi assistés cherchent du travail pour compléter ce revenu et n’en trouvent pas. Donc, voyant que cela n’arrange rien, les autorités arrêtent ce programme et les personnes se trouvent dans une situation pire qu’avant. Quant au système Uber, il est déficitaire et donc il demande à la collectivité d’instaurer le « revenu universel » pour continuer à utiliser des travailleurs sans emploi et sans la protection qui va avec. C’est ainsi qu’on instaure une précarité universelle !

La logique d’égalité des chances si l’on donne à chacun 1000€ par mois et que chacun soit responsable de son sort, est fausse. Cela ne fait qu’augmenter les inégalités à cause des différences de ressources, de patrimoine, de lien social, de culture des gens. Ce système est un attrape-nigaud pervers qui vise à attaquer la sécurité sociale et l’Etat social, qui, eux, peuvent être qualifiés d’universels car ils protègent les droits générés par le travail. Ce qui serait véritablement universel est l’élargissement de la sécurité sociale à toute la population et à tous les risques ; sur le modèle des allocations familiales qui sont données à tous les enfants.

Pour que les assurances maladies et chômages deviennent universelles, il faudrait que les richesses soient redistribuées selon les besoins et les moyens de chacun. C’est cela l’égalité. La mutualisation des services publics, des soins de santé, s’oppose à la marchandisation. C’est l’universalité du corps social contre le déclassement. Prenons l’exemple de Macron qui, en privatisant les pensions, brise la solidarité permettant ce droit à la pension. Autre exemple ; les mesures ciblées contre la pauvreté. Elles n’ont jamais diminué la pauvreté, au contraire, on y maintient les gens ce qui augmente les inégalités. Seule la sécurité sociale est capable de diminuer les inégalités. Pour financer cela, il y a les cotisations sociales de tous les travailleurs mais il faudrait augmenter les impôts sur les revenus, les impôts sur les fortunes, augmenter les dépenses publiques afin de fournir plus d’emplois salariés… Et ne pas se contenter d’augmenter la TVA qui est une taxe sur la consommation, qui nous pénalise tous.

Contre la robotisation de l’humain

Estelle Ceulemans est secrétaire générale de la FGTB- Bruxelles, licenciée en Science du Travail et titulaire d'un DES en gestion du personnel. Elle est donc bien placée pour observer les conséquences de la numérisation du travail. Augmentation de la pression au travail, changement des modes d’organisation, performances sans cesse, flexibilité, planning des travailleurs codé par la machine : l’humain est robotisé et souffre de plus en plus de burn out tant la pression physique et mentale s’accroît. Le télétravail est parfois utile mais on constate des distorsions entre travailleurs qui peuvent en bénéficier et les autres. Elle s’interroge aussi sur l’individualisation des travailleurs qui, sous prétexte de plus d’autonomie, se trouvent dans une plus grande solitude. Elle s’inquiète du statut des salariés, des indépendants dans le cadre du dumping social qui met les travailleurs en concurrence permanente. Le système a été renforcé par la loi De Croo qui admet des prestations défiscalisées hors statut social comme celles de coach sportifs, ce qui légalise le travail en noir comme celui des travailleurs de plateforme. C’est du non emploi, souligne-t-elle. La FGTB et les autres syndicats tentent de protéger ces travailleurs non employés, ces auto entrepreneurs isolés, mais ce n’est pas facile.

Le défi philosophique

Isabelle Jespers est licenciée en philosophie de l’ULB et professeur à l’école européenne Bruxelles II. Elle est la secrétaire générale de l’ASBL PhARE (Analyse, Recherche et Education en Philosophie pour Enfants). Cette expérience lui permet de décrire une éducation des futurs citoyens utilisateurs des nouvelles technologies dans le cadre d’un humanisme solidaire. Contre l’obsolescence programmée de l’humain, il y a la gestion du savoir, l’indépendance, la transmission. Elle nous décrit le défi posé au monde enseignant : se soumettre aux demandes de décideurs économiques ou lancer dans la vie des citoyens critiques et solidaires ? La question est angoissante : agissons-nous déjà maintenant comme des IA ? Nous sommes devenus peu de chose par rapport aux outils que nous avons créés. L’enjeu est de taille : il s’agit de forger, par l’éducation en premier, une culture du non-profit, de la solidarité, de la coopération.

Vers un nouveau pacte social

Edouard Delruelle, professeur de Philosophie politique à l’ULG, et aussi Président de l’UNMS-Solidaris, évoque les attaques du système néolibéral contre l’Etat social avec lequel il était en compromis jusqu’à l’an 2000, contre les services publics et le droit social. En 2008, la cible était la sécurité sociale pour obtenir le définancement du chômage, de la protection santé, maladie, invalidité. En conséquence, pour 2024 on prévoit un déficit de 24 milliards et donc la mort de la sécurité sociale.

Il y a là une urgence politique car le modèle mondialiste touche à ses limites (l’épidémie du coronavirus en est l’avant-garde !) : crise sociale, économique, environnementale, politique, chaque pays décline cela à sa façon. Il nous faut conclure un nouveau pacte social dans le cadre de la révolution numérique et de la transition écologique.

Le défi politique est le suivant : l’émancipation de l’être humain est prise dans la dialectique de la liberté individuelle (celle de pouvoir faire quelque chose), de la soutenabilité (sauver l’environnement) et de la démocratie (parité homme/femme, expression des populations dans leur diversité, etc.).

Trois pistes d’action, selon Edouard Delruelle. D’abord, la démarchandisation du travail en retournant à la logique des services publics, de la sécurité sociale, d’un statut renforcé du travail car le contrat de travail, selon la définition d’Alain Soupiot, est basé sur un lien réel de dépendance économique ce qui implique des droits. Cela nous amène à la réflexion sur l’encadrement juridique du télétravail, du droit de déconnection notamment (ne pas être accessible en permanence aux injonctions du patron).

En ce sens, l’allocation universelle est une fausse bonne idée, la sécurité sociale doit être financée par les cotisations sociales (qui sont en réalité une partie du salaire différé) et pas par les impôts, souligne Edouard Delruelle.

Deuxième piste : il faut opposer ces outils d’émancipation au patronat, fourbir nos stratégies de lutte contre les inégalités (gilets jaunes, etc.), contre l’effondrement écologique, par des luttes décoloniales (gérer démocratiquement les migrations et diasporas), atteindre à l’égalité hommes/femmes. On constate une radicalisation des résistances, voyez les actions d’Extinction Rébellion, les radicalisations féministes, etc. Quelles alliances sont donc possibles avec ces mouvements, avec les classes sociales ?

La troisième piste évoquée par Edouard Delruelle est la nécessité de la conscience critique : il nous faut nous informer, débattre, penser la société, partager nos connaissances, rapprocher les disciplines et démocratiser la société. Cela signifie résister aux symptômes morbides comme les options sécuritaires développées grâce à l’IA. Dire non avec un esprit de responsabilité. Imaginer le nouveau, un projet de société alternatif. Sinon, le pire arrivera. Mais la bataille des idées se poursuit.

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32ème Colloque de la Laïcité. 7 mars 2020. « Intelligence artificielle. Mon boss ou ma camarade de boulot ? Que sera le travail de demain ? »

https://www.lecho.be/opinions/general/votre-emploi-peut-il-resister-face-aux-robots/10211413.html

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