« Travailleuse du sexe », dit le perroquet !

Zooms curieux

Par | Journaliste |
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"Lorsqu'un homme paye pour du sexe, il prostitue." Dessin illustrant une brochure du Réseau d'actions et d'apprentissages commnautaires et sa campagne "Mondialisation et nouvelles formes de violence faites aux femmes.".

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Il y a près de vingt ans, dans une des zones les plus glauques de Phnom Penh au Cambodge, le « red light district », j’ai eu l’occasion de visiter un centre d’aide aux prostituées. Ces jeunes femmes racontaient toutes à peu près la même histoire : des hommes - voire même des femmes - arrivaient dans les villages les plus reculés et faisaient miroiter aux paysans un avenir doré pour leurs filles : scolarisation, travail dans des hôtels, dans des boutiques, apprentissage d’un métier. Ce qui signifie de l’argent pour aider les familles.

La suite est tristement banale : ces jeunes filles étaient brutalisées, violées, menacées, droguées et soumises à la prostitution. Nombre d’entre elles étaient contaminées par les maladies vénériennes et surtout, décimées par le Sida. Alors, elles étaient jetées à la rue et récupérées par diverses associations d’aide qui leur prodiguaient des soins, ou une mort plus digne que dans les caniveaux. Celles qui survivaient apprenaient un travail ou étaient aidées afin de rentrer dans leur village pour autant que les parents, déshonorés, acceptent de reprendre leur fille…

« Sexual worker » plutôt que prostitution

A la même époque, j’ai vu de très guindés fonctionnaires des Nations Unies parcourir des villages et des petites villes cambodgiennes afin d’apporter la bonne parole onusienne notamment en conseils d’organisation des soins de santé maternelle et infantile. C’est là que j’ai découvert les premières utilisations du terme « sexual worker », « travailleur du sexe », que le langage « politically correct » américain imposerait ensuite au reste du monde, en lieu et place du terme « prostitution ». Un terme que les perroquets de trop nombreux médias, de gouvernements, d’ONG et autres associations nationales et internationales utilisent au risque de gommer la réalité tragique qu’il recouvre.

Car la prostitution dit exactement ce qu’il en est dans les 99 % des cas d’exploitation sexuelle des femmes mais aussi des enfants : il s’agit d’une traite des être humains, d’esclavage, de violences extrêmes contre les femmes et les petites filles, une atteinte fondamentale aux droits humains.

Ce nouveau langage administratif était insultant pour la souffrance de ces jeunes femmes et leurs familles, choquant pour les soignants - médecins, sages-femmes, infirmiers- survivants au génocide qui avait ravagé le Cambodge.

Un de ces « experts » en costume-cravate onusien avait même souligné que seuls des médecins (donc des hommes) pouvaient pratiquer des soins aux femmes, notamment lors des accouchements… Alors que ce pays compte de nombreuses sages-femmes à l’expertise bien plus grande que celle des médecins jeunes et frais émoulus des facultés de médecine, qui, d’ailleurs, n’avaient qu’une ambition : travailler dans les grandes villes où ils gagneraient plus d’argent.

Envisager un réseau d’aide et de formation continue aux sages-femmes n’effleurait pas l’esprit de ces experts, au grand désespoir des autorités locales qui tentaient de leur faire comprendre la tragique réalité des campagnes.

Rappelons que le Cambodge a mis des décennies à se remettre d’un effroyable génocide perpétré par les Khmers rouges, fanatiques communistes maoïstes qui ont profité de la déstabilisation totale de la région lors de la guerre du Vietnam pour s’attaquer aux fondements d’une civilisation : l’éducation, la culture, l’art, les progrès technologiques et obliger toute la population à travailler dans les champs.

Après ces massacres, la population était décimée et les femmes étaient plus nombreuses à survivre, à reconstruire le pays. Un Cambodge dévasté qui était boycotté par les pays occidentaux au motif qu’il avait été délivré par les Vietnamiens, à la grande colère des Etats-Unis ne voulant pas admettre avoir perdu leur guerre contre le « communisme ». Comme d’habitude, les pays européens suivaient les injonctions américaines et cela n’a pas malheureusement pas changé.

Ce sont donc les organisations non gouvernementales de divers pays et quelques agences des Nations Unies qui venaient en aide aux populations les plus pauvres.

Que se passe-t-il actuellement ? La prostitution sévit toujours dans les rues du red light area de Phnom Penh où circulent des touristes occidentaux et chinois en quête de très jeunes beautés cambodgiennes. La drogue alourdit encore cet esclavage que l’on ne peut appeler « travail du sexe » tant il est ignoble et meurtrier.

Pendant ce temps, chez nous, on discute, on ergote sur les termes à utiliser, ce qui masque l’échec de notre civilisation en matière de droit des femmes et des petites filles, principales victimes de la traite des êtres humains et de la prostitution.

Légaliser ou interdire

Au nom de la protection des femmes, on en est à légaliser le « travail du sexe » pour en faire un métier d’indépendantes protégées dans des centres qui remplaceraient avantageusement les proxénètes violents. Cela pourrait convenir à la très petite minorité de femmes choisissant librement ce « métier », par goût du lucre. Mais cela occulte la traite des êtres humains qui est plus vaste, plus violente et plus lucrative que jamais en Europe grâce aux réseaux de plus en plus violents d’Albanais, de Tchétchènes, de Roumains, de Bulgares...

Heureusement, « en 1999, la Suède a été le premier pays à ériger en infraction pénale l'achat de services sexuels, avec des résultats positifs avérés en termes de réduction de la demande de personnes soumises à la traite. Depuis, d’autres pays se sont engagés sur la même voie ou ont pris des mesures en ce sens. », constatait le Conseil de l’Europe, en 2014. « Parallèlement, d’autres Etats membres ont décidé de légaliser tant la vente que l’achat de services sexuels, dans le but d’en diminuer l’attrait pour la criminalité organisée et d’améliorer les conditions de travail des travailleurs(euses) du sexe, avec des résultats limités. », poursuivait le Conseil. Et c’est précisément cela qui est en discussion en Belgique pour le moment.

Or, le Conseil préconisait ceci aux Etats membres : « envisager la criminalisation de l'achat de services sexuels, fondée sur le modèle suédois, en tant qu’outil le plus efficace pour prévenir et lutter contre la traite des êtres humains; interdire la publicité, y compris déguisée, pour les services sexuels; ériger le proxénétisme en infraction pénale, s’ils ne l’ont pas déjà fait; établir des centres de conseil offrant aux prostitué(e)s une aide juridique et de santé, indépendamment de leur statut légal ou d'immigration; mettre en place des «programmes de sortie» visant à la réhabilitation de celles et ceux qui souhaiteraient quitter la prostitution, en prévoyant une approche globale comprenant des services de santé, tant mentale que physique, l’aide au logement, l’éducation, la formation et l’emploi; (...) »

Une atteinte à la dignité humaine

Pour sa part, le Parlement européen a longuement détaillé la position européenne, le 14 septembre 2023, dans sa « Réglementation de la prostitution dans l’Union européenne: implications transfrontières et incidence sur l’égalité entre les hommes et les femmes et les droits des femmes ». Curieusement, la presse grand public n’en a pas parlé ou très peu, sans doute fascinée par le phénomène « Mee Too », plus « glamour » que l’affreuse réalité de la prostitution forcée.

Le Parlement européen constate que « la traite à des fins d’exploitation sexuelle reste de loin la forme la plus répandue de traite des êtres humains dans l’Union, étant donné que 51 % des victimes de la traite des êtres humains dans l’Union le sont à des fins d’exploitation sexuelle (24); que, selon l’OSCE, la traite à des fins d’exploitation sexuelle génère à elle seule près de 100 milliards de dollars par an (25), constitués principalement d’argent versé par des hommes pour des relations sexuelles avec des femmes victimes de la traite; que l’article 2 de la directive sur la lutte contre la traite des êtres humains dispose que le consentement d’une victime de la traite des êtres humains à l’exploitation, envisagée ou effective, est indifférent lorsqu’il est obtenu par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages; que les victimes de la traite des êtres humains peuvent être de tout genre, sexe, âge et origine, mais que la traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle touche de manière disproportionnée les femmes, les jeunes filles et les groupes marginalisés dans les États membres de l’Union et dans le monde; que les trafiquants recourent souvent à la violence, à des agences d’emploi frauduleuses et à de fausses promesses d’éducation ou de perspectives d’emploi pour tromper et contraindre leurs victimes, et tirent profit d’un réseau criminel très développé et bien financé; (...) »

Il faut lire ce long texte très argumenté et exiger que les mesures sociales et de protection soient prises et augmentées le plus vite possible afin de soustraire des centaines de milliers de victimes à cette tragédie qu’est la prostitution en Europe et dans le monde.

Il en va de la notion même de dignité humaine : « Le paiement réduit en outre ce corps à un objet de consommation, de façon incompatible avec la dignité humaine », « Considérer ce mal comme ‘nécessaire’ sous-entend d’autre part que les pulsions sexuelles seraient à ce point irrépressibles qu’un exutoire doit toujours être à leur disposition, au mépris de la dignité et du respect auxquels toute personne a droit. Nous refusons cette vision de l’être humain qui lui dénie toute capacité de considérations éthiques dès lors que ses pulsions le ‘dominent’», pouvons-nous lire dans une analyse publiée par les Femmes Prévoyantes Socialistes en 2002, toujours bien d’actualité et que nos actuels gouvernants feraient bien de relire avant de mettre en application la réglementation européenne sur la prostitution.

Ce 8 mars est la journée internationale des droits des femmes. L’ONU-Femmes a choisi le thème « Investir en faveur des femmes : accélérer le rythme ». Car « la réalisation de l’égalité des sexes reste le principal défi en matière de droits humains. Les progrès en faveur des femmes profitent à tous. »

Un beau programme mais l’actualité est sanglante. Des centaines de milliers de femmes et des enfants sont les premières victimes des massacres provoqués par les guerres : Gaza, République Démocratique du Congo, Ukraine et autres conflits passés sous silence. Les déstabilisations par les guerres, les famines, les conflits divers profitent aux réseaux mafieux et de traite des êtres humains.

Rétablir la paix est la première condition à remplir si l’on veut protéger la dignité humaine, où que ce soit dans le monde.

A lire:

  • La résolution 1983 du Conseil de l’Europe, en 2014 :

http://assembly.coe.int/nw/xml/XRef/Xref-XML2HTML-fr.asp?fileid=20716&lang=fr

  • Le Cahier de la FIDH sur Trafic et prostitution dans le monde (juin 2000) :

https://www.fidh.org/IMG/pdf/pros38c.pdf

  • Sur les différentes facettes de la traite des êtres humains, lire :

https://www.myria.be/fr/publications/rapport-annuel-devaluation-2023-traite-et-trafic-des-etres-humains-une-chaine-de-responsabilites

  • La plus récente réglementation européenne sur la prostitution :

https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-9-2023-0328_FR.html

  • Ce 8 mars 2024 : journée internationale des droits des femmes :
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<p>Jeunes femmes cambodgiennes emmenées en bateau vers un bar flottant de Kompong Kleang Photo © Jean Frédéric Hanssens</p>
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Commentaires

Catherine Kestelyn @ Bruxelles

Merci, Gabrielle, pour cette clarification bienvenue:
"« Travailleuse du sexe », dit le perroquet !"