Multinationales : le tournant décisif ?

Zooms curieux

Par | Journaliste |
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La nouvelle directrice-générale de l’OMC, la Nigériane Ngozi Okonjo-Iwaela. Photo © OMC.

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L’actualité révèle une évolution rapide des mentalités par rapport au modèle économique dominant, déjà fortement contesté ces dernières années à propos de l’urgence climatique et à présent à l’occasion de la pandémie Corona. Les opinions publiques oscillent entre la (fausse) sécurité du monde d’avant et l’espoir d’un monde « durable » socialement et écologiquement.

Au niveau macro, l’annonce d’une économiste nigériane à la tête de l’Organisation Mondiale du Commerce qui avait été bloquée par l’administration US de D. Trump, suscite espoir et interrogations ; espoir car il s’agit d’une voix de l’Afrique qui s’exprime enfin. Interrogations car personne ne peut dire si cela constitue un changement de paradigme par rapport au néo-libéralisme économique basé sur l’exploitation démesurée et souvent criminelle des ressources naturelles et de la force de travail des populations maintenues dans une pauvreté permanente.  

La Dr Okonjo-Iweala, 66 ans, deviendra le 1er mars la première femme et la première Africaine à la tête de l'OMC. Son mandat, renouvelable, expirera le 31 août 2025. Sa première déclaration : "À l'heure actuelle, l'OMC est confrontée à de nombreux défis et il est clair pour moi que des réformes profondes et de grande envergure sont nécessaires. On ne peut pas continuer comme avant", rapporte France 24 qui relève ses trois principales priorités au cours des prochains 100 jours : la réponse à la pandémie et à celles à venir, les subventions à la pêche et régler les défaillances du bras juridique de l'OMC.

Le Point précise son ambition: « faire en sorte que les vaccins soient produits et distribués dans le monde entier, pas seulement dans les pays riches, mais aussi résister à la tendance au protectionnisme qui s'est amplifiée avec la pandémie, afin que le libre-échange puisse contribuer à la reprise économique. »

Le libre-échange reste la doctrine fondamentale de l’OMC et de sa nouvelle directrice-générale, alors que les dernières années ont vu l’affaiblissement du multilatéralisme avec l’accroissement des hostilités commerciales entre les États-Unis, la Chine et l'Union européenne. « Les États-Unis et l'UE pressent d'ailleurs l'OMC de réviser le statut de la Chine, qui selon Washington usurpe son statut de pays en développement pour en tirer un avantage économique », souligne Le Point.

Stop à l’impunité des multinationales

L’OMC est en quelque sorte le gendarme du commerce mondial et il dispose d’un bras juridique chargé du règlement des différends commerciaux entre gouvernements membres en cas de viol d’un accord de l'OMC ou de non-respect d’un engagement contracté dans le cadre de l'OMC. C’est l’organe d’appel de cette structure juridique - fonctionnant essentiellement par arbitrage avec des juristes privés – qui est bloqué depuis des années à cause des Etats-Unis du temps du président Obama et encore plus de Trump, refusant ces atteintes à la souveraineté nationale.

Si le multilatéralisme reste la voie à privilégier plutôt que des guerres commerciales incessantes, de très nombreuses voix d’altermondialistes, de partisans d’un ordre social mondial basé sur la justice souhaitent d’autre formes de règlements des différends par le biais d’une justice publique et non privée. L’arbitrage favorise en effet les multinationales lorsqu’elles sont attaquées par des gouvernements, notamment de pays africains qui souffrent particulièrement des exactions commises contre les populations et contre l’environnement.  Une grande campagne « Stop à l’impunité des transnationales » a cours depuis quelques années auprès de l’ONU, coordonnée par le CETIM en Suisse. Elle vise à l’établissement de normes contraignantes appliquées aux transnationales mettant ainsi fin aux nombreuses violations des droits humains, commises par ces sociétés. Celles-ci doivent répondre comme n’importe qui, devant la justice. Il s’agit aussi d’améliorer l’accès à la justice aux victimes et aux communautés affectées et assurer une meilleure protection des syndicalistes, des paysans et des communautés locales.

Les gouvernements réunis au sein d’un groupe de travail en sont à la sixième session de négociations avec les Nations Unies, à Genève. Logiquement, le débat devrait porter sur le fonctionnement de l’OMC, pour autant que les Nations Unies trouvent un consensus à ce propos qui ne soit pas bloqué, comme c’est systématiquement le cas, par les grandes puissances économiques qui protègent leurs multinationales.

En attendant cette évolution au plus haut niveau du pouvoir mondial, les défenseurs des droits humains se sont tournés vers les justices locales afin d’attaquer les multinationales responsables de crimes contre des travailleurs et d’atteintes graves contre l’environnement.

Shell enfin condamnée

En tant que Nigériane, Mme Okonjo-Iweala a certainement scruté avec intérêt le récent jugement de la Cour d’appel de La Haye, aux Pays-Bas, qui a jugé le géant pétrolier Shell responsable de la pollution pétrolière causée par sa filiale Shell Nigeria dans la région du delta du fleuve Niger. Cela fait 13 ans déjà que trois agriculteurs ont accusé Shell de polluer gravement leurs terres devenues infertiles et les eaux devenues empoisonnées.

Contrairement au jugement en première instance, qui jugeait que la société mère n’était pas responsable des actions d’une de ses filiales, les juges en appel ont renversé cette position. Shell devra donc payer des compensations à ces agriculteurs.

De son côté, Amnesty international se réjouit d’une autre victoire judiciaire : « Le 12 février, la Cour suprême du Royaume-Uni a donné gain de cause à deux communautés du delta du Niger qui réclament justice pour les dégradations de l’environnement commises par Shell (Okpabi et al contre Royal Dutch Shell et al). La Cour a conclu que les communautés Ogale et Bille peuvent intenter une action en justice pour que Royal Dutch Shell (RDS) et sa filiale nigériane, Shell Petroleum Development Company (SPDC), prennent en charge la dépollution des lieux dégradés et leur versent des indemnités.

Mark Dummett, directeur du programme Thématiques mondiales à Amnesty International, a déclaré : « Cette décision historique pourrait représenter la fin d’un long chapitre d’impunité pour Shell et pour d’autres multinationales qui commettent des atteintes aux droits humains à l’étranger. Les propres dossiers de Shell montrent l’ampleur des fuites d’hydrocarbures qui continuent de ravager les terres des communautés Ogale et Bille, d’empoisonner leur eau et de détruire leurs moyens de subsistance. »

« Mais jusqu’à aujourd’hui, Shell est parvenue à éviter de nettoyer et de verser des indemnités, en arguant qu’elle n’est pas responsable des activités de sa filiale nigériane – qui lui appartient entièrement. Shell est bien contente de dégager d’énormes profits du territoire nigérian, mais affirme n’être au courant de rien lorsqu’on lui demande des comptes quant au coût humain de ses activités. La décision du 12 février a fait vaciller les fondations d’un modèle économique basé sur l’esquive des responsabilités. »

On verra si la patronne de l’OMC sera sensible aux réparations indispensables pour les nombreuses victimes des agissements des multinationales qui exploitent les pays africains, notamment. Mme Ngozi Okonjo-Iweala a souligné que l'OMC doit s'atteler à son but premier, celui « d'améliorer les niveaux de vie » dans les pays pauvres, de « créer des emplois décents pour les gens ». Pour cela, le commerce a certainement un rôle à jouer dans la reprise économique après la crise du Covid-19, a-t-elle ajouté.

Pour des vaccins « biens publics mondiaux »

Cette crise a posé de manière dramatique la difficulté d’accès à la vaccination dans les pays les plus pauvres et la bataille économique majeure entre les « Big Pharma » afin de s’accaparer les plantureux bénéfices de l’exploitation commerciale des vaccins à l’échelle planétaire.

Des pays comme l'Inde et l'Afrique du Sud demandent une exemption des droits de propriété intellectuelle sur les vaccins anti-Covid pour les rendre plus accessibles et permettre un déploiement plus rapide. Cette revendication est portée par des milliers de gens, dans le monde entier, par le biais de diverses initiatives citoyennes comme celle lancée par Riccardo Petrella et l’Agora des habitants de la Terre .

Voici, d’après Le Point, l’approche de Dr Ngozi Okonjo-Iweala : « Au lieu de passer du temps à discuter, nous devrions regarder ce que fait le secteur privé ». Elle privilégie les accords de licence en vue de produire des vaccins dans plusieurs pays, ainsi que le fait le laboratoire britannique AstraZeneca en Inde. « Le secteur privé a déjà cherché une solution parce qu'il veut faire partie de la solution pour aider les pays pauvres et les gens défavorisés », déclare-t-elle. Elle ajoute qu'il faudrait aussi contrer la tendance aux restrictions sur les exportations des équipements médicaux et faire attention à ne pas perturber les chaînes d'approvisionnement en voulant miser essentiellement sur la production à l'échelle locale.

L’OMC semble donc bien éloignée d’une révolution commerciale pour les biens qui pourraient être reconnus comme « biens publics mondiaux ». Par contre, la directrice-générale insiste particulièrement sur la conclusion de l’accord sur l'interdiction des subventions à la pêche qui contribuent à la surpêche, et qui vise particulièrement la Chine. Le Monde diplomatique a consacré à cet important sujet un dossier très éclairant sur le pillage des ressources halieutiques et l’impuissance des Etats face aux flottes de pêcheurs financés par le gouvernement chinois.

L’Europe, un espoir ?

L’Europe deviendra-t-elle une puissance économique et politique capable de changer le système d’avant la pandémie ? Pour l’instant, elle produit de beaux plans censés nous sauver de la catastrophe climatique à venir mais elle est empêtrée dans ses accords d’antan : en 1998, est entré en vigueur un Traité sur la Charte de l’énergie (TCE) qui protège les investisseurs dans les énergies fossiles et renouvelables. A présent que nombre d’Etats ont enfin compris qu’il ne fallait plus miser sur les énergies fossiles et que l’Europe entend réaliser son Green Deal et les objectifs climatiques, tous se trouvent liés par ce traité international. De grandes entreprises attaquent des Etats qui changent leur politique énergétique. Le Monde révèle que « à ce jour, la conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement a recensé 135 cas de litiges sous le TCE et que le montant des compensations accordées s’élève à 55 milliards d’euros », développe l’experte des politiques énergétiques et du TCE, Yamina Saheb. »

Les Etats désargentés et de plus, obligés de venir en aide à de larges partie des populations atteintes par la crise Covid hésitent à renégocier ce traité. Le Monde explique que « le 7 octobre, les eurodéputés ont adopté un amendement exigeant que les investissements dans les énergies fossiles cessent d’être protégés par TCE. » Il faut préciser que même si un Etat se retire du TCE, il est encore lié pendant vingt ans ! D’autre part, tous les Etats ne sont pas d’accord sur le retrait complet des énergies fossiles. Bref, les négociations sont difficiles, houleuses et trop discrètes pour la majorité des populations qui vivent cette crise majeure et qui souffrent de plus en plus de pauvreté.

 « Il y a quelque chose d’obscène à entendre qu’il n’y a pas d’argent pour la santé, le climat et l’emploi, alors qu’une petite taxe sur la spéculation rapporterait à l’Europe 50 milliards par an. Ça se joue maintenant.”, assène Pierre Larrouturou, député européen et rapporteur général du budget.  

Il y a urgence en effet : nous vivons une crise économique gravissime, les enjeux sont gigantesques puisqu’il s’agit de la survie des populations dans diverses régions du globe. Laisser faire les multinationales prédatrices, la spéculation boursière (y compris sur un bien aussi vital que l’eau) est tout simplement criminel.

Face à cela, découvrez les mobilisations proposées par les altermondialistes dans notre rubrique « Les indignés » ; on y lit notamment : « On peut craindre une ‘stratégie du choc’ pour réaffirmer le pouvoir des Etats et des multinationales. Une hypothèse d’un passage, dans certains pays, de l’austéritarisme à un fascisme néolibéral ne peut pas être exclue. »

La vigilance démocratique est plus que jamais de mise.

https://www.france24.com/fr/info-en-continu/20210215-la-nig%C3%A9riane-ngozi-okonjo-iweala-devient-la-premi%C3%A8re-femme-directrice-g%C3%A9n%C3%A9rale-de-l-omc?fbclid=IwAR304y9STNECxPXzMXTu_Nz-TCVYkIOdiLPEuc3kd8hn3hdIhSzkND-Zf7E&ref=fb

https://www.lepoint.fr/afrique/omc-ces-dossiers-qui-attendent-ngozi-okonjo-iweala-18-02-2021-2414537_3826.php#

https://www.wto.org/french/tratop_f/dispu_f/dispu_f.htm

https://www.cetim.ch/stop-a-limpunite-des-stn/

« Juger les multinationales », par Eric David et Gabrielle Lefèvre. Ed. GRIP/Mardaga. 2015.

https://www.amnesty.be/infos/actualites/article/royaume-shell-repondre-atteintes-droits-humains-commet-nigeria?utm_source=newsletter&utm_medium=email&utm_campaign=NEWSLETTER-ART-0024

https://www.pressenza.com/fr/tag/agora-des-habitants-de-la-terre/

https://www.monde-diplomatique.fr/2020/11/URBINA/62394

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https://www.entreleslignes.be/humeurs/les-indign%C3%A9s/vers-une-mondialit%C3%A9-solidaire

https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/12/08/le-traite-sur-la-charte-de-l-energie-une-menace-pour-les-objectifs-climatiques-de-l-union-europeenne_6062617_3244.html

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