L’Europe à l’envers

Zooms curieux

Par | Journaliste |
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Mai 2016 : une des nombreuses manifestations anti-CETA devant les instances européennes à Bruxelles. Photo © Gabrielle Lefèvre

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Ou l’art de mettre la charrue mondialisée avant les bœufs, à savoir les travailleurs producteurs de la vraie richesse économique pour tous.

Tout le monde sait que l’Europe c’est d’abord une communauté économique, un peu politique et fort peu sociale… L’histoire des 60 ans de l’Union le démontre. (1) Au lieu de faire fonctionner ensemble les droits et les devoirs des citoyens et des entreprises, la toute puissante Commission européenne a tout axé sur le développement économique, profitable aux grands Etats occidentaux et surtout aux grandes entreprises dont certaines sont devenues des monstres transnationaux se jouant des règlementations diverses et surtout du bien public.  Par divers moyens, la Commission a freiné les Etats dans leurs politiques de services publics en les privant de moyens budgétaires. Le libre marché devait répondre à tout.

Normal puisque la mondialisation néolibérale - incarnée notamment dans le projet de grand marché transatlantique - remonte au Plan Marshall, dès la fin de la deuxième guerre mondiale. Il s’agissait d’écouler les surplus gigantesques de production industrielle des Etats-Unis et que la consommation domestique ne pouvait absorber. Il fallait donc un marché mondial pour que les entreprises puissent continuer à faire du profit et l’on commença par le marché européen. L’aide « généreuse » aux pays appauvris par la guerre devait impérativement servir à ouvrir les économies européennes aux produits et aux investissements des firmes américaines. Pour répartir cette aide, fut créée en 1948  une institution internationale à laquelle l’adhésion des Etats européens était obligatoire : l’Organisation européenne de coopération économique (OECE, devenue ensuite OCDE) ; les Etats s’engageaient alors à négocier une ouverture mutuelle de leurs échanges commerciaux, économiques et financiers, premières étapes vers l’Union économique européenne acceptant la doctrine du libéralisme économique international imposé par les Etats-Unis.

L’histoire de cette manipulation des Etats européens et des populations est décrite par Bruno Poncelet dans son livre « Europe, une biographie non autorisée » (2). Et l’on comprend pourquoi, aujourd’hui, la Commission européenne applique avec ferveur des principes économiques aux antipodes de notre histoire et de notre culture sociale européenne.

Le poison de la finance et de l’agrochimie

L’économie mondialisée s’essouffle et la divulgation des scandaleuses évasions et « optimisations » fiscales des plus riches et des entreprises les plus puissantes inquiète tous les niveaux de pouvoir économique et politique. Un bel effet amplifié par les derniers « Paradise papers » révélés par un important réseau de journalistes qui brave les censures et interdits du monde de la finance et des affaires.

« Et bien que, secret bancaire oblige, personne ne sache au juste à combien s’élève la somme des impôts impayés, le montant total siphonné vers les paradis fiscaux s’élèverait, selon des sources faisant foi, à près de 30 trillions USD. Soit presque le double du PIB de l’économie de l’Union européenne tout entière, voire 150 fois le montant annuel nécessaire, selon les estimations de Jeffrey Sachs, pour abolir l’extrême pauvreté. » écrit Daniel Bertossa dans EqualTimes.org. (3)

Pendant soixante ans, l’Europe a laissé les plus grandes entreprises notamment de l’agrochimie nous empoisonner la vie. Le scandale des perturbateurs endocriniens présents dans un nombre considérable de produits de notre vie quotidienne le démontre amplement ainsi que l’autre crime contre l’humanité et contre la nature que représente le glyphosate, commercialisé par les Monsanto, Bayer et autres monstres transnationaux.

Cela fait des années que les critiques des mouvements sociaux et citoyens s’affirmaient, dans la rue et dans les médias, dans le silence assourdissant des autorités européennes. A présent que les indicateurs économiques alertent sur l’essoufflement de ce système, l’Europe se souvient que cette charrue bancale est tirée par des bœufs qui ne doivent surtout pas mourir de faim ni être empoisonnés : ils doivent consommer ce qu’ils produisent - pour autant que les robots ne le fassent pas à leur place -  et donc en avoir les moyens.

Une « Constitution sociale de l’Europe »

Elle nous annonce donc un « socle européen des droits sociaux » visant à « conférer aux citoyens des droits nouveaux et plus efficaces, sur la base de vingt principes clés ». (4) Il ne s’agit évidemment pas de substituer aux compétences des Etats en la matière. L’Europe s’engage seulement à « soutenir l’action des États membres, en tirant pleinement parti de tous les instruments de sa boîte à outils. La législation ne se contenterait pas de fixer des normes minimales mais, dans certains domaines, elle pourrait harmoniser entièrement les droits des citoyens dans l’ensemble de l’UE, dans le but de parvenir à une convergence des résultats sociaux. »

Fort bien : belle déclaration de principes, bien entendu non contraignants pour les Etats. Il faut quand même rappeler que le Conseil de l’Europe s’est déjà doté d’une Charte sociale européenne garantissant les droits économiques et sociaux et que ceux-ci sont intrinsèquement liés aux droits civils et politiques garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme.  « Aucun autre instrument juridique au niveau pan-européen ne fournit une protection aussi étendue et complète des droits sociaux que celle prévue par la Charte, qui sert aussi de point de référence pour le droit de l’Union européenne ; la plupart des droits sociaux de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne sont basés sur des articles de la Charte.

La Charte est dès lors considérée comme la Constitution sociale de l'Europe et représente une composante essentielle de l'architecture des droits de l’homme sur le continent. », affirme-t-on fièrement sur le site de la Charte. (5)

Pourquoi avons-nous la désagréable impression que tout est bien prévu mais que rien n’est véritablement appliqué sauf si les intérêts économiques de certains sont en jeu ? Et que les déclarations et beaux principes sont affichés lorsque les gouvernants ne savent pas comment dialoguer avec leurs propres populations, avec les organisations syndicales nationales et internationales qui représentent les travailleurs, pour faire appliquer les droits économiques et sociaux.

Heureusement, il y a la Cour des comptes européenne ! Celle-ci vient de publier un rapport sur la gestion de la « crise » grecque » par la Commission européenne et son constat est accablant : les trois plans de « sauvetage » des finances grecques sont un échec monumental.  «La Grèce sort dans un état de délabrement économique sans précédent : son PIB a diminué de 30 %, sa dette publique a pris des allures stratosphériques, dépassant les 180 % du PIB, les banques grecques ne sont pas en état de prêter et d’assurer le financement de l’économie. Le seul objectif clair que s’était fixée la Commission européenne – permettre à Athènes de retrouver un accès au marché financier – semble ne pas pouvoir être atteint. », résume Martine Orange dans Médiapart ce 18 novembre 2017. La seule instance qui a refusé de donner ses documents à la Cour des Comptes est la Banque Centrale Européenne. Et pour cause : en octobre dernier, son président  Mario Draghi avouait que « la banque centrale avait réalisé 7,8 milliards d’euros de plus-values entre 2012 et 2016 sur ses rachats de titres grecs. Ces plus-values, a même précisé le président de la BCE dans une lettre aux députés européens, ont vocation à être redistribuées aux banques centrales nationales de la zone euro au prorata de leur participation dans la BCE. Il avait été pourtant promis à la Grèce en 2012 de lui reverser la totalité des plus-values pour l’aider. Mais c’était avant. », souligne Médiapart.

Le malheur de beaucoup fait le bonheur de quelques-uns et les politiques économiques européennes empêchent toute amélioration sociale. On voit concrètement ce que valent les belles déclarations de principe de la Commission.

La charrue est arrimée mais les bœufs risquent de se rebeller !

(1) https://europa.eu/european-union/eu60_fr

(2) Bruno Poncelet, « Europe, une biographie non autorisée. De la « paix américaine » à la « civilisation poubelle », Ed. Aden, 2014.

(3) https://www.equaltimes.org/paradise-papers-comment-les-evades?lang=en

(4) https://ec.europa.eu/commission/priorities/deeper-and-fairer-economic-and-monetary-union/european-pillar-social-rights/european-pillar-social-rights-20-principles_fr

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(5) https://www.coe.int/fr/web/turin-european-social-charter/home

 

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