Le tapis roulant

Allo, allo, quelle nouvelle

Par | Penseur libre |
le

© Serge Goldwicht

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Lecture 3 min.

Elles ont repris leur place derrière leur caisse, les caissières. Le magasin ouvre dans cinq minutes. Elles ont vérifié leur fond de caisse, elles portent leur uniforme avec le logo de la chaîne, leur badge. Tout est en place sauf le cœur qui n’y est pas.

Ce matin, au cours d’une assemblée extraordinaire, le directeur du supermarché a annoncé au personnel que la chaîne cessait ses activités. Il n’y est pour rien, le directeur. La décision vient d’en haut. Astrid n’a pas compris tout de suite qu’elle perdait son emploi. Les mots du directeur étaient emballés comme des pralines. Un beau ruban et du papier doré. Ce n’est qu’en voyant pleurer Liliane, sa plus ancienne collègue, trente- six ans de caisse, qu’Astrid comprit qu’elle n’avait rien compris.

Trente ans qu’elle travaille dans ce supermarché, Astrid. Combien d’articles pointés en trente ans? Elle l’ignore mais sa caisse était toujours juste. C’est sa fierté. Pendant le discours du directeur, Astrid a tenté de croiser son regard mais pas moyen. On dirait que les yeux de cet homme ne veulent voir personne. Il y a trente ans, au moment de l’engager, il lui avait dit qu’elle portait un prénom de Reine. Elle l’avait trouvée très chic, cette remarque.

Au moment de regagner leur poste, les employés ne cachent plus leur colère.

- Ils font pourtant des bénéfices, je ne comprends pas dit Antoine

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- Ce sont les actionnaires qui décident. Ils aimeraient gagner encore plus sans rien foutre, lui répond quelqu’un.

Seule derrière sa caisse, Astrid comprend enfin toute l’étendue du drame. Des larmes lui viennent aux yeux. Comment annoncer la nouvelle à Willy ? Et aux enfants ? Astrid est un peu sonnée. A sa gauche, le tapis roulant s’est mis en route. Le premier article scanné est sa maison. Piip ! Un prix s’affiche automatiquement sur l’écran de sa caisse. Ils ne pourront jamais rembourser l’emprunt. Jamais. Ensuite, défilent ses enfants. Piip ! Piip ! Piip ! Elle avait rêvé de les envoyer à l’université mais ce ne sera pas possible. Voilà son mari qui rêvait d’une nouvelle voiture. Piip ! Il va être déçu et puis les projets de vacances qu’il faudra annuler. Piip ! Un prix s’affiche sur la caisse chaque fois que quelqu’un ou quelque chose passe devant le scan. La maison, les études des enfants, la voiture, les vacances : tout est si cher. La vie d’Astrid défile sur le tapis roulant et se perd du côté des sacs en plastique, loin derrière elle. Parce qu’elle a perdu son travail, sa vie s’éloigne d’elle et tous ses projets s’évanouissent, tout s’en va. Paniquée, elle grimpe sur le tapis roulant pour tenter de récupérer quelque chose : ses enfants, son mari sa maison, un bout de sa vie, quelque chose. Un genou, puis l’autre. C’est haut. Enfin, elle atteint enfin le tapis roulant. Piip ! Machinalement, comme elle le fait depuis trente ans, elle regarde le prix affiché sur la caisse : 0,000000 euro. Moins chère que les articles en promotion, moins chère que les têtes de gondole, moins chère que les produits en vente rapide parce que la date de fraîcheur est dépassée. Dans ce magasin, elle ne vaut rien.

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