Le cortège

Une édition originale

Par | Penseur libre |
le

© Serge Goldwicht

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Lecture 3 min.

Longtemps qu’il n’est plus sorti de chez lui à cause du confinement. Sa solitude est si palpable qu’il est capable de la serrer dans ses bras comme, avant, il serrait sa femme. Aujourd’hui, il sort enfin. Dans la rue, pas grand monde mais il est heureux de marcher dans l’air doux et le respirer. Après cinq minutes de marche, il se rend compte qu’il est suivi par un cortège étrange formé d'une grosse dizaine d’individus bizarres, boiteux, des reproches plein la bouche. Il les reconnait, ces êtres, même s’ils sont pâles, maigres et décharnés. Ils ont gardé l’apparence qu’ils avaient au moment de leur dernier voyage. Il les reconnait puisqu’ils sont ses morts. Ses morts à lui. De la famille, des proches, des amis, et des femmes aimées mais abandonnées. Des vieux tués par le Covid- 19, des amis suicidés ou tués en voiture. Il en identifie certains, sa mère, ses grands-parents, des amis, un enfant. Il en reconnait beaucoup, presque tous mais certains, non. Disparus il y a très longtemps et oubliés.

- Tu es fier de toi ? lui demandent les morts.

-Thierry ! Comment peux-tu encore trouver la paix ? Et le sommeil ?

Ilpoursuit son périple suivi par cet effrayant carnaval. Certains l’appellent par son prénom mais il ne se retourne pas. Avec les morts, il vaut mieux agir comme si on n’avait rien entendu, rien remarqué, rien vu. Il sait pourquoi ils le poursuivent et pourquoi ils l’appellent. Il le sait trop bien. Il avance d’un pas rapide pour les perdre mais ils restent dans son sillage. Il comprend qu’il ne pourra pas se débarrasser facilement du cortège. Il comprend qu’ils le poursuivront jusqu’à la fin de sa vie. Ils seront toujours là et ce sera l’enfer. Comment reprendre une vie normale après le confinement ? Comment aller au bureau, au restaurant, au bistrot et revoir des amis suivi par cet horrible cortège ? Sa vie sociale est terminée, foutue, fichue. Comment encore faire avaler à ses collègues qu’il est un type bien et fiable avec autant de morts haineux derrière lui ? Au bout de quelques minutes, n’en pouvant plus, il s’arrête et se retourne : « Je m’excuse, je suis vraiment désolé. J’aurais dû venir vous voir à l’hôpital et à la maison de retraite. J’aurais dû passer du temps avec vous quand venait votre fin et même avant. Je vous ai abandonné, je le reconnais Comment puis-je réparer ? »

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- Héberge-nous. Invite-nous chez toi. Nous dormons dans la rue comme des défunts sans sépulture lui dit le mort en début de cortège, un de ses plus vieux amis.

- D’accord, répond-il. Suivez-moi. Il reprend sa route talonné par le cortège étrangement silencieux. Personne ne l’insulte plus. Arrivé devant son immeuble, il ouvre la porte. Trop de monde pour l’ascenseur, ils prendront l’escalier. Pourvu qu’ils ne croisent personne ! Catastrophe ! Le voisin du troisième descend l’escalier à ce moment précis. Les morts lui cèdent le passage mais il ne les voit pas. Normal. Ce sont ses morts à lui, pas ceux du voisin. Dans l’appartement, chacun trouve une place et se couche. Sur le sol, sur le canapé et dans son lit. Ils sont froids et bizarres mais attentifs à l’importuner le moins possible. Les morts sont des invités parfaits depuis qu’il s’occupe d’eux. Ils ne mangent pas, ne boivent rien. Parfois, il arrive qu’ils se lamentent sur leur vie ratée, leurs occasions manquées mais c’est tout. Les regrets, qui peut en en éprouver plus que les morts ? Lui, il trouve le sommeil immédiatement. Des années que çà ne lui était plus arrivé.

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