La mécanicienne des Land Rover s'en va avec ses secrets

Chemins de traverse

Par | Journaliste |
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C'est à Balmoral dans les Highlands que la reine Elizabeth II a fini son long voyage...Photo © ML

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Seul Bill le chien fut témoin de l'étonnant cérémonial auquel le type âgé se livra. Debout devant l'écran de la télé où le speaker de la BBC était habillé de noir, il  leva son verre de whisky à la mémoire de la disparue en qui tout le monde voyait la reine Elizabeth II. Lui pensait à un être humain parmi des milliards, à une dame qui aimait les vieilles Land Rover, les steppes labourées par le vent d'automne de la Haute Ecosse, les chiens bizarres et qui porta durant toute sa longue existence le lourd fardeau des honneurs, des traditions, de la monarchie et du Commonwealth alors que le monde tournait de plus en plus fou. Elle pas. Peut-être parce qu'elle avait cette antique sagesse des mécaniciens, leur patience, leur silence, leur sens des rouages qui doivent être parfaitement usinés pour tourner sans ratés. Comme un pays, qui sait.

Bill est un labrador mâtiné de golden retriever. Un vénérable chien qui aurait perdu le sens de ses lointaines origines, quelque part là-haut dans les Highlands. Plutôt tout en haut, bien au-delà de Fort William, passé le Loch Ness où le spectre d'un animal devenu légendaire nage entre les eaux du présent et de l'imaginaire, avec le fantôme de Rebecca. Serait-ce l'effet du toast porté avec l'étrange conscience du moment? Le gars seul devant sa télé, qui pourtant n'aurait aperçu, et encore, que de très loin, la Reine de l'Empire britannique lors d'une cérémonie à Ypres - en hommage aux soldats tombés sur les Flanders Fields - eut l'impression que le Last Post, joué chaque soir à la Porte de Menin, résonnait dans la télé.

C'est que la dame partie à 96 ans lui apparaissait, à la longue, comme un tableau accroché dans un couloir sombre de la maison. On passe devant sans regarder mais l'image est dans votre tête. Puis le tableau sort de la scène et au puzzle de l'ordre des choses et des gens manque soudain un morceau. Quand il a ressenti cette impression de manque pour la première fois c'était à la mort du président Kennedy, en 1963. Le transistor, juste avant, scandait le "Love me do" des Beatles.L'un d'eux deviendrait Sir Paul McCartney. Vinrent les années du Swinging London, les courses de motos à Mallory Park, des soirs de Noël dans les brumes du Sussex, des plum puddings et des bières sans mousse, avec ces tapes dans le dos et d'autres chansons qui sonnent en sourdine.

Et la mécanicienne des Land Rover était là, sur les billets de banque à son effigie et sur des boîtes de biscuits. Dans le fond d'une de ces boîtes, tenue de sa tante née en Angleterre pendant la guerre 14-18,  il se mit à rechercher la pièce d'une livre en argent marquée du profil de George VI, le père de la reine morte. Il la retrouva et entendit le son du violon de sa grand-mère. Plus tard d'autres grandes figures s'effacèrent du décor. Son grand-père,Jacques Brel, Angelo Galvan, Johnny Hallyday, Claudine Mahy la Mahalia Jackson des terrils, Harry Dean Stanton, James Crumley, Gorbatchev et tant d'autres portraits de la galerie du XXe siècle.  A la BBC le speaker en habit noir semblait au bord des larmes et comme il avait pitié de lui le gars remplit encore une fois son verre de whisky en se disant que sa mère, avec ses 97 ans, aurait vécu plus longtemps qu'Elizabeth deuxième du prénom. Puis il se revit en  1993 dans la foule qui défilait devant le palais royal de Bruxelles, en se demandant pourquoi il était là. Devant Buckingham Palace, en est-il qui se posent la même question?

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Un peu las de tout ce cérémonial il appela le chien et ils s'en allèrent dans le bois avec ce vent et cette pluie peut-être venus des côtes anglaises, et il se mit à siffler "Tipperary" en se souvenant des vieux soldats du Commonwealth, au cimetière de St Symphorien, près de Mons, célébrant la bataille dite des Anges de Mons.  Les Old Contemptibles, devant les monuments, semblaient surgir du temps et de l'histoire. C'était il y a bien longtemps, il avait vingt ans et des poussières et ne réalisait pas que la photo et le compte-rendu dans le journal seraient un jour des fragments d'une longue saga. 

Après le mec a secoué sa gabardine, est rentré dans sa maison, le chien s'est couché et le type sans nom car heureux dans la foule continua à suivre le rituel de la BBC. Avec cette impression que c'était la fin de son enfance, de son âge adulte et de la maturité. En regardant le portrait du  roi Charles III, il se dit que le pauvre prenait un lourd relais. Comme lui,  le gars était  né en novembre 1948. Lui il adorait la liberté de se balader dans le bois quand l'envie lui en prenait.Qui aurait envie d'être un roi? D'autres destinées paraissent tellement plus brillantes. Celle d'un Joël Robert voltigeant sur sa CZ ou de Johnny au Parc des Princes. Sans les projecteurs, bien sûr. Dans son for intérieur, il s'avoua qu'il aimerait simplement se balader en Land Rover quelque part du côté de Balmoral et de la rivière Dee, de pousser la porte d'un pub et de se joindre à une conversation sans importance. Léger, léger comme le vent sur les herbes ou la course du labrador à travers les tourbières à la poursuite d'une illusion. Et de remplir son verre de Famous Grouse, une bouteille d'un litre achetée à la gare du tunnel sous la Manche pour 12 euros à peine. Qui aurait parié sur le fait que les îles soient reliées au continent par un tunnel, à part Jules Verne? Et dans les rayons de sa bibliothèque il se mit à chercher "Les Indes noires" où le grand écrivain relie un châssis à molettes aux entrailles de la terre. Comme au Pays Noir.    

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