Julian Assange ou la fin de la liberté de la presse

Les indignés

Par | Journaliste |
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Une campagne mobilise depuis des années les défenseurs de la liberté de la presse.

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Le mercredi 11 août, le procès en appel de la décision de ne pas extrader Julian Assange s’est ouvert à la Royal Court of Justice de Londres. Rappel, par Pierre Verhas, de cette affaire longue, complexe et super importante pour la liberté de la presse.

Assange est accusé d’espionnage par les Etats-Unis à la suite des révélations que l’ONG Wikileaks qu’il a fondée en 2006, a publiées, avec l’aide de Chelsea Manning, sur son site et relatives aux crimes de guerre commis par l’armée étatsunienne en Irak et en Afghanistan sur la base de documents classifiés – essentiellement des câbles diplomatiques US et des vidéos – et d’un nombre considérable d’autres documents relatifs à des scandales de corruption, d'espionnage et de violations de droits de l'homme concernant des dizaines de pays à travers le monde, notamment sur la campagne électorale présidentielle d’Hillary Clinton qui l’opposait à Donald Trump en 2016.

Entre 2010 et 2012, il est en liberté surveillée en Grande Bretagne, car la Justice suédoise l’accuse de « délit sexuel » sur une de ses collaboratrices et réclame son extradition. Craignant d’être extradé par après aux Etats-Unis s’il se rend en Suède, Assange va en recours devant la Justice britannique. La Cour suprême de Londres conclut en 2012 à son extradition. Le 16 août, il se réfugie à l’ambassade londonienne de la République d’Equateur dirigée alors par le socialiste chrétien Rafaele Correa qui lui accorde le statut de réfugié politique et plus tard la nationalité équatorienne. Il y séjourna sept années. Il fut espionné par la CIA via une firme privée espagnole et il connut sa compagne sud-africaine Stella Morris qui lui donna deux enfants. L’espionnage prit d’ailleurs un tour grotesque. Un agent de la CIA fut chargé de voler les couches culottes de ses enfants pour qu’une firme privée fasse des tests ADN ! Quand on regarde les photographies des enfants de Stella Morris, il n’est vraiment pas nécessaire de procéder à ce genre de test !

En 2018, Correa fut remplacé par un président de droite. Le 12 avril 2019, sur plainte de l’ambassadeur d’Equateur, la police londonienne a exfiltré violemment le journaliste réfugié à la légation. Il fut presqu’aussitôt condamné à 50 semaines de prison pour avoir échappé à la Justice britannique et aussitôt enfermé à la prison de haute sécurité de Belmarsch réputée pour être une des plus dures du Royaume Uni, d’ailleurs surnommée « Guantanamo » ! En même temps, le gouvernement de Londres a accepté la demande d’extradition d’Assange vers les Etats-Unis. Cependant, l’affaire reste pendante devant la Justice britannique. En février 2020, eurent lieu quatre audiences du tribunal de Westminster en vue de l’extradition d’Assange vers les USA. Assange était enfermé dans une cage de verre blindé et tout était fait pour l’empêcher de communiquer avec ses avocats. L’affaire a été reportée au 14 août 2020 à cause de tergiversations de la partie américaine. On est en pleine bataille !

Julian Assange avait écrit en 2013 : « Une bataille est en cours entre d’une part la puissance que confèrent ces informations [que nous transmettons tous sur Internet] recueillies par des initiés, ces Etats fantômes de l’information qui sont en train de se développer, interchangeables, multipliant les liens entre eux et avec le secteur privé, et d’autre part la prolifération d’espaces partagés où Internet est un outil qui permet aux hommes de se parler. » (Julian Assange, Menaces sur nos libertés, Paris, Robert Laffont, 2013).

En effet, l’enjeu n’est pas une simple bataille de procédure pour une éventuelle extradition de Julian Assange. Il est fondamental : c’est celui de la liberté de la presse, surtout d’une presse indépendante se servant de l’outil Internet comme Wikileaks et des innombrables blogs de factures diverses qui pullulent sur la toile.

Le journaliste et cinéaste anglo-australien John Pilger a bien résumé l’affaire en ces lignes datant de 2016 :

« L’affaire Assange n’a jamais été celle d’une accusation de violence sexuelle commise en Suède - où la procureure en chef de Stockholm, Eva Finne, a rejeté l’affaire en déclarant « Je ne crois pas qu’il y ait des raisons de penser qu’il a commis un viol ». En outre, l’une des femmes impliquées a accusé la police de fabriquer des preuves et de l’avoir « roulée dans la farine », et protesté qu’elle « ne voulait accuser Julian Assange de rien. » Ensuite, une deuxième procureure a mystérieusement rouvert l’affaire après une intervention politique, puis l’a laissé traîner.

L’affaire Assange plonge ses racines de l’autre côté de l’Atlantique, dans un Washington dominé par le Pentagone et obsédé par la poursuite des lanceurs d’alerte, comme Assange pour avoir révélé, dans WikiLeaks, les graves crimes commis par les Etats-Unis en Afghanistan et en Irak : l’assassinat en masse de civils et le mépris de la souveraineté et du droit international. Rien de tout cela n’est illégal en vertu de la Constitution des Etats-Unis. En tant que candidat à la présidentielle en 2008, Barack Obama, un professeur de droit constitutionnel, a salué les lanceurs d’alerte comme « faisant partie d’une démocratie saine [et qui] doivent être protégés contre les représailles. »

De nombreuses personnalités, associations et autorités et non des moindres se sont inquiétées du sort de Julian Assange. Ainsi, en juillet 2018, un grand avocat du New York Times, David McCraw, a averti en une salle pleine de magistrats que la poursuite de Julian Assange pour les publications de Wikileaks créerait un précédent très dangereux qui finirait par nuire aux principaux médias comme NYT, le Washington Post et les autres médias qui publient des documents gouvernementaux secrets.

 « Je pense que la poursuite contre lui constituerait un très, très mauvais précédent pour les éditeurs », a déclaré M. McCraw. « Dans cette affaire, d’après ce que je sais, il se trouve dans la position d’un éditeur classique et je pense que la loi aurait beaucoup de mal à faire la distinction entre le New York Times et Wikileaks. »

La plus importante personnalité qui s’est penchée sur le sort de Julian Assange et qui a pris un engagement ferme pour sa libération, est Nils Melzer, éminent juriste international suisse et rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture. Il a déclaré :

« En 20 ans de travail avec les victimes de guerre, de violence et de persécution politique, je n'ai jamais vu un groupe d'États démocratiques s'unir pour isoler, diaboliser et maltraiter délibérément un seul individu... »

Et Melzer ajoute :

« L’affaire Assange est l’histoire d’un homme qui subit des tortures psychologiques pour avoir révélé au public, via la plateforme Wikileaks, les secrets les plus sombres des puissants, en révélant des crimes de guerre, des actes de torture et de corruption. C’est l’histoire de l’arbitraire extrêmement grave de la justice dans les démocraties occidentales, qui aiment par ailleurs se présenter comme des États modèles en matière de protection des droits de l’homme. »

Pour s’en convaincre, il suffit de voir la manière dont se déroule la procédure judiciaire britannique contre Assange. Le procès en première instance à Old Bailey qui s’est déroulé de février 2020 à janvier 2021 fut entaché d’irrégularités et la juge Vanessa Baraister confondit justice de première instance et ministère public pour aboutir finalement à la reconnaissance des accusations de la partie étatsunienne et, fait inattendu, à un refus d’extradition d’Assange pour des raisons humanitaires – elle craignait qu’il se suicide dans une prison spéciale étatsunienne. Le procureur Us fit aussitôt appel. La procédure d’appel a débuté le 11 août et n’augure rien de bon. Les États-Unis ont demandé à la Haute Cour britannique d’approuver l’élargissement de leur appel afin que la Cour juge aussi sur le fond sur la base « d’éléments complémentaires » en plus de l’extradition. C’est du jamais vu en droit judiciaire !

Pourtant, il s’est produit un fait nouveau et important qui n’est guère favorable à l’accusation. John Pilger qui a assisté à l’audience du 11 août écrit : « En juin, le journal islandais Stundin a rapporté qu’un témoin clé de l’accusation contre Assange avait admis avoir inventé son témoignage. La seule accusation de "piratage" que les Américains espéraient porter contre Assange s’ils parvenaient à mettre la main sur lui dépendait de cette source et de ce témoin, Sigurdur Thordarson, un informateur du FBI.

Thordarson avait travaillé comme bénévole pour WikiLeaks en Islande entre 2010 et 2011. En 2011, alors que plusieurs accusations criminelles étaient portées contre lui, il a contacté le FBI et proposé de devenir un informateur en échange de l’immunité de toute poursuite. Il est apparu qu’il était un fraudeur reconnu coupable d’avoir détourné 55 000 dollars de WikiLeaks, et a purgé deux ans de prison. En 2015, il a été condamné à trois ans de prison pour des délits sexuels sur des adolescents. Le Washington Post a décrit la crédibilité de Thordarson comme le "cœur" de la procédure contre Assange. »

La Cour n’a tenu aucun compte de ce fait accablant ! Les dés sont donc pipés !

Laissons la conclusion à Nils Melzer :

« Les États-Unis ne sont pas tant préoccupés par le fait de punir personnellement Assange que par l’effet dissuasif global pour les autres journalistes, publicistes et activistes. Une procédure longue et tortueuse les arrangerait bien. Alors peut-être que la Haute Cour britannique leur renverra à nouveau l’affaire en raison des nombreuses erreurs de la première instance. Et puis, dans quelques années, l’affaire ira devant la Cour suprême. »

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On verra. Mais n’oublions pas qu’en cette affaire, les vies d’Assange et de Chelsea Manning sont en danger et aussi… celle de la liberté de la presse !

Pierre Verhas

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