Frontex, le spectre des disparu.e.s

Les indignés

Par | Journaliste |
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Dans les galeries Saint-Hubert au coeur de Bruxelles, lieu de passage de toutes les diversités, une statue de Folon nous interroge: la tête emprisonnée dans la valise? Le voyage nous enferme-t-il? Qui s'ouvre à l'étranger voyageur? Photo G.L.

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Gustave Massiah, économiste et leader historique du mouvement altermondialiste, décrypte pour nous le livre de Marie-Claire Caloz-Tschopp: "Frontex, le spectre des disparu.e.s. Nihilisme politique aux frontières". Une analyse essentielle à l'approche des élections européennes car les dérives sécuritaires européennes inquiètent de même que la concentration de certains pouvoirs entre les mains de la présidence de la Commission européenne, au détriment du processus démocratique à savoir le contrôle du Parlement européen.

Marie-Claire Caloz-Tschopp a publié un livre important : Frontex, le spectre des disparu.e.s, nihilisme politique aux frontières1. Elle propose un essai philosophique et politique qui exprime la colère, l’indignation. Qui est un appel à la résistance devant l’injustice et une culture « d’anéantissement » (néant !) qui renvoie au nihilisme. Il explore les fondements philosophiques nécessaires à la compréhension d’un système d’oppression. Son terrain est celui de Frontex dans l’Union européenne et son extension planétaire. Son livre entremêle la colère dans la philosophie et la philosophie de la colère. Le livre propose de se battre avec les concepts, de les interpeller, d’en inventer des nouveaux à partir des praxis de résistance. L’essai demande un effort pour suivre, comprendre, accepter de s’engager sur des chemins difficiles, inédits. L’effort nécessaire pour sa lecture est récompensé par la compréhension des enjeux du tournant sécuritaire européen (Schengen) des années 1990. Ils deviennent lisibles en analysant l’agence de Frontex aux frontières de l’UE chargée de contrôler les frontières et de protéger les migrants. Mission contradictoire, paradoxale, qui apparaît comme une provocation : discours de protection tout en expulsant les migrants.

Les politiques du "faire disparaître"

Le livre pense Frontex à partir des disparu.e.s, au sens du faire disparaître, véritable politique nihiliste du XXe-XXe siècle qui s’étend sur la planète. Il s’inscrit dans la perspective de l’apartheid, des expulsions de masse, du capitalisme. Il traite de l’acosmie (concept avancé par Hannah Arendt) pour dénoncer l’autisme de notre espèce, qui s’estime aujourd’hui dégagée de toute obligation de penser sa place dans l’univers, et de s’y tenir. Il évoque l’effacement des valeurs, et les désordres qui s’ensuivent. Alors que l’anomie est sociale, l’acosmie (être expulsé du cosmos) concerne à la fois le social et le naturel, ce que montre une autre recherche.2

Après les conquêtes, les guerres coloniales, l’impérialisme, les dictatures, nous sommes arrivés à un tournant manifeste dans les politiques migratoires et d’autres politiques sociales. Les disparitions forcées aux frontières, renvoient à un nihilisme politique, philosophique qui rejette toute croyance au commun, à une politique de citoyenneté partagée. Qui refuse toute exigence, toute contrainte du vivre ensemble et de la sauvegarde de la planète. Les politiques du faire disparaître s’inscrivent dans le processus qui inclue la surexploitation du travail et des ressources, la banalisation des seuils limites de la violence, la mort de masse, la destruction capitaliste et qui conduit aux disparu.e.s et au faire disparaître. Elle s’oppose à l’hospitalité politique, au sens d’une cosmopolitique élargie. Celle-ci ne se résume pas à une question provisoire liée à l’accueil de l’étranger. En allant plus loin que Kant, l’hospitalité politique revisitée est une question de sécurité collective globale concernant tous les humains et la nature.

L’approche remet radicalement en cause un système d’apartheid généralisé. Alors qu’on part de l’hypothèse que l’apartheid et le racisme ne sont pas « naturels », il faut constater que les camps inventés dans la colonisation, prolongés au XXe siècle, ont envahi la planète. La philosophie négative du faire disparaître accompagne la banalisation de la haine, du racisme, de la violence ; le démantèlement du droit d’asile, la remise en cause des droits, le passage du contrôle policier au faire disparaître militarisé. On peut y opposer un désir d’insurrection contre les formes du conformisme dans le débat intellectuel et la propagande du débat politique. Il ne faut pas craindre de penser. Penser c’est respirer ! La pensée active liée à l’action politique, s’inscrit dans la résistance et la construction des savoirs des luttes.

Violence et migration

Dans l’essai, l’interrogation porte sur l’exemple du rapport entre violence et migration (il y aurait bien d’autres faits à évoquer), en articulant philosophie et politique. Philosopher dans la fièvre ; dans le renversement, le déplacement, le bouleversement. La distinction entre république et démocratie implique de dépasser la confusion entre les droits fondamentaux, les droits humains, et le droit international humanitaire (droit de la guerre), mis dans le même sac au risque que les droits fondamentaux se perdent. La paix, le pacifisme ne sont pas réductibles à la non-violence ; ils sont intraduisibles dans des sociétés d’apartheid. Pour construire une hospitalité politique élargie, de l’ordre du plus général, refondée sur la planète, il faut renforcer les droits fondamentaux en déplaçant la souveraineté d’Etat vers la souveraineté des peuples. C’est ce que font les luttes citoyennes dans tous les pays du monde. Le livre part de la réflexion sur un fait de résistance: l’exemple de la campagne référendaire en Suisse3 qui a proposé de refuser de continuer à financer Frontex dont les moyens ont explosé dans un contexte de guerre. La question est vive, dans l’UE. En France, pensons au GISTI (Groupe d’Information et de soutien des immigrés), à la FASTI (Fédération des associations de solidarité avec tou-te-s les immigré.e.s), à la LDH (Ligue des Droits de l’Homme).

Les disparitions forcées ne sont pas des abus ou des accidents imprévisibles. On observe une véritable industrie sécuritaire militarisée aux frontières, avec ses lieux, ses profits et ses charters. Ces opérations incluent dans leurs plans opérationnels, les barbelés, les caméras, les prisons, les camps, la torture, la mort, la disparition forcée. Le faire disparaître serait-il dissuasif ? qui le pratique ? qu’est-ce qui disparait quand ils et elles disparaissent ? Les disparu.e.s ne sont pas des statistiques. C’est un indicateur qualitatif central du système monde capitaliste qui broie humains et nature. C’est une violence d’Etat qui viole les droits fondamentaux et foule aux pieds le culte des morts, la possibilité d’un avenir. Pourquoi des personnes fuient, luttent, imaginent, inventent un autre monde ? Peut-on oublier la propriété commune de la Terre ? Avec Frontex, l’Europe oublie qu’elle peut être l’Europe des droits, des communs, pour se construire dans le paradigme militaire. Que peut le droit ? Que peuvent les mots, la pensée ? Que disent les luttes invisibilisées, criminalisées ?

Il y a mille manières de vivre la liberté politique, la solidarité, l’égalité, l’autonomie, la vérité, la justice. De refuser de s’enfermer dans le déterminisme politique qui n’épargne pas l’apartheid, la désespérance, ou l’indifférence devant le corps d’un enfant mort sur une plage. Qu’est-ce que le vertige démocratique et l’insurrection imaginaire ? Ils renvoient au goût pour l’insurrection, la liberté politique, l’autonomie, le droit d’avoir des droits (Arendt), l’égaliberté (Balibar), la curiosité, le plaisir de la découverte. Ils invitent à renforcer le désir d’inventions démocratiques convergentes à toutes les frontières pour sortir de l’apartheid et du capitalisme.

L’ambition du livre est de bouleverser la praxis philosophique, de développer une praxis antinihiliste dans la résistance et les savoirs. Une praxis au sens d’une action pratique, d’activités multiples qui ne sont pas seulement contemplatives ou théoriques, qui transcendent le sujet et accompagnent les luttes multiples au quotidien.

En sept questions

Le livre aborde sept questions. Après un exposé de chaque question, il donne des éléments de compréhension en s’appuyant sur de nombreux auteurs. Il mobilise la réflexion sur l’UE de la sociologue spécialiste du racisme, du sexisme et féministe Colette Guillaumin4 qui cite Aimé Césaire pour expliquer que la justification raciste coloniale est liée au développement en Europe de la logique raciste. Il lie le caractère systématique de la mise en cause des migrations avec les mouvements de population, les nationalismes et les communautarismes, la montée de l’extrême droite en Europe. L’auteure mobilise trois autres auteurs souvent cités :

Cornélius Castoriadis5 qui lui a appris que la puissance de l’imagination est à la fois instituante et instituée. Hannah Arendt6 qui propose de penser ensemble « le droit d’avoir des droits », les humains superflus et la citoyenneté7. Rosa Luxemburg8 qui a démontré que la violence capitaliste, coloniale, impériale, guerrière a des effets boomerang. Et que le pillage, la désappropriation, la destruction de la société et de la nature, bien que réels ne sont pas certains.

La première question concerne Frontex, les faits, les droits, les responsabilités. L’agence Frontex de l’UE est en grave question. Sa nature qui combine police et politique, guerre et politique, n’est pas acceptable. Frontex met en œuvre, sans freins, une approche sécuritaire militarisée au moment où l’OTAN étend son emprise et où l’Europe politique s’affaiblit. Son mandat contradictoire interroge : protéger, contrôler les frontières, et assurer la protection des migrants. Un organe de police n’est pas habilité à définir et mettre en œuvre la politique migratoire de l’Union Européenne. C’est nier le droit et la construction politique du commun. La coordination des politiques migratoires européennes est en panne (débat sur le pacte européen). Elle se traduit par les migrations forcées dans l’intérêt utilitariste du capitalisme européen, la fermeture des frontières, l’immigration illégale, le tri entre réfugiés des guerres et migrants économiques, l’expulsion de masse (Dublin), sans tenir compte de l’émergence des migrants environnementaux, l’Europe des polices. Dans Frontex, il faut reconnaître la faillite en chaîne des responsabilités comme le notent les actions en cours auprès de la Cour Européenne des droits de l’Homme. Frontex est mis en cause par de multiples acteurs, accusé de complicité dans un crime contre l’Humanité9, accusée de collaboration à des disparitions forcées aux frontières qui gangrènent l’UE et la planète.

Suffit-il alors de supprimer Frontex pour s’en sortir ? Et que faire après ? On rencontre alors les potentiels et les limites du droit par rapport à la nature du pacte migratoire en débat. Marie-Claire Caloz-Tschopp mobilise trois auteurs pour aborder ces questions. L’agence Frontex et les limites de l’Etat de droit (Christophe Tafelmacher) explore la possibilité d’une justice transnationale au-dessus des souverainetés nationales, alors qu’on constate la mise en échec de l’Etat de droit et des garanties par les droits humains. L’ambiguïté de la violence et du droit (Walter Benjamin), le rapport entre le droit et la force sont évoquées. Le droit serait-il le passage nécessaire vers la paix, alors qu’il est toujours né du conflit ? Droit, souveraineté et violence d’Etat, Monique Chemillier Gendreau examine l’insoluble souveraineté étatique aussi présent à l’ONU, le rapport entre violence d’Etat et souveraineté d’Etat qui structure les rapports du cadre général de pouvoir.

Il faut constater que le passage des empires au système des Etats nations internationalisé se traduit par l’absence de normes internationales pour les politiques migratoires. On peut constater la limite du rapport Etat – souveraineté – citoyenneté et des droits fondamentaux dans la Charte des droits de l’homme. Le droit de migrer reste le privilège d’un tiers de la population mondiale, celle des pays du nord. Quelle responsabilité, qui est responsable de quoi ? S’intéresser aux disparus aux frontières implique d’engager une rupture civilisationnelle. Les responsabilités de Frontex mettent en cause des réseaux complexes d’acteurs. La définition d’un crime contre l’humanité renvoie aux réflexions d’Hannah Arendt. Il manque à l’Europe une approche politique, et non policière ou militaire, du droit d’asile, du droit à la migration, des droits du travail, et de la sécurité collective, de solidarité entre l’Europe et les autres régions de la planète, de l’hospitalité politique constituante/constituée pour tous.

La deuxième question : Que peuvent les mots, la pensée ? est une plongée dans le mensonge en politique et l’ambiguïté. Elle renvoie à l’Habeas Corpus, revendiqué par les mères et grand-mères de la place de mai en Argentine. Nous voulons voir les corps ! Montrez-nous les corps des disparu.e.s ! que voyons-nous, ou ne voyons-nous pas, et qui existe ! Le contexte, c’est l’Europe du marché chaotique, l’Europe des polices. L’Europe ne se limite pas aux traités, à Schengen, à Dublin. C’est aussi Frontex, une police politique. C’est l’apartheid des sociétés européennes et mondiales, la contradiction avec les droits fondamentaux et une approche critique de l’humanitaire. Une politique d’apartheid divise et cloisonne le monde et implique la disparition forcée dans la violence allant aux extrêmes. La prise en compte d’une police européenne et militarisée conduit à penser ensemble apartheid, surexploitation, torture, faire-disparaître, visas et expulsions forcées. Elle dévoile le mensonge de la libre circulation, la confusion entre liberté de circulation économique et liberté politique définies par les droits humains. Il s’agit de comprendre ce qui se cache derrière le chaos du monde. Que peuvent les mots ? Ils peuvent tout et ne peuvent rien ! Comme montre bien le metteur en scène Jose Lillo dans son texte. L’auteure de l’essai mobilise Hannah Arendt, sur le mensonge en politique, la puissance de la pensée et l’ambiguïté10 face à la liberté. L’émancipation, l’autonomie suppose une prise de conscience et un travail critique sur l’ambiguïté dans la domination et la résistance. L’ambiguïté dans la liberté politique renvoie à l’ambiguïté du mentir et de l’agir, à ce que Simone de Beauvoir définit comme l’ambiguïté de notre condition. Pour José Bleger, il n’y a ni doute, ni incertitude, ni confusion, pour le sujet qui vit dans l’ambiguïté, il y a indifférenciation. Résister, désobéir à la domination, suppose de prendre conscience de sa propre ambiguïté et de celle des groupes liés au pouvoir. A partir du mensonge en politique repérable dans les accords de Schengen, Dublin, Frontex, et en tenant compte de l’ambiguïté de la liberté, il devient possible de comprendre le conflit entre nihilisme politique et la réponse anti-nihiliste de création politique aujourd’hui.

La troisième question aborde la sortie de l’apartheid et la sortie du capitalisme. L’auteure interroge les notions de vertige démocratique et d’insurrection imaginaire. Elle mobilise trois auteurs. Olivier de Marcellus, en rapport aux luttes du climat, pose la question de la ronde de la mort. Il aborde le pillage néocolonial, la surcroissance du Nord, l’emballement médiatique, la destruction des moyens de subsistance, les migrations forcées, le green colonialisme, la solution finale. Pour lui, Frontex n’est pas une anomalie, c’est la pointe de l’iceberg. Sandro Mezzadra aborde la multiplication du travail et les différentes formes de la guerre aux migrants dans la guerre mondialisée. Rosa Luxemburg permet d’analyser l’effet boomerang de l’impérialisme colonial hier et aujourd’hui, les liens entre capitalisme, expansionnisme et guerre impériale. Le choix entre socialisme ou barbarie précise le statut particulier de l’impérialisme et le rôle des masses comme sujets centraux de la révolution mis au défi d’articuler les rapports de classe, de race, de sexe et de prendre en compte l’urgence climatique. Marie-Claire Caloz Tschopp aborde la question de la désobéissance et du changement de logiciel civique. Elle revendique la liberté politique de se mouvoir et la philosophie du droit de fuite. On n’aide pas les migrants et les réfugiés, on est solidaires en tant que citoyens. Elle rappelle le lien qui définit la politique en tant que révolution démocratique permanente (Rosa Luxemburg) ou en tant que démocratie insurrectionnelle (Etienne Balibar). Elle rappelle que la désobéissance civique, le refus de la toute-puissance destructrice, peut-être une forme de lutte de civilité citoyenne contre la régression de la démocratie et le déchaînement de la violence (Monique Chemillier Gendreau).

La quatrième question interroge : qui sont les disparu.e.s ? qu’est-ce faire disparaître ? Il s’agit de comprendre les seuils limites de violence entre la surexploitation, le racisme, la répression, l’apartheid, la torture, la politique, la philosophie du faire disparaître et son expansion planétaire. L’interrogation porte sur des situations de dictature (Chili, Argentine, Uruguay, etc.) et le lien entre l’Habeas Corpus, le droit d’avoir des droits, l’hospitalité politique élargie au droit de ne pas disparaître. Le but des Etats parait simple, il s’agit d’installer le doute pour nier les politiques de la mémoire ; les disparu.e.s ont-ils ou ont-elles existé ? Ce qui renvoie à des questions philosophiques : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien (Leibnitz) ; pourquoi y a-t-il quelqu’un plutôt que personne ? pourquoi n’y a-t-il personne plutôt que quelqu’un avec un statut de disparu ? La création du droit sur les disparu.e.s est récent. La Convention de l’ONU, contre les disparitions forcées adoptée en 2006, a complété la convention de l’ONU contre la torture et les traitements dégradants de 1984 est en pleine construction et élargissement des cas. Le recours à la disparition forcée est en hausse ; elle concerne aussi Frontex dans la chaîne disparu.e.s – disparitions - faire disparaître. On retrouve l’acosmie, l’expulsion de toute appartenance politique, du droit d’avoir des droits.

Pour comprendre le faire disparaître, plusieurs auteurs sont mobilisés. Marcelo Vignar, exilé, psychanalyste uruguayen analyse les politiques de la torture, la démolition et la terreur de masse du faire disparaître. Marion Brepohl, historienne, montre que le faire disparaître, est un dispositif de pouvoir extrême que l’on a expérimenté dans les dictatures latino-américaines et dans les politiques vis-à-vis des indiens en Amérique latine. Iside Gjergji, sociologue d’Italie qui, pour un Tribunal des peuples, a analysé les liens entre migration, racisme et torture. Fabio Perocco, de l’Université de Genève qui a mis en exergue le lien entre migration et torture, en se référant aussi à la profondeur historique dans la lutte contre le vagabondage au Moyen Age. Dans sa réflexion philosophique sur le rapport torture migration, Marie-Claire Caloz-Tschopp souligne que la torture est présentée avec un visage utilitariste du « faire avouer » et de protection des populations, mais que son but ultime est la soumission à n’importe quel prix. La torture est un rapport de pouvoir extrême qui conduit à devoir s’interroger sur ses liens avec les politiques du faire disparaître.

La cinquième question concerne le nihilisme politique et philosophique aujourd’hui. Il relie fortement la politique et la philosophie. Il est visible par une présence paradoxale, qui relie absence et présence, celle des disparues dans les pratiques du faire disparaître et par le renversement de pratique, celle d’un anti-nihilisme et d’une insurrection imaginaire. On atteint des seuils limites de la violence politique avec les violations des droits humains et les crimes contre l’humanité. Le nihilisme, en tant que courant philosophique et politique a accompagné la domination du colonialisme et de l’impérialisme. Les politiques de disparitions forcées et leurs violences sont le nihilisme politique du 21ème siècle. Des auteurs repensent le nihilisme en tant que philosophie qui nie tout absolu, toute morale. Camus s’interroge sur la révolte, le suicide, le meurtre. Arendt repense radicalement la politique. Foucault interroge la biopolitique et l’éthique de soi, ce que reprend Marion Brepohl. Ils identifient la transformation de la souveraineté de l’Etat impliquant le « droit de tuer » et les transformations du pouvoir de souveraineté. Le nihilisme politique aujourd’hui est une politique de non-être. L’hospitalité politique, son envers, devient un interdit dans les politiques migratoires, du droit d’asile, du travail, du service public, etc.. Elle disparaît dans les rapports internationaux régis par les systèmes d’Etats. Comment est-il possible de ne pas être ou plus être, même mort, de n’avoir jamais existé. On retrouve la formule de Foucault « faire vivre (quelques uns) et laisser mourir (la masse)».

Les quotas d’immigration sont définis en fonction des besoins du marché. Les politiques migratoires pratiquent le racisme institutionnel, l’apartheid et les expulsions de masse. Elles sont une rétroaction dans la colonisation, l’impérialisme, les nouvelles formes de guerre. Il faudrait renverser la négativité en positivité, renverser le nihilisme politique du 21ème siècle en le rendant visible par des praxis anti-nihilistes de vertige démocratique et d’insurrection imaginaire. Après l’interdiction du cannibalisme et de l’inceste, nous sommes mis au défi de repenser radicalement l’interdit du faire disparaître. Il est difficile de repenser radicalement les concepts de capitalisme, souveraineté, peuple, guerre, révolution, parce que nous sommes dans une période de transition et que nos outils théoriques sont anachroniques. Foucault examine une coupure entre ce qui doit vivre et ce qui doit mourir ; il en déduit une définition du racisme d’état. La question pour Arendt n’est plus celle de Leibnitz, pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Elle devient « pourquoi y a-t-il quelqu’un plutôt que personne sur la planète » ? Question qui s’est radicalisée avec le faire disparaître et la menace climatique.

La sixième question traite des praxis anti-nihilistes transversales, transpolitiques, transphilosophiques. L’auteur choisit trois exemples qui ne sont pas exhaustifs (les luttes des Mères de la place de mai en Argentine, des citoyens qui ont repêché des corps lors d’un naufrage aux abords des côtes italiennes, le référendum sur le financement de Frontex, qui a été présenté dans le texte de deux militants de Solidarité Sans Frontières en Suisse). Ce sont des praxis diverses et convergentes. Elles contestent le nihilisme politique actuel qui enferme tout le monde dans un système d’apartheid, en excluant les disparu.e.s vivants ou morts de toute appartenance politique et de place sur la terre. Leur existence même est niée, « vous n’avez jamais existé ». Leur corps a disparu, le deuil, le culte des morts, la mémoire, le souvenir sont impossibles. Leur place dans le monde et la politique est reconnue par les luttes qui reconstruisent le rapport à la vie, à la mort, à la mémoire. Elles renforcent l’hospitalité politique. L’habeas corpus, le droit d’avoir des droits, l’hospitalité, définissent un impératif philosophique et politique qui renvoie à la propriété commune de la terre. Elles définissent le cosmopolitisme démocratique toujours à construire et le droit de ne pas disparaître pour des personnes concrètes qui résistent longtemps, le temps de leur vie et que les survivants rappellent au souvenir. Les frontières de l’Union Européenne contrôlées par Frontex dénient le droit à une place, le droit de rester, une appartenance politique, la citoyenneté, le rapport des humains avec la nature.

La violence impérialiste a été exportée par la conquête (nommée découverte de l’Amérique), prolongée par la colonisation, l’impérialisme du 19ème et 20èm siècles.

Frontex, un organe policier, militarisé de l’UE, qui traduit l’instauration de situations limites de violences, l’institutionnalisation d’une politique du faire disparaître, le remplacement des politiques migratoires, du droit d’asile, de l’hospitalité politique et de la sécurité collective, par des politiques sécuritaires et guerrières. Les millions d’individus et les peuples fuient pour pouvoir respirer physiquement et politiquement, pour ne pas disparaître. Pourquoi repêcher des corps dans la mer et fouiller les fosses communes ? Pour leur redonner une dignité humaine et pour que les familles puissent faire leur deuil. Mémoire, justice, refuser l’oubli ; Habeas corpus, montrez les corps ! Frontex n’est pas une anomalie, c’est la caractérisation du système. C’est ce qu’a montré la lutte référendaire exemplaire qui a conduit 30% des électeurs suisses à refuser de continuer à financer Frontex en exigeant une solide évaluation et réorientation de l’agence et son contrôle politique.

Pour comprendre ce qui est en jeu notamment, dans l’axe habeas corpus/hospitalité politique, il faut rappeler que l’habeas corpus, est un droit effectif, le droit d’être soumis au juge, acquis en 1679 contre l’emprisonnement sans traces, les risques de torture, l’atteinte à la vie. Le droit d’avoir des droits est la prémisse de l’hospitalité politique. La qualité, les droits l’emportent sur la quantité et les statistiques. L’état de droit l’emporte face à l’état administratif et policier. Avoir des droits, c’est avoir une place dans le monde. Il n’y a pas d’humains superflus ! L’égalité et la justice définissent une place reconnue sur la planète. L’hospitalité politique est un impératif à la fois philosophique et politique. Qui est l’hôte et qui est l’autre ? La question concerne chaque humain sur la planète et pas seulement les « étrangers ». Les générations se succèdent. Les villes déplacent la souveraineté de l’Etat. La propriété commune de la Terre doit permettre de sortir le rapport conflictuel avec l’Autre du nihilisme politique de destruction.

Septième considération: Sortir de l’apartheid, sortir du capitalisme, c’est possible ! C’est ce que montrent les luttes contre les politiques du faire disparaître, l’exigence de l’habeas corpus, le droit d’avoir des droits, l’hospitalité politique élargie et inscrite dans l’ordre du plus général. C’est ce que montrent les millions de disparus sur les chemins de fuite des esclaves, des soldats, des colonisés. Le spectre des disparus de Frontex montre que la planète n’est pas vide.

Apartheid et capitalisme sont incompatibles avec la démocratie en tant qu’imaginaire, construction de l’appartenance, de la praxis politique à toutes les frontières. On peut distinguer la verticalité du pouvoir de l’horizontalité ancrée dans l’égalité d’accès à la politique délégitimant la violence d’Etat autoritaire et sécuritaire. Il s’agit de distinguer la République (Rome) et la démocratie (Grèce). La proposition est de lier vertige démocratique et insurrection imaginaire pour sortir de l’apartheid et du capitalisme.

Le vertige démocratique vise à dépasser un régime, celui de la démocratie parlementaire et formelle. L’insurrection imaginaire c’est la liberté politique de se mouvoir, d’ouvrir l’horizon des possibles dans l’ensemble des praxis. Le conflit politique du 21ème siècle oppose le nihilisme politique aujourd’hui dominant aux luttes anti-nihilistes, considérées comme minoritaires. Il n’y a pas de nihilisme sans luttes anti-nihilistes.

Castoriadis11 rappelle que la tragédie humaine de la mortalité fait partie de la condition humaine. Aujourd’hui, la mortalité devient une tragédie de mortalité de masse. La migration, par le mouvement d’altérité qu’elle implique et en particulier l’étranger, l’altérité en soi, le rapport social, cristallise les peurs de l’inconnu. L’imagination a un rapport direct avec l’invention discontinue dans l’histoire, de la démocratie et de l’autonomie. Etienne Balibar12 s’interroge sur l’extrême violence ; il propose de refuser d’inscrire sa compréhension dans une problématique du mal et d’oser refuser qu’on ne peut en sortir que par la violence. Danièle Lochak13 interpelle le droit et les paradoxes de l’universalité.

Accepter le risque de la liberté politique, c’est accepter la liberté de se mouvoir. Ne pas la confondre avec la mobilité (économique). C’est accepter que les urgences impératives, le climat, la migration, le racisme, le sexisme soient prises au sérieux. Le spectre des disparus et des politiques du faire disparaître banalisées appelle à ne pas disparaitre, à respirer, à apprendre la ruse, à faire le pari des possibles, à échapper aux manipulations politiques, à inventer des modes de vies, des praxis politiques anti-nihilistes. A se donner un horizon, celui de sortir de l’apartheid et du capitalisme.

La liberté politique de se mouvoir14 est au cœur d’une politique migratoire, du vivre ensemble positive. Le vertige démocratique, l’insurrection imaginaire sont inséparables de la liberté politique de se mouvoir. Le droit effectif à la liberté de se mouvoir de vivre, de travailler, de connaître, de mourir, de disposer du culte des morts, de la mémoire, où qu’on se trouve. On a le droit de rester ! C’est un droit inscrit par les luttes instituantes, constituantes. Dans les luttes des migrations et aussi dans les luttes des mouvements sociaux, du climat, pour les droits des femmes, pour la paix, … Il s’agit d’élargir l’hospitalité politique au droit de ne pas disparaître, au droit de fuir, de respirer physiquement et politiquement ; de refonder une hospitalité politique globale.

1 Marie-Claire Caloz-Tschopp, Frontex, le spectre des disparu.e.s, nihilisme politique aux frontières, Editions L’Harmattan, Paris, 2023.

2 en reprenant la définition de l’acosmie par Augustin Berque dans Peut-on dépasser l’acosmie de la modernité ? dans la Conférence du 11 juin 2013, au Séminaire à l’Université de Corte.

3 Le référendum populaire a eu lieu le 15 mai 2023 en Suisse, demandant aux votants de Suisse de se prononcer sur l’arrêté fédéral du ler octobre 2021 validant la reprise du règlement de l’UE sur Frontex .

4 Collette Guillaumin, aujourd’hui en Europe (reprise d’un texte de 1993).

5 Cornélius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Editions du Seuil, Paris, 1975.

6 Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, vol1, Paris, Poche, 1972.

7 Caloz-Tschopp Marie-Claire, Les sans-Etat dans la philosophie d’Hannah Arendt. Les humains superflus, le droit d’avoir des droits et la citoyenneté, Lausanne, éd. Payot, 2000.

8 Rosa Luxemburg, L’accumulation du capital, publié en 1913, œuvres complètes, 2019, Editions Agone.

9 Claude Calame, https://blogs.mediapart.fr/claude-calame/blog/110522/exiles-morts-en-mediterranee-frontex-complice-d-un-crime-contre-l-humanite

10 Hannah Arendt, du mensonge à la violence, Editions Agora Poche, Paris, 1972

11 Cornélius Castoriadis, La démocratie comme procédure et comme régime, La montée de l’insignifiance, Editions du Seuil, Paris

12 Etienne Balibar, Violence et civilité, Editions Galilée, Paris 2010

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13 Danièle Lochak, Le droit et le paradoxe de l’universalité, Editions PUF, Paris 2010

14 Voir aussi, Caloz-Tschopp Marie-Claire, La liberté politique de se mouvoir. Desexil et création : philosophie du droit de fuite, Paris, éd. Kimé, 2019.

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