Journalistes : le silence de la mort

Par Théophraste !

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Photo illustrant un dossier de Reporters Sans Frontière.

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Lecture 26 min.

En cette époque tragique, nous constatons les moyens les plus divers pour réduire les journalistes au silence. Le plus radical, le plus brutal est leur mise à mort en même temps que les milliers de civils innocents dont ils décrivent la souffrance : Gaza est devenu le plus grand cimetière de journalistes au monde et Médiapart a entrepris de les évoquer en images et paroles dans un numéro spécial interpellant. (1)

La mort sous les bombes

« Quatre-vingt-un. C’est le nombre de journalistes tué·es par l’armée israélienne depuis le 7 octobre 2023 et le début de son offensive sur la bande de Gaza, selon le Comité pour la protection des journalistes (CPJ), une organisation indépendante basée aux États-Unis, qui défend la liberté de la presse à travers le monde et le droit des journalistes à couvrir l’actualité en toute sécurité et sans crainte de représailles. », lit-on sur Médiapart.

« Jamais autant de journalistes ne sont morts en si peu de temps, ni durant les deux guerres mondiales, ni durant les guerres du Vietnam, de Bosnie, d’Irak, d’Afghanistan, pour citer quelques-unes des plus meurtrières. En Ukraine, depuis deux ans, 17 journalistes ont été tué·es, selon le CPJ. », précise le journal.

On tue des journalistes, un peu partout dans le monde, parce que certains gouvernements ne veulent plus de témoins crédibles de leurs actes criminels. L’armée israélienne cible particulièrement les journalistes à Gaza et en territoires occupés parce que ce sont des Palestiniens décrivant les horreurs subies par la population désarmée, démunie, traitée comme des animaux en troupeaux que l’on chasse d’un endroit à l’autre pour mieux les bombarder, les terroriser, les décimer. Et cette même armée interdit aux journalistes non Palestiniens de venir constater eux-mêmes les faits, mis à part les quelques journalistes « embarqués », décrivant ce qu’on veut bien leur montrer, sans qu’ils puissent mener une véritable enquête .

La place est ainsi libre aux propagandes et fake news des plus grossières aux plus sophistiquées, qu’Israël déverse sur le monde politique et les médias. En les diffusant, ils perdent leur crédibilité au fur et à mesure que ces propagandes et fausses nouvelles sont démontées par des enquêteurs indépendants, libres mais attachés aux valeurs de la presse et des droits humains.

Le journal israélien Haaretz fait partie de ces défenseurs des droits humains et du vrai journalisme. Plusieurs associations israéliennes démontent patiemment les mensonges du gouvernement et de l’armée israélienne : bébés tués, viols atroces, massacres à large échelle par les « terroristes » du Hamas, complicités de l’UNWRA… Tout cela est disséqué, analysé et décortiqué pour démontrer ce qui est faux et ce qui est vrai dans ces récits de propagande.

Ce travail de journalistes, d’associatifs, de membres des organisations des Nations Unies, d’organisations humanitaires est essentiel car il fera l’histoire. Il est la base du travail des enquêteurs de la Cour Internationale de Justice et de la Cour Pénale internationale.

Par contre, les journalistes des médias les plus importants n’analysent pas ce que les soldats israéliens eux-mêmes et une cohorte d’influenceurs diffusent sans répit sur les réseaux sociaux. Ils mettent en scène leurs crimes, ils se moquent des victimes civiles, ils pillent les décombres, sans le moindre remord, déshumanisant complètement les Palestiniens aux yeux de la population israélienne. A lire absolument sur :

https://orientxxi.info/magazine/a-gaza-les-soldats-israeliens-mettent-en-scene-leurs-crimes-en-video,7062

La mort par le silence

Trop souvent, nos médias se taisent, ne répercutent pas assez ce travail essentiel pour lequel de nombreux journalistes sont morts : rétablir la vérité des faits.

Trop de gouvernements occidentaux ne prennent pas les mesures nécessaires pour arrêter les actes génocidaires commis par le gouvernement israélien : on pense à l’interruption des relations diplomatiques, commerciales, ainsi que la suspension des aides financières et militaires. Le spectacle actuel de la diplomatie européenne et étatsunienne est celui d’une vaste complicité avec un gouvernement coupable depuis 75 ans de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et possiblement d’un génocide. Les journalistes, les historiens, les diplomates les plus courageux, les plus crédibles, les militants associatifs l’ont maintes fois décrit, analysé et publié. Tout est connu. Tout était annoncé. Mais le massacre continue.

Et ceux qui dénoncent cette colonisation criminelle sont accusés d’antisémitisme, un terme qui a été détourné pour empêcher toute critique des politiques coloniales de gouvernements israéliens. Même les parlementaires européens sont tombés dans ce piège qui est aussi une atteinte grave à la liberté de la presse. Nous en avons déjà parlé plusieurs fois en ces colonnes. (2)

La mort par la prison

Un autre moyen de réduire les journalistes au silence est celui de l’emprisonnement. Le cas le plus emblématique est celui de Julian Assange, emprisonné depuis cinq ans dans une prison de haute sécurité britannique comme s’il était un des plus violents criminels ou, pire, « terroristes » du monde... Les 20 et 21 février se tiendront à Londres les audiences de dernier appel de Julian Assange, contre son extradition demandée par les Etats-Unis à la justice britannique qui a accédé jusqu’ici aux requêtes américaines. S’il est extradé, il sera jugé pour 18 chefs d’accusation passibles d’un total de 175 ans de prison. « Il aura peu de chances d'avoir un procès équitable. Le tribunal qui le jugera est situé à deux pas du siège de la CIA, dans un Etat dominé par les employés de ces « services » dont Wikileaks a révélé certaines des pratiques criminelles. Lors de la procédure d’exception qui lui sera imposée, son droit à la défense sera compromis. », explique Christophe Peschoux, longtemps membre du Haut Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme, et qui vient d’écrire une lettre à cette institution (voir ci-dessous).

« Les guerres américaines en Irak, en Afghanistan et dans tant d’autres pays ont causé la destruction de centaines de milliers de vies et de familles, et la ruine de ces pays pour plusieurs générations. Personne n'a été puni pour ces crimes abominables. Au contraire, ils ont été soigneusement couverts par les autorités américaines – de droite comme de gauche - en toute impunité, tandis que M. Assange est pourchassé, privé de sa liberté et persécuté depuis 13 années. Pourquoi ? Pour avoir publié des preuves de quelques uns de ces crimes. De quelle justice s’agit-il ? », clame Christophe Peschoux. (3) Il souligne le précédent dangereux que cela signifie pour la presse mondiale :

« Il est inculpé essentiellement sur la base d'une loi sur la trahison datant de la première guerre mondiale (1917). Peut-on trahir les lois d’un pays dont on n’est pas ressortissant ? (NDLR : Julian Assange est Australien) La loi américaine serait-elle d’application universelle ? L’accepter ouvrirait la porte à l’arbitraire que donne le pouvoir sans contrôle : demain, un autre Etat puissant pourrait s’arroger le droit, en vertu de la loi du plus fort, de poursuivre un journaliste, un chercheur ou un militant des droits de l’homme, étrangers, accusés d’avoir enfreint sa loi. Dangereux précédent. »

La loi du plus fort domine à présent, on le voit en Ukraine, en Palestine, on le constate avec les pressions internationales de plus en plus fortes pour que l’Europe s’arme, y compris en nucléaire, au lieu d’approfondir la recherche de la paix par la diplomatie, par la démocratie, par le respect du droit international.

Et la censure s’installe petit à petit, sous prétexte de contrer la propagande russe… Sans que les mêmes autorités s’inquiètent des propagandes israéliennes, marocaines, étatsuniennes et autres alliés douteux de l’Europe.

- Pour ceux qui désirent comprendre ce qu’il se passe réellement en Israël et en Palestine, nous recommandons le dernier numéro de « Manière de voir », du Monde Diplomatique. Didactique, étayé, crédible : un magnifique exemple de journalisme !

(1) https://www.mediapart.fr/journal/international/110224/journalistes-tues-en-palestine-comment-et-pourquoi-mediapart-enquete?utm_source=quotidienne-20240211-202505&utm_medium=email&utm_campaign=QUOTIDIENNE&utm_content=&utm_term=&xtor=EREC-83-[QUOTIDIENNE]-quotidienne-20240211-202505%20&M_BT=59906969299

(2) https://www.theguardian.com/commentisfree/2024/feb/11/denouncing-critics-of-israel-as-un-jews-or-antisemites-is-a-perversion-of-history

https://www.entreleslignes.be/humeurs/d-vidal-lantisionisme-nest-pas-de-lantisemitisme/?highlight=antis%C3%A9mitisme

https://www.entreleslignes.be/humeurs/antisemitisme-et-sombres-manoeuvres-politiques/?highlight=antis%C3%A9mitisme

https://www.monde-diplomatique.fr/mav/

(3) Lettre ouverte au Haut Commissaire des Nations Unies Aux droits de l’homme

Etat de droit et raison d’État : Julian Assange est l’un des nôtres

Par Christophe Peschoux(1)

Monsieur le Haut Commissaire,

Les 20 et 21 février prochains, la Haute Cour de Londres statuera sur le sort de Julian Assange : la liberté ou la mort. Deux juges décideront si le fondateur de Wikileaks pourra encore interjeter un ultime appel ou terminer ses jours dans une geôle américaine.

Monsieur Assange n'a commis aucun crime - ni en Suède, ni en Angleterre, ni aux Etats-Unis ni ailleurs. Son seul forfait est d’avoir crée un nouvel outil d’information permettant de mettre à nu ces crimes : Wikileaks ; et d’en avoir exposé quelques uns. Crime de lèse majesté.

Les guerres américaines en Irak, en Afghanistan et dans tant d’autres pays ont causé la destruction de centaines de milliers de vies et de familles, et la ruine de ces pays pour plusieurs générations. Personne n'a été puni pour ces crimes abominables. Au contraire, ils ont été soigneusement couverts par les autorités américaines – de droit comme de gauche - en toute impunité, tandis que M. Assange est pourchassé, privé de sa liberté et persécuté depuis 13 années. Pourquoi ? Pour avoir publié des preuves de quelques uns de ces crimes. De quelle justice s’agit-il ?

Il est inculpé essentiellement sur la base d'une loi sur la trahison datant de la première guerre mondiale (1917). Peut-on trahir les lois d’un pays dont on n’est pas ressortissant ? La loi américaine serait-elle d’application universelle ? L’accepter ouvrirait la porte à l’arbitraire que donne le pouvoir sans contrôle : demain, un autre Etat puissant pourrait s’arroger le droit, en vertu de la loi du plus fort, de poursuivre un journaliste, un chercheur ou un militant des droits de l’homme, étrangers, accusés d’avoir enfreint sa loi. Dangereux précédent.

Priver quelqu'un de sa liberté est en droit international une décision exceptionnelle, qui doit être dûment motivée pour garantir une justice équitable. Or M. Assange est emprisonné sans procès depuis près de cinq ans comme un dangereux criminel dans une prison de haute sécurité à la périphérie de Londres. Présumé innocent comme tout accusé, il pourrait être libéré sous caution et placé sous contrôle judiciaire, en attendant l’issue d’une procédure qui de tout évidence prend son temps – sur le temps de la vie de cet homme.

Une juge de Sa Majesté a décidé de le maintenir en prison pour l’empêcher d’échapper à une justice qu’il considère politique, partiale et mobilisée contre lui. Les juges anglais qui ont prêté leur nom à cette parodie de justice et l'ont jeté en prison, comme un malpropre, se demandent-ils pourquoi leurs décisions n’inspirent pas la confiance qu’elles devraient si elles étaient véritablement indépendantes ? Or, force est de constater, lorsqu’on connaît le dossier réel, que de la Suède à l’Angleterre, il ne s’agit que d’une chasse à l’homme. Il est certes présumé innocent, disent ces procureurs, mais il doit être puni d’abord.

Cela fait cinq ans qu’il est en prison alors que son procès n’a pas encore commencé. Treize années en tout qu’il a perdu sa liberté. Treize années M. le Haut commissaire !

Aux États Unis il est inculpé de 18 chefs d’accusation passibles d’un total de 175 ans de prison. Extradé, il aura peu de chances d'avoir un procès équitable. Le tribunal qui le jugera est situé à deux pas du siège de la CIA, dans un Etat dominé par les employés de ces « services » dont Wikileaks a révélé certaines des pratiques criminelles. Lors de la procédure d’exception qui lui sera imposée, son droit à la défense sera compromis.

Ceux qui depuis 14 ans le trainent dans la boue et le pourchassent, grâce aux puissants relais d’une presse serviles, n’ont aucun intérêt à un procès public qui ouvrirait la boîte à Pandore des innombrables crimes de l’Amérique. Ils l’ont accusé de viols et d’avoir mis en danger des vies américaines. Ces deux charges n’ont pas résisté à l’épreuve des faits.

Les vilains qui depuis 14 ans - à l’aide des puissants relais des médias à la botte - l’insultent, le pourchassent et le trainent dans la boue, n’ont aucun intérêt à ce que se tienne aux Etats Unis un long procès public qui ouvrirait la boite à Pandore des innombrables crimes de l’Amérique en Afghanistan, en Iraq, en Somalie, en Syrie, en Libye, au Yémen, et plus près de nous, en Ukraine et dans les territoires palestiniens colonisés et déchiquetés. Ils l’ont accusé de viol et d’avoir mis en danger des vies américains sur le terrain. Ni l’une ni l’autre charge n’ont résisté à l’épreuve des faits.

D’autres avant lui, devenus embarrassants, comme Jeffrey Epstein ou son complice en France, ont été retrouvés « suicidés » dans leur cellule, dans des circonstances cousues de fil blanc. Il sera facile de mettre sa mort sur le compte de l’épuisement et du désespoir d’une existence privée liberté et donc de sens. Et quand bien même il mettrait lui-même fin à l’ombre de ses jours, ou que son cœur s’arrête, il s’agira encore d’une exécution organisée.

Aucun des États d’Europe occidentale qui prônent l’Etat de droit, la démocratie et les droits de l’homme, alors qu’ils les piétinent tous les jours, n’a osé offrir l’asile politique à M. Assange. Pourquoi ? Pour ne pas déplaire à qui ? Laisser sans mot dire, Monsieur le haut commissaire, ces gouvernements extrader cet homme, au nom d’une justice qui n’est pas la nôtre, mais la robe noire du pouvoir, c’est se faire complice de sa déportation.

Pourquoi cet acharnement de la part de l’ensemble des Etats occidentaux à violer toutes les normes nationales et internationales pour clouer cet homme, hier adulé, aujourd’hui insulté, au pilori de l’arène des médias, avant celle des juges ? Serait-ce pour dissuader quiconque serait tenté de suivre son exemple et de divulguer les crimes de certains Etats ?

Monsieur le Haut commissaire,

M. Assange est un défenseur pacifique des droits de l’homme ; un journaliste 2.0 et un éditeur créatif et innovant. Il est l'un des nôtres. Il ne devrait pas croupir en prison mais devrait se tenir debout parmi nous dans ce bureau. N’est-il pas persécuté pour avoir fait ce que tout journaliste d’investigation sérieux, tout enquêteur des droits de l'homme sérieux, tout ce que nous faisons au quotidien dans ce bureau : enquêter sur, et documenter les crimes des États et promouvoir la transparence, la responsabilité et la justice ?

La lutte pour la liberté de M. Assange n’est pas seulement une bataille pour la libération d'un homme, indument persécuté par nos inquisitions modernes. Elle est l'une des batailles emblématiques de notre époque : celle du droit contre la raison d’Etat ; de la vérité contre le mensonge ; de l’exigence d’une information libre et vérifiée sans laquelle il ne saurait y avoir de citoyenneté responsable contre le devoir de transparence qui incombe à un gouvernement démocratique.

Sa persécution, dans un pays qui s’enorgueillit d’être l’une des sources de l’Etat de droit, est aussi emblématique de cette fracture qui élargit sa béance au cœur de nos sociétés, et inaugure les tyrannies qui viennent et les révoltes à venir. C’est l’affrontement des millions de David contre la violence et l'arrogance des « élites » de ce monde, de plus en plus dissociées des peuples qu’elles méprisent. Une guerre sans fin entre « nous, les peuples » (préambule de la Charte de l’ONU) qui luttons pour ce que Georges Orwell appelait « la décence commune », et les pouvoirs de plus en plus tyranniques pour qui les droits de l’homme sont devenus un embarras « has been ». Cette lutte n’est-elle pas l’essence même des droits de l’homme ?

Tous les groupes de défense de la liberté d’information, d’expression et de la presse considèrent – à juste titre - l'inculpation de M. Assange comme la menace la plus grave qui pèse aujourd’hui sur la liberté de la presse aux Etats-Unis et ailleurs. Leur campagne mondiale est soutenue Amnesty International, Human Rights Watch, l'Union américaine pour les libertés civiles, la Fédération internationale des droits de l’homme, la Fédération internationale des journalistes et des centaines d’autres. Il est vrai que M. Assange n’a reçu qu’une quarantaine de distinctions pour sa défense de la liberté d’information, d’expression et de presse et a été plusieurs fois nominé pour le prix Nobel de la paix. Excusez du peu !

Notre bureau, lui, a répondu à ses appels à l’aide, par un silence embarrassant. Je dis « notre bureau » car j’étais déjà riche de dix années de travail sur le terrain en Asie du Sud-Est lorsque nous l’avons porté sur ses fonts baptismaux en 1993, et l’avons doté, fort de notre expérience, de ses premiers outils de travail. J’y ai travaillé ardument pendant 26 ans, sur le terrain et au siège, et pense à ce titre avoir mon mot à dire.

Ce mot, je n’ai pas attendu mon départ à la retraite en octobre dernier pour vous en faire part. J’ai alerté vos deux prédécesseurs et vous-mêmes sur les menaces sur nos droits et libertés civiles, que faisaient peser son inculpation, et vous ai tenu au courant, vous et l’équipe dirigeante du bureau, sur la base d’informations vérifiées. J’ai passé de nombreuses heures, sur mon temps privé, à examiner les dessous de ce cas. J’ai encouragé plusieurs rapporteurs spéciaux à se pencher sur sa situation. Je l’ai visité en prison avec l’un d’entre eux, juste après sa honteuse arrestation. J’ai coordonné la demande d’une douzaine d’entre eux d’un entretien avec Madame Bachelet qui a élégamment botté en touche et n’a daigné recevoir Madame Assange et son principal avocat – le juge espagnol Balthazar Garzon qui a épinglé Pinochet – qu’à la veille de son départ, n’osant même pas publier une déclaration. Je n’ai eu droit en retour qu’au mépris, aux réprimandes bureaucratiques et aux blocages de ma navrante hiérarchie. J’ai du ainsi pour vous tenir informé vous écrire directement – au grand dam de ces dames - ce que vous nous aviez invité à faire, le cas échéant.

Je vous ai envoyé un dossier documenté début 2023, quelques mois après votre arrivée. Le même dossier factuel, argumenté et mis à jour que j’avais envoyé, directement déjà, à Madame Bachelet, contraint de contourner les fourches caudines sourcilleuses de mes supérieures hiérarchiques. Ne parvenant pas à toucher son esprit par un mémorandum, je me suis dit naïvement, que peut-être un poème pourrait toucher son cœur et lui ai envoyé « Minuit moins le quart ». Je vous en ai également adressé le texte. Ni elle ni vous n’y avez répondu. Quant à mes principaux collègues que ce poème encourageait aussi à prendre la parole, le silence a été décevant. Il règne Monsieur le Haut-commissaire la peur et la lâcheté au bureau des droits de l’homme des Nations unies.

N'est-il pas grand temps que ce bureau fasse entendre, au-dessus des compromis et des intérêts à court terme qui étouffent la vie, une voix libre qui demande, sans pudeur, la liberté de M. Assange pour le salut de la nôtre ? Il est déjà très tard, Monsieur le Haut-commissaire, minuit moins le quart passés…

Je ne demandais pas à décider pour vous de ce que cette institution devait faire pour protéger les droits de M. Assange – j’ai toujours su rester à ma place. Ce que je proposais c’était que se tienne une discussion interne, pour analyser les faits dans le cadre des normes internationales qui régissent notre mandat, et d’explorer, pour vous les présenter, les options possibles d’une intervention. A vous ensuite de décider de la manière la plus appropriée pour exercer au nom des droits de M. Assange, l’influence de cette institution, et contribuer à prévenir son extradition. Cette discussion n’a jamais eu lieu – en tout cas en ma présence - ni sous le régime de votre prédécesseure, ni sous le votre.

Droit de l’homme « deux-point-zéro » ? Attention au zéro.

Je sais bien que le poste auquel la politique vous a nommé est l’un des plus difficiles au sein de l’organisation de ces nations de plus en plus désunies, dont quelques grands Etats battent aujourd’hui les tambours de la guerre ; chacun tirant à soi, à hue et à dia, la feuille de vigne des droits de l’homme pour masquer ses pudeurs.

Je sais aussi que le financement de ce bureau est éminemment politique et que ce sont les Etats les plus puissants qui tiennent les cordons de nos bourses. Mais si ce bureau manque des ressources nécessaires à la mesure des défis qui sont les siens – le droit est partout sur la défensive – compromettre son indépendance et son impartialité pour quelques millions de dollars me semble un calcul douteux. Ne vaut-il pas mieux un petit bateau navigant vaillamment sur les crêtes des normes internationales, qu’un grand paquebot dérivant sans âme sur les gouffres amers ?

Plus que d’argent, le monde aujourd’hui, a besoin d’autorité morale, Monsieur le Haut-commissaire, pour redresser la barre et éviter de retomber dans ses pénibles ornières. Il a besoin de quelqu’un qui parle haut, au-dessus des mêlées de l’histoire et de ses champs de bataille sur lesquels croassent les corbeaux de la mort. Mais cette hauteur, cette autorité ne s’acquièrent pas par la prébende mais se méritent, par les mots et les actes, par l’intégrité, le courage et l’exemple.

J’ai connu chacun de vos prédécesseurs, Monsieur le Haut-commissaire, et ai bien réfléchi : vous disposez de quatre courtes années pour « faire une différence » dans le monde réel. Quoi que vous fassiez, que vous à l’issue de votre mandat, les pouvoirs qui vous ont choisis vous cracheront comme un noyau de cerise. N’échangez pas ce qui reste d’âme à cette institution, dont le monde a besoin, pour la poudre aux yeux d’un bureau 2.0.

Les principaux médias, journalistes et organisations de défense des droits de l'homme, plusieurs chefs d'État, de nombreux parlementaires et hommes politiques du monde entier, des milliers d'intellectuels et de militants, ainsi que des millions de personnes ordinaires ayant le sens naturel de la justice, n’ont cessé de réclamé sa libération.

Dénoncer le vrai n’est pas un crime, ne doit pas le devenir. Mais s’il le devient, nous avons le devoir de le dénoncer.

N'est-il pas grand temps, Monsieur le Haut-commissaire, que ce bureau fasse entendre par-delà les compromis et les intérêts à court terme qui étranglent la vie, une voix libre qui demande, sans pudeur, sa liberté pour protéger la nôtre. Il est déjà minuit moins le quart passés…

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1. Christophe Peschoux a été l'un des membres les plus expérimenté du personnel du HCDH. Il faisait partie de l'équipe qui en 1993, lors de la création de cette institution, a ouvert son premier bureau local au Cambodge. Il a travaillé 11 ans dans ce bureau à Phnom Penh, en tant qu'enquêteur (1993-1999) puis directeur (2007-20211), avant d'être déclaré, pour la deuxième fois, persona non grata par le Premier ministre. Il a travaillé pendant 42 ans dans le domaine des droits de l'homme et de la protection des réfugiés au sein de plusieurs organisations (s, Amnesty, HCR, CICR et OHCHR) et dans plusieurs pays et régions (Asie du Sud-Est, Asie centrale, Moyen-Orient et Afrique). Son dernier poste au HCDH a été Chef du service des procédures spéciales soutenant le travail des mandats sur la torture, les exécutions sommaires, les disparitions, la détention arbitraire, la liberté religieuse, les droits de l'homme dans la lutte contre le terrorisme, le droit à la vie privée et .les sanctions unilatérales. Il a pris sa retraite en octobre dernier.

 

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