Démondialiser l’économie ?

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Pierre Galand, animateur du débat sur la pensée de Samir Amin, entre Gus Massiah et Sophie Bessis. Photo © Véronique Vercheval

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Que signifient les termes « mondialisation », « décolonisation », « décroissance » au regard de l’histoire et des événements actuels ? Ce fut l’objet d’un passionnant débat organisé à Bruxelles en mémoire de Samir Amin. Cet économiste franco-égyptien fut un « penseur de la décolonisation », un « successeur de Marx pour les pays du Sud », un « militant le plus engagé dans la critique de l’économie politique et de la mondialisation », ainsi que le résume Gus Massiah, un des principaux initiateurs, avec Samir Amin, du mouvement altermondialiste.

La décolonisation n’est pas achevée

La décolonisation commença en 1920 déjà par l’alliance stratégique entre les mouvements de libération nationale et les mouvements communistes et ouvriers au sein du PCF français (1), raconte Gus Massiah. Cette pensée décoloniale changea la face du monde pendant 60 ans, mettant en difficulté le capitalisme et dénonçant l’impérialisme tout en entrainant dans ce combat une partie de la bourgeoisie émergeant dans les pays du Sud. En 1927 d’ailleurs, s’est tenu à Bruxelles le Congrès des peuples opprimés où fut avancé le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, une des bases essentielles de l’actuel droit international et des Nations Unies. En 1945, la France fêtait sa libération tout en réprimant dans le sang les aspirations à l’indépendance de sa colonie, l’Algérie. Les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata (environ 30.000 morts), de Madagascar en 1947 (des dizaines de milliers de victimes), et d’autres répressions impitoyables par les colonisateurs occidentaux, impressionnèrent le jeune Samir Amin. Le grand moment historique fut la Conférence de Bandung en 1955, lorsque 29 chefs d’Etats et leaders indépendantistes d’Afrique, d’Asie et de quelques autres pays proclament le droit des pays décolonisés au non-alignement : ni avec le bloc Etats-Unis, ni avec le bloc URSS : le « tiers-monde » refuse une troisième guerre mondiale, veut des politiques de développement, une organisation des Nations Unies forte. Un des acteurs de cette conférence, l’égyptien Gamal Abdel Nasser, nationalisa l’année suivante le canal de Suez… L’autre acteur principal à Bandung, le chinois Chou en Lai déclarait : « Les Etats veulent leur indépendance, les Nations veulent leur libération, les peuples veulent la révolution ».

Voilà le contexte de la réflexion et de l’action de Samir Amin : étudier une décolonisation qui, aujourd’hui encore, n’est pas terminée et aider les nouveaux Etats africains à penser des politiques de développement qui permettent une véritable émancipation des peuples. C’est l’objet du projet souverain, celui d’un Etat qui, comme le disait Thomas Sankara, aide le peuple à s’organiser par lui-même… Ce qui lui valut d’être assassiné tant il est difficile d’échapper à l’emprise des puissances coloniales et d’une économie néolibérale désormais mondialisée. (2)

Cette économie que Samir Amin décrit dans ses nombreux livres où il adapte le marxisme aux réalités du Sud, il redéfinit les modes de production selon les contextes historiques et sociaux, les articulations entre centre et périphérie, les notions de développement autocentré et déconnecté de la mondialisation imposée par le capitalisme occidental.

Le capitalisme s’adapte et domine

En fait, explique l’historienne franco-tunisienne Sophie Bessis, Samir Amin analyse le sous-développement comme lié organiquement au développement selon le modèle occidental que l’on veut imposer au reste du monde. Un développement économique qui empêche les Etats du Sud de se doter des moyens techniques et de l’argent pour faire évoluer leurs économies en fonction des réalités locales.

Samir Amin, tout visionnaire qu’il ait été, a mis longtemps avant de se rendre compte de l’importance fondamentale de la paysannerie dans les alternatives au développement économique. Il restait sur la position classique de l‘industrialisation des pays du Sud comme substitution aux importations de produits industriels, très coûteux ; les exportations des matières premières, ressources géologiques et agricoles, sont soumises aux règles du marché mondialisé, ce qui signifie des rentrées financières minimes pour ces pays qui ainsi restent pauvres.

Mais, souligne Sophie Bessis, l’analyse de Samir Amin sur les rapports de domination est plus que jamais d’actualité. Il a dénoncé la nécessité pour le capitalisme d’exploiter la périphérie. Exemple : la politique extractiviste, celle qui consiste à « pomper la terre », et qui spolie de leurs richesses des pays comme la RDC, par exemple.

Car, poursuit Sophie Bessis, il nous faut décrypter l’extraordinaire capacité d’adaptation du capitalisme à un contexte Nord-Sud qui n’est plus du tout celui des années 60 : une Europe marginalisée et qui n’est plus qu’un nain politique, des Etats-Unis toujours première puissance mondiale grâce aussi à son « soft power » qui est le « modèle US » (symbole : le MacDo) séduisant le reste du monde. Face à cela, la Chine dont la puissance rivalise avec celle des Etats-Unis grâce à son fort pouvoir d’achat, sa volonté de puissance et parce qu’elle détient un tiers de la dette des pays d’Afrique subsaharienne, entre autres. On ne peut plus considérer la Chine comme un pays du Sud. Quant à la Russie, elle ne brille pas par son dynamisme industriel et vit sur l’exportation des matières premières, principalement énergétiques.

Ne dites pas décroissance….

Voilà le contexte historique dans lequel il nous faut réfléchir les concepts de décroissance, de démondialisation.

« La décroissance est une notion qui fait peur », explique Sophie Bessis. Cela renvoie à la notion de progrès quantitatif : le mieux, le plus. C’est le capitalisme d’accumulation qui s’est imposé dans le monde. Si l’on tient compte, dans le calcul du PNB des coûts de pollution et autres dégâts à l’environnement, nous sommes déjà en décroissance. Mesurer nos situations économiques et sociales réelles est possible grâce à l’indice de développement humain du PNUD (3) Donc, ne dites pas « décroissance » mais dites « comment vivre mieux ? »

« Nous assistons à une perte de résilience des formes actuelles d’empires mondiaux », raconte Gus Massiah qui fait référence à une analyse historique de la chute de l’empire romain à cause de la peste, de la variole et des éruptions volcaniques (4). A comparer avec notre situation épidémique actuelle et le bouleversement du système économique mondialisé qui a suivi et dont nous ne mesurons pas encore toutes les conséquences !

« Plutôt que de décroissance, parlons de transformation », argumente Gus Massiah. « Quelles sont les forces motrices de cette deuxième phase de la décolonisation ? Quelles sont les luttes et mobilisations stratégiques qui permettent la construction d’un bloc social majoritaire ? Les Forums Sociaux Mondiaux sont issus des mouvements sociaux et citoyens. Parmi ceux-ci, les mouvements des salariés sont toujours les plus importants malgré la modification du monde du travail due à la numérisation qui tue la démocratie dans l’entreprise. Il y a ensuite les mouvements paysans opposés à l’agro-industrie. Ils ont déjà gagné les esprits des populations avec la lutte contre les OGM, contre les pesticides et herbicides, pour la sécurité alimentaire… Via Campesina est le mouvement social le plus important au monde. »

« Et puis, il y a les nouveaux mouvements, explique Gus Massiah. Celui du droit des femmes car il occupe une place très grande dans les luttes et les mobilisations, et propose une nouvelle forme révolutionnaire de transformation des sociétés. Il y a le mouvement des peuples autochtones dont l’exemple le plus flagrant est donné par les zapatistes. Ils apportent de nouvelles radicalités, des formes d’autogouvernement ‘par en bas et par la gauche’. On assiste aussi à l’émergence du mouvement des migrants qui revendique le droit de vivre et de travailler et la liberté de circulation. Et enfin, le mouvement contre le racisme, lié à la décolonisation et à l’esclavage. Il est le plus porteur de renouvellement sociétal car cette lutte contre le racisme est une évidence pour les nouvelles générations. »

Ces mutations idéologiques inquiètent les pouvoirs du ‘monde d’avant’ ce qui explique la montée actuelle des extrêmes droites, conclut Gus Massiah.

Il nous faut donc démondialiser l’économie afin qu’elle serve les intérêts des peuples d’abord, tout en restaurant des relations économiques équilibrées entre les pays du monde. (5) Les multiples réseaux des mouvements sociaux et citoyens permettent, eux, une diffusion mondiale des bonnes pratiques du « mieux vivre », du bonheur de vivre dans un équilibre retrouvé avec les ressources de la Terre.

1. https://histoire-image.org/fr/etudes/parti-communiste-colonisation-debut-annees-30

2. https://www.leparisien.fr/international/lassassinat-de-thomas-sankara-enfin-lheure-du-proces-13-04-2021-U3QR736QWFHVTCM3J3Z4GFRIPI.php

3. https://atlasocio.com/classements/economie/developpement/classement-etats-par-indice-de-developpement-humain-monde.php

4. https://local.attac.org/13/laciotat/livres-conseilles/article/comment-l-empire-romain-s-est-effondre-le-climat-les-maladies-et-la-chute-de

5. A lire absolument : « Démondialisation ? », Points de vue du Sud. Coll. Alternatives Sud. Ed. CentreTricontinental. Ed. Syllepse.

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A regarder: https://vimeo.com/53548140

  •  « L'éveil du Sud : mondialisation et antiimpérialisme ». Soirée d’hommage à Samir Amin (1931-2018). Le 16 juin 2021. Un évènement organisé par le Forum Nord-Sud, le CETRI et les Amis du Monde diplomatique-Belgique. Avec l’appui du CADTM, du CNCD, du CNAPD et du GRESEA.

 

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