Qui détient le droit d’auteur de ma vie, qui a cette autorité ?

Humeurs d'un alterpubliciste

Par | Penseur libre |
le

Il s'appelle August Landmesser. Un jour de 1936, à Hambourg, il refuse de faire le salut fasciste, au milieu d'une foule qui lève le bras à l'unisson. ** Photo DR

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Lecture 8 min.

L’électeur ou l’élu ? Le citoyen ou le tyran ? Le patron ou l’employé ?
Dans ma dernière chronique, je rappelais l’importance de l’apparence dans nos vies en tant que notre lien au monde, notre rapport aux autres. L’enfant qui naît apparaît et nos défunts rejoignent les disparus. L’enfant qui apparaît, n’est pas encore un ‘je’. Il est tout le portrait de son père ou de sa mère. Il est en tout cas un très joli bébé. Petit à petit, il prendra conscience des objets qui l’entourent, de sa spécificité et du fait qu’il n’est pas un objet. Il est sujet qui réalisera que tous les objets ne sont pas égaux. Il y a ceux qu’il désire et ceux qui lui sont interdits, par exemple.  Il construit son « je ». Et 90 à 100 ans plus tard, quelqu’un racontera tout ce qu’il a perçu de ce cher disparu sans savoir jusqu’où il a pu connaître sa véritable intimité. Nous faisons ainsi le récit de la vie de nos disparus sans savoir s'il colle bien au récit qu'ils s'en faisaient et qui les ont construits.

Depuis, j’ai entamé le livre de François De Smet, Lost Ego (la tragédie du « je suis ») * où il rappelle que la liberté est devenue une question angoissante pour l’être humain. Et la liberté d’agir et le libre arbitre ne s’en portent pas mieux, évidemment. « L’individu, écrit-il, retrouve sa zone de confort dans le conformisme davantage que dans la rébellion ; dans le groupe davantage que dans la solitude, dans l’obéissance davantage que dans la confrontation. Si nous pouvons être sévère avec les étudiants de Yale de 1960** ou avec le peuple allemand de 1936, la vérité est que nous avons surtout la chance factuelle de ne pas avoir été à leur place et d’exposer que, dans les mêmes proportions sans doute, nous aurions obéi à l’autorité perçue comme légitime. »

Liberté par culture et conformité par nature.
Comme il nous le rappelle, l’individu vit et grandit tendu entre deux pôles, celui de la liberté qu’il aime par culture, et celui du conformisme qu’il aime par nature. Tout au long de l’histoire de l’humanité l’homme oscille ainsi, par culture et par nature, entre la liberté d’être soi et la communauté d’appartenance. Entre ce qu'il est ou rêve d'être et l'apparence qu'il choisit d'en donner. Dans cet entre-deux, s'exercent, je pense,  la pensée et l'esquisse du récit de notre vie, du sens et de la cohérence de nos actes et de notre façon d'être au monde. Mais nous donnons-nous encore le temps et les moyens de penser et esquisser ?

Pas de communauté sans normalité
Il y a certes des communautés d’ hommes libres qui se créent, mais dès qu’il y a communauté, il y a une normalité qui s’installe et à laquelle les membres se conforment très vite. C’est ce que les partis, les religions, les entreprises et autres institutions qui entendent gérer, diriger ou soumettre des masses d'individus ont vite compris. Cette communauté, quelle qu’elle soit, dès qu’on y appartient donne une certaine matière et une tenue à notre apparence, à notre rapport au monde.  On est socialiste ou libéral, on est au cercle de Lorraine ou au cercle Gaulois, on est de l’ULB ou un calotin de l’UCL, on est catho ou musulman, athée ou agnostique, dans le privé ou le service public, etc. Et des psychologues comme Solomon Asche ont largement démontré que ces groupes sont des moteurs puissants d’adhésion et de suivisme. Latané et Darley, cités par François De Smet, ont aussi démontré que « la présence d’autres personnes inhibe l’impulsion d’action. » Bref, le groupe domine l’individu.

Acteur ou agent ?
Alors, quand la masse d’électeurs se résout à aller voter contre son gré (souvent) pour finalement se plaindre que  les politiques sont tous pourris et que la démocratie est foutue, l’espoir que quelqu’un se lève pour proposer autre chose est évidemment très ténu. Mais en renonçant à agir librement, en suivant comme les autres, ne devient-on pas agent plutôt qu’acteur ? Agent du groupe et de la norme  parce que la liberté nous fait peur. Être le seul Allemand à ne pas saluer Hitler, comme sur la photo, fait peur.

Être soi fait peur.
Sans doute parce qu’on nous l’apprend mal et que des hommes qui pourraient aimer la liberté au point d’agir librement, sont plus difficiles à diriger pour ceux qui limitent la direction au pouvoir de dire ce qu’il faut faire au lieu d’être créateur de direction et de sens.  Il y en a pour qui l’autorité tient à la position dans la hiérarchie et d’autres qui sont des "autorités en matière de ceci ou cela..." et exercent une autre influence moins coercitive. Ils sont plus rares. En entendant Marine Le Pen dans son débat politique, sur France 2, ce jeudi, expliquer sa détermination en faveur de l’enseignement du Maître qui transmet ses savoirs, je me dis que ce n’est évidemment pas avec elle que les Français vont renouer avec les valeurs de liberté d’égalité et de fraternité. Mais c’est un autre débat.

L’humain ne doit-il pas apprendre que le conformisme au groupe limite son potentiel autant que son Ego, son narcissisme ou son apparence d’homme libre ?  Oui. Mais qui va le lui apprendre dans un monde en crise et en quête d’hommes providentiels et autres divinités ou gourous à qui s’en remettre ? Je n’ai pas fini le livre de François De Smet mais il évoque en moi cette limite épouvantable (pour moi) qui s’impose à l’épanouissement du « Je ». Parce que même si ce ‘je’ est un récit que nous construisons consciemment et inconsciemment, ce récit nous donne du sens et le conscient modifie l’inconscient. Il s’agit donc bien de vivre dans un monde dans lequel  le droit d’être auteurs de ces récits, auteurs de nos vies nous sera garanti en nous y préparant dès le plus jeune âge. La démocratie sera d'autant plus vive quand elle sera aux mains de citoyens et électeurs émancipés par un école digne de ce nom (ce que le pacte d'excellence ne garantit pas, par exemple).

L’électeur Trumpien, Lepeniste ou celui du Grand Sultan Erdogan et la figure du Père. Ces électeurs comme ceux  d’Hitler sont des individus qui ont peur de leur monde et d’eux-mêmes en ce monde. Toute figure du père les attire parce qu’elle les rassure. Et la sécurité dans le monde d’aujourd’hui attire plus que la liberté. Surtout si quelqu’un semble la prendre en charge. Ce sera plus facile, on se sent allégé, on va obéir d’autant plus facilement qu’on est pas seul. Tant pis pour ceux qui prétendent que ces hommes providentiels sont des tyrans et des fascistes. Moi, et mes voisins, ils me rassurent, se disent ces électeurs désemparés et souvent délaissés par la société.

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Et nous, épris de liberté, de fraternité et d’égalité, armés d’éthique, nous n’arriverons pas à les convaincre du contraire. L’obéissance efface tout besoin de morale ou d’éthique. Et il ne faut plus chercher ce qui est vrai ou faux, juste ou injuste. Il ne faut pas trier les faits des faits alternatifs, les choix se posent en termes d’obéissance et de désobéissance. Et cette obéissance au chef n’a pas de limite. On peut mourir pour lui comme le faisaient les kamikazes. On peut tuer pour lui, comme le faisaient les nazis.  Tout cela fait peur. Oui. Mais le récit de notre vie dépend de nous. Racontons-nous une autre histoire, c’est tout. Ou, en tout cas, un bon début. Bon WE, je vais terminer ce livre que je vous conseille.

*François De Smet, Lost Ego, la tragédie du « je suis », Paris,  PUF, 2017
**Étudiants ayant participé à l’expérience de Milgram où une autorité leur demandait d’infliger des décharges électriques aux personnes qui répondaient mal à des questions, voir Stanley Milgram, Obedience to authority, New York, Harper&Row, 1974.https://fr.wikipedia.org/wiki/August_Landmesser

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