De l’intelligence artificielle aux relations artificielles? Du Métavers à Nathan Devers

Avec toutes les fausses informations qui circulent et qu’amplifient à foison les parties aux nombreux conflits à travers le monde, on est en droit de se demander si nos relations avec le réel ne sont pas en train de devenir artificielles. Certains spécialistes de la technologie voient 2024 comme l’année majeure de la fusion entre les grandes plateformes du web, le métavers et l’intelligence artificielle. Ça promet. Walt Disney vient d’investir quelques milliards dans EpicGames pour développer un univers immersif complet autour de ses grandes franchises Marvel, Pixar, StarWars et d’autres. L’histoire ne dit pas si Blanche Neige deviendra une superwoman qui résiste au patriarcat princier ni si les sept nains seront devenus des créatures magiques ni le rôle que vous pourrez y jouer.

2024 et les années suivantes vont voir de nombreux développements du métavers et de l’intelligence artificielle dans cinq domaines.

1. D’abord dans le domaine de la réalité virtuelle et augmentée où les avatars devraient avoir des interactions plus réalistes et plus intelligentes. Une intelligence qui progresserait de 20% par an sur ces dix dernières années.
2. Les réseaux sociaux pourraient devenir plus intelligents et délivrer des contenus plus personnalisés.
3. Dans le domaine de la santé, on verra sans doute les progrès les plus spectaculaires parce que c’est le domaine où l’éthique semble la plus développée.
4. Dans le monde de l’éducation l’immersion permettra un autre enseignement que celui du maître à l’élève en entrant dans l’univers étudié pour apprendre de manière plus pratique avec des tuteurs intelligents. Une sorte de retour au compagnonnage et pourquoi pas ?
5. Enfin, dans le domaine du marketing, on s’attend à d’énormes développements bien sûr tant pour révolutionner les études de marché que le shopping en ligne. Vous entrerez dans le magasin, ferez vos essayages, commanderez sans quitter votre écran. Ce sera bien réel et complètement artificiel à la fois. Que deviendront nos relations. Vous pourrez inviter l’avatar de vos amis ou amies à venir faire du shopping avec vous. Quelle expérience. On s’en réjouit d’avance. Dans ce monde-là, on risque un jour d’aller faire ses courses avec des morts.

Ces développements sont magnifiques et inquiétants en même temps. Augmenter le vivre ensemble d'un maximum d'intelligence est prometteur et inquiétant parce que la frontière entre le réel et le virtuel se rapproche et donne le sentiment de s’éloigner du sol, ces trois lettres, racines communes de mots comme soleil, solidarité et solitude. Où seront la lumière, la chaleur, la solidarité dans ce monde de solitude à l’abri de nos écrans ? Et surtout, comment ces nouvelles dimensions dont l’intelligence ne se base que sur le passé nous aideront-elles à faire face à l’imprévu et l’imprévisible ?

Nathan Devers, un jeune philosophe français dont je vous ai parlé répond à ces questions de manière très interpellante dans un roman de 2022, « Les liens artificiels ». Lisez-le si vous ne comprenez rien au métavers et si ces questions existentielles vous préoccupent. Très bien écrit et construit, il oppose le grand architecte d’un univers immersif artificiel, Adrien Sterner, à un prof de piano et artiste méconnu, Julien Libérat, qui s’aventure dans ce monde baptisé l’Anti-Monde avec des avatars anti-humains. Le roman s’articule autour de trois vies parallèles : celle du fondateur de cette plateforme virtuelle qui reproduit parfaitement notre monde. Celle d’un certain Vangel, l’avatar dans ce monde virtuel de notre prof de piano dont le fondateur fera une star planétaire. Il finira même par croiser, discuter et sortir avec des stars bien réelles dans le virtuel comme Gainsbourg qui « Trente et un ans après son décès officiel, Serge Gainsbourg » meurt pour la seconde fois. Profond, le livre réserve des passages qui font sourire autant que réfléchir. C’est quoi une star « La vie terrestre ne cesse de dévaster le monde : inexorablement, elle façonne ses antimondes. » On s’y jette en quête d’un double de soi qui soit mieux.

Devers induit nos réponses aux questions existentielles que ces mondes posent. Très vite notre pianiste raté trouvera sa vie réelle insipide et inutile, en plus, il gagne plus d’argent dans le monde virtuel où tout est possible. Il s’offrira le kit complet de l’anti-humain qui lui permettra de ressentir son avatar jusqu’à fleur de peau derrière son masque, son écran et sa combinaison. « C’était une deuxième chair qui venait se greffer à celle de Julien. Un corps augmenté. Un corps d’anti-humain. » Notre corps est-il une prison ? L’amour sera-t-il remplacé par le like ? L’écriture pourra-t-elle s’émanciper du papier ? Le métavers annonce-t-il la fin d’une civilisation ?

BHL qui a lu le livre conclut par ces mots : « C’est parce qu’il (le métavers) porte à leur paroxysme les tendances lourdes de notre époque, et des époques qui l’ont précédée qu’il peut triompher de nos incrédulités.
Mais c’est aussi pour cela qu’il est peut-être l’autre nom d’une catastrophe dont on commence à peine de mesurer la portée anthropologique et morale. Suicide de l’humanité mode d’emploi ? Selon Devers, métavers. » Une lecture agréable qui se lit vite en souriant et en réfléchissant.,Un philosophe littérateur, ce n’est pas triste.

À bientôt.

Patrick