L’Afrique ne veut plus de la Françafrique

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L’association française Survie est partie civile dans quatre actions judiciaires différentes concernant le génocide des Tutsi au Rwanda. Photo CC-Wikimedia. Voir article : https://www.cadtm.org/Actions-judiciaires-concernant-le-genocide-des-tut...

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On ne nous aime plus vraiment, nous les Blancs ex-colonisateurs, dans nombre de pays africains où la mémoire est toujours vive des crimes commis par les Occidentaux. Une chercheuse française, Karine Ramondy, a intitulé sa thèse de doctorat « Leaders assassinés en Afrique centrale 1958-1961 - entre construction nationale et régulation des relations internationales ». Ces leaders sont Barthélémy Boganda (République centrafricaine), Patrice Lumumba (République du Congo), Félix Moumié et Ruben Um Nyobè (Cameroun). Et la chercheuse de nous démontrer comment l’assassinat politique peut « réguler » les relations internationales et être un « fondement » de construction nationale. Les itinéraires politiques de ces leaders sont comparés, on évoque « leurs désillusions onusiennes et panafricaines qui resserrent sur eux l’étau mortel d’une Realpolitik entre bipolarisation et néocolonialisme. »

On attend le livre qui permettra de diffuser cette analyse de nos politiques coloniales récentes. Mais avant cela, un livre impressionnant par son ampleur peut servir de guide afin d’analyser les actuelles relations tumultueuses entre certains pays africains et la France : « L’empire qui ne veut pas mourir » « Une histoire de la Françafrique ». Le général Charles de Gaulle n’a-t-il pas dit, en privé, en janvier 1963 : « Les Africains […] savent qu’ils ne peuvent rien faire sans le pays qui les a colonisés […] et qu’ils ont besoin de son aide pour développer leur technique, leur culture, leur population. » Quant au grand « ami » gabonais, Omar Bongo, il précisa « L’Afrique sans la France, c’est une voiture sans chauffeur. La France sans l’Afrique, c’est une voiture sans carburant. » A présent, les pays africains ex-colonisés veulent conduire eux-mêmes et vendre enfin au prix fort leurs « carburants » à savoir les matières premières tellement recherchées par nos économies à bout de souffle.

Contre les peuples

Dans son blog sur Médiapart, François Gèze reprend les principaux thèmes développés dans ce livre et décortique les choix de la France que l’on peut résumer ainsi : « en faveur des dictateurs, contre les peuples ».

Des années 1940 aux années 1960, les élites françaises ont voulu « jalousement conserver » cette puissance en mobilisant quatre grandes catégories d’acteurs :

– de rares hauts fonctionnaires au rôle aussi essentiel que méconnu – comme Henri Laurentie, cheville ouvrière de la fameuse « conférence africaine française » de Brazzaville en février 1944, ou Eirik Labonne, diplomate « prophète de l’Eurafrique » en 1953, fervent partisan de l’exploitation des ressources africaines en matières premières et mentor de Pierre Guillaumat, artisan majeur de la Françafrique ;

– des officiers supérieurs de l’armée, plus nombreux, convaincus de l’impérieuse nécessité de briser par les armes les mouvements anticolonialistes, identifiés à une « menace communiste » ; d’où, pendant près de vingt ans, une « interminable succession de bains de sang », de l’Indochine au Cameroun en passant par Madagascar, l’Algérie, etc. ;

– des hauts cadres africains intégrés de longue date au sein des instances gouvernementales françaises, comme Félix Houphouët-Boigny, ardent promoteur de « la voie de la coopération [avec la France] au lieu de celle de l’indépendance », soutenu successivement par François Mitterrand et par de Gaulle pour mettre au pas les authentiques nationalistes et devenir à la fois le premier président de la Côte d’Ivoire et le personnage central de la Françafrique des années 1960 ; ou encore Léopold Sédar Senghor, premier président au long cours (1960-1980) du Sénégal indépendant, qui, loin d’être le « héros africain “positif” » encore salué en 2021 par l’ancien journaliste du Monde Jean-Pierre Langellier dans une biographie hagiographique, fut surtout un « chantre du (néo)colonialisme français en Afrique », d’une férocité impitoyable contre ses opposants ;

– des responsables politiques enfin, de droite comme de gauche, comme François Mitterrand (qui déclarait dès mai 1952 : « Le premier impératif de la politique française est notre présence en Afrique partout où déjà nous sommes »), Gaston Defferre (défendant en 1956 une « politique d’évolution [qui] sait prévoir et agir en temps utile, qui permet à la colonisation d’atteindre son véritable objectif »), Pierre Messmer (grand ordonnateur de la terrible « guerre secrète » au Cameroun puis ministre des Armées de 1960 à 1969, chargé par de Gaulle de fournir aux « régimes amis » placés à la tête des anciennes colonies africaines les dispositifs juridiques et sécuritaires nécessaires à leur maintien), Michel Poniatowski et Claude Cheysson (« deux théoriciens du néocolonialisme français »), et bien sûr l’incontournable Jacques Foccart, secrétaire général aux affaires africaines et malgaches de 1960 à 1974, à qui de Gaulle a confié la fonction d’« assurer, en Afrique subsaharienne, une transition vers des “indépendances” favorables aux intérêts français ».

Terreur et corruption

Cela c’est le cadre. Le livre détaille longuement les hypocrisies d’une coopération ‘tiroir-caisse » pour la France, les coups tordus et parfois sanglants pour maintenir des dictateurs au pouvoir,  et l’arme puissante de la corruption : « depuis la déstabilisation de la Guinée indépendante en 1958-1960 jusqu’aux affaires de financements libyens des années 2000 (Sarkozy), en passant par le « système Foccart » et le « marigot du renseignement franco-africain », les milliards de la « République des mallettes » sous Giscard, Mitterrand et Chirac, le « système Elf », la « Corsafrique » ou l’« Angolagate » des années 2000. », souligne François Gèze.

Pour la première fois, est longuement analysé le rôle des militaires venant au secours de dictateurs menacés par les contestations populaires et/ou pour préserver des intérêts économiques : « Depuis l’obscure guerre du Biafra en 1967 jusqu’aux opérations Sangaris en Centrafrique en 2013 et Barkhane au Sahel en 2014, en passant par la Mauritanie (1977-1980), le Tchad (à de multiples reprises), le Zaïre (1977-1978), la Côte d’Ivoire ou la Libye, la mise en perspective détaillée de ces opérations est impressionnante : même dans la supposée « arrière-cour » latino-américaine des États-Unis, jamais ces derniers n’ont multiplié à ce point les opérations de police comme la France dans sa propre arrière-cour (désormais commodément justifiées par la nécessaire lutte antiterroriste) ; sans compter, ce qui est trop souvent négligé, qu’elles ont constitué un formidable moyen de formation pour des générations d’officiers nourris des « exploits » coloniaux de leurs aînés. », résume François Gèze.

Cette formidable saga de terreur, de corruption, au profit du pouvoir de la France démontre aussi « le soutien constant apporté par l’appareil d’État françafricain aux entreprises françaises ayant choisi de faire fortune grâce à l’exploitation des ressources africaines, depuis les anciennes sociétés de négoce coloniales jusqu’aux fameuses « affaires africaines » du milliardaire Vincent Bolloré, en passant par le « système Elf ». Ainsi que par les « bonnes affaires africaines des retraités de la République » (dont « les anciens ministres Charles Millon, Dominique Perben, Michel Rocard, Michel Roussin, Gérard Longuet, Claude Guéant, Bernard Kouchner, Dominique Strauss-Kahn ou encore Dominique de Villepin »), rappelées dans l’un des encadrés les plus dévastateurs du livre, illustrant froidement la continuité, des années 1990 à aujourd’hui, de la collusion constante entre les « élites politiques » françaises et les dictateurs africains corrompus toujours présents au cœur de la Françafrique. », assène François Gèze.

Mémoire du génocide au Rwanda

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Voilà donc un livre de référence qui devrait rester en permanence sur la table des journalistes traitant de l’actualité africaine. Les Belges seront particulièrement sensibles au récit glaçant de l’implication de la France dans le génocide au Rwanda. Paris savait ce qui se préparait et n’a en rien changé sa politique et a continué à armer les forces hutues. Nous sommes à la veille de la commémoration du génocide qui a débuté le 7 avril 1994 et a causé la mort atroce de plus de 800.000 personnes, hommes, femmes, enfants. La France n’a jamais reconnu sa responsabilité dans ce massacre et dans la guerre qui s’ensuivit dans les camps de réfugiés dans les frontières congolaises. Pourtant, les auteurs de ce livre magistral détaillent clairement la manœuvre du ministre des Affaires étrangères de l’époque, Alain Juppé, d’exfiltrer les meneurs génocidaires avant que l’ONU ne demande de les arrêter. Une décision qui permet aux génocidaires d’aller préparer la reconquête du Rwanda depuis l’autre côté de la frontière. Voilà pourquoi, depuis des décennies, l’est du Congo est mis à feu et à sang, des villages entiers détruits, des femmes, des enfants violées et mutilées. Dans le silence des médias « mainstream » français, dont beaucoup se trouvent sous la coupe de ces milliardaires qui ont tant profité de la Françafrique.

  • Karine Ramondy, chercheuseassociée à l’UMR SIRICE Paris I Panthéon-Sorbonne et enseigne à Sciences Po Paris sur le campus Europe-Afrique. Ses recherches s’articulent autour de l’Histoire de l’Afrique dans les relations internationales au XXème siècle, l’Histoire des indépendances en Afrique centrale et l’Histoire du corps. Elle a participé à l’ouvrage collectif « La mort du bourreau » paru en 2016, sous la direction de Sévane Garibian, aux Éditions Pétra et publié en avril 2020 chez L’Harmattan. « Leaders assassinés en Afrique centrale : entre régulation des relations internationales et construction nationale », ouvrage issu de son travail doctoral.
  • Thomas Borrel, Amzat Boukari-Yabara, Benoît Collombat, Thomas Deltombe (dir.) : L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique, Seuil, Paris, 2021, 1 008 pages, 25 €.
  • https://blogs.mediapart.fr/histoire-coloniale-et-postcoloniale/blog/240122/une-somme-incontournable-sur-la-francafrique
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