Chili : pourquoi " rechazo " a-t-il gagné ?

Les indignés

Par | Journaliste |
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Des Chiliens célèbrent le rejet du projet de nouvelle Constitution après les résultats du référendum, à Santiago, le 4 septembre 2022. Photo © AFP/Martin Bernetti

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Voici une tentative d'analyse du rejet du projet de nouvelle constitution chilienne par Jorge Magasich, historien.

Note du traducteur : Ce 4 septembre, les électeurs chiliens ont rejeté à 62% un projet de nouvelle constitution, entamé après un mouvement de contestation massif, en octobre 2019, contre les inégalités et le modèle néolibéral inspiré des Chicago boys et imposé en 1973 par la dictature du général Pinochet. A la mi-novembre 2019, les parlementaires avaient convenu de l’organisation d’un référendum qui déciderait si les Chiliens voulaient une nouvelle constitution et par quelles modalités y parvenir. En octobre 2020, les électeurs se prononcèrent à 78% en faveur d’une nouvelle constitution et à 79% pour qu’elle soit rédigée par une « convention constitutionnelle » élue à part entière[1].

La Convencion, chargée de cette rédaction et composée de 155 membres, élus en mai 2021 avec une participation de 41%, sous la règle de la parité femmes-hommes et avec des sièges réservés aux populations autochtones, avait entamé ses travaux en juillet 2021. Un an après, en juillet 2022, elle déposa le projet de nouvelle constitution. Elle se vit cependant imposer par le Parlement la norme de deux tiers et la primauté des traités internationaux.

Ce 4 septembre, les Chiliens ont dû choisir entre l’Apruebo (« J’approuve ») et le Rechazo (« Je rejette »)...

Beaucoup – dont moi-même – prévoyaient une victoire d’Apruebo au vu des derniers résultats des élections. En effet, au second tour des élections présidentielles de novembre-décembre 2021, un peu plus de 8 millions d'électeurs avaient voté, soit le meilleur taux de participation de ces dernières années : Gabriel Boric avait obtenu au 2e tour 4,62 millions de voix ; José Antonio Kast 3,75. La participation aux deux tours était, respectivement, de 47,3 et 55,6%. Neuf mois plus tard, le plébiscite allait donner un résultat similaire, avec peut-être un peu d'usure, mais pas de plus de 10%.

Avec une inconnue. Cette fois, le vote était obligatoire et l'abstention punie d'une amende. Voilà qui amènerait aux urnes la grande partie de l'électorat qui n'avait pas voté ces dernières années, voire jamais. Ces abstentionnistes étaient principalement des jeunes issus de secteurs populaires, une catégorie qui, à première vue, semblait plutôt encline à voter " j'approuve ". Le taux de participation a effectivement beaucoup augmenté : de 8,3 millions en 2021 à 13 millions en 2022. Donc peu plus de 4,5 millions de nouveaux électeurs. La première partie de l'analyse était correcte : Boric avait obtenu 4,62 millions de voix en 2021 ; "J'approuve" 4,86 millions en 2022. Un résultat assez proche. Mais la deuxième partie des prévisions ne l'était pas : Kast avait obtenu 3,75 millions de voix ; le " rechazo " 7,88 millions. Ce qui signifie que, sur les 4,5 millions de nouveaux électeurs, 4,1 millions ont voté en faveur du rejet.

Ce calcul a été corroboré par les résultats détaillés par commune. Dans les communes riches, la tendance est restée la même : le rejet a gagné dans la même proportion que Kast en 2021. Mais dans les communes les plus pauvres - où vivent les 20 % les plus pauvres et où la participation a fortement augmenté - le rejet a gagné avec des pourcentages de 70 à 90 %, les mêmes que dans les communes à majorité mapuche. Conclusion : sur 10 nouveaux électeurs, 8 ou 9 ont voté le rejet. Et ce sont des secteurs populaires.

Comment expliquer ce "rejet" populaire ?

La "campagne de terreur" visant à discréditer la Convention et le projet de constitution, menée par les grands médias et les réseaux sociaux, a sans doute été la plus virulente de l'histoire. Cela a eu des effets importants. Une remarquable enquête du CIPER (Centro de Investigation periodista)[2] a permis d'identifier 29 comptes Facebook et Instagram, non déclarés au Servel[3], qui ont diffusé pendant cinq mois des messages affirmant que le projet de constitution constituait une menace pour l'épargne dans les fonds de pension privés, l'accession à la propriété, les écoles publiques subventionnées et les soins hospitaliers.

Cependant, les mêmes médias se comportent de la même manière depuis des décennies, et ils n'ont pas toujours atteint leur objectif. Des campagnes similaires ont existé en 1938 contre le Front populaire[4] affirmant qu'il allait mener comme dans la guerre civile espagnole, à des affrontements armés, et plus tard contre les candidatures d'Allende à qui elles attribuaient une volonté de « coller au mur » ses adversaires. « Comme à Cuba »…

Cette fois, la "terreur" médiatique a eu une influence, mais elle n'explique pas tout. Il est également vrai que la droite classique (celle qui faisait partie de la dictature) avait la capacité de se placer en seconde ligne, sans cesser de financer. La campagne pour le rejet a été menée par les libéraux de l'ancienne Concertación[5], ce qui leur donna un halo réformiste, voire "progressiste". Mais ceci n’est pas non plus nouveau ni décisif. En réalité, le vote de " rejet " a réussi à unifier différents motifs d’hostilité. Beaucoup ont voté " rechazo " pour exprimer leur malaise à l'encontre de « promesses non tenues », réelles ou supposées, de la part du gouvernement, vu que l'administration Boric apparaît comme le sponsor du projet de constitution. En fait, le pourcentage de " rejet " coïncide avec la désapprobation du gouvernement.

Parmi ceux qui ont voté pour le « rechazo » figurent aussi les personnes opposées pour des raisons religieuses à la légalisation de l'avortement et de l'euthanasie. De même celles qui s'opposent à ce que le Sénat se mue en une Chambre des régions, ce qui diminuerait ses pouvoirs. Certains aussi étaient frustrés de ne pas voir dans le projet la nationalisation du cuivre, du lithium... et pour d'autres raisons encore. Un autre argument de rejet a été la méfiance envers la « plurinationalité », la justice indigène et la création de zones autonomes pour les peuples indigènes. De nombreux Chiliens modestes ont été sensibles à l'"argument " selon lequel " l'Indien " allait obtenir plus de droits que le Chilien. Le Chili a toujours connu - et connait toujours - une dose de racisme envers " les Indiens ".

Enfin, le texte soumis au vote était un projet inachevé. Il contenait des erreurs de rédaction, des ambiguïtés, des répétitions et trop d'adjectifs. À tel point que ses promoteurs ont reconnu des lacunes, mais ont demandé "l'approbation pour réformer", reléguant ainsi la proposition au rang de brouillon. Il reste que ce projet, avec ses défauts, est meilleur que la constitution actuelle de Pinochet et Lagos, car il proclame des droits démocratiques et sociaux, introduit la transparence et des mécanismes démocratiques, tels, e. a., que l'initiative populaire et les référendums locaux et nationaux. Mais il l'a assimilé à un moindre mal, ce qui n'est pas convaincant.

De nombreuses imperfections sont dues au manque de temps. Trois ou six mois supplémentaires auraient permis de présenter un texte clair, bien rédigé, avec des autonomies mieux définies.

Confrontés au choix de voter en bloc pour un texte inachevé, qui devra être réformé, en désaccord avec certaines de ses parties et/ou avec le gouvernement actuel, dans lequel les revendications de la révolte populaire de 2019 n'apparaissent pas clairement, la majorité des nouveaux électeurs a opté pour le rejet. On peut en conclure qu'il y a deux "rejets" : les premiers sont les droitiers, ceux qui ont voté précédemment pour Kast et sont favorables à une constitution similaire à l'actuelle. Les seconds sont ceux qui ont voulu exprimer un mécontentement contre le gouvernement et/ou contre certains contenus du texte et sa forme. Cette dernière position ne peut être considérée comme étant de droite.

Une erreur, peut-être la principale

La Convention a dû travailler dans le cadre de la règle de la majorité des deux tiers imposée par le Parlement. Bien qu'il soit raisonnable que les normes constitutionnelles soient votées à une majorité spéciale, cette règle ne prévoyait pas de porte de sortie pour les propositions qui obtenaient plus de 50% et moins de 66%. Le Forum pour une Assemblée Constituante a proposé que, dans ce cas, les citoyens décident par référendum. La règle a apparemment été adoptée par la sortie des propositions qui ont obtenu plus de 50% et moins de 66%. Le Forum pour l'Assemblée Constituante a proposé que, dans ce cas, les citoyens décident par référendum. La norme a apparemment été adoptée par la Convention, mais sous réserve de l'approbation des deux tiers du Congrès, ce qui était inopérant et impossible. Il n'y a pas eu de référendum intermédiaire.

S’ils avaient eu lieu, les citoyens auraient pu exprimer leur opinion au cas par cas sur des aspects cruciaux du projet de loi, tels que l'autonomie des peuples indigènes, la chambre des régions, l'avortement, l'euthanasie et autres. L'option consistant à limiter la consultation à un ensemble complet a contribué à rejeter l’ensemble dès lors qu’un élément l’était.

Et maintenant ?

Les campagnes de terreur ont un antidote : des médias plus progressistes ou, en d'autres termes, plus de pluralisme dans le paysage médiatique. La mobilisation anti-dictature des années 1980 a réussi à créer plusieurs journaux d'opposition tels qu’Análisis, Apsi, Hoy, Cause, La Bicicleta, La Época, Fortín Mapocho. Tous ont disparu sous les gouvernements Aylwin et Frei, qui ont organisé leur démantèlement en leur refusant toute aide. Paradoxalement, il y a eu plus de pluralisme médiatique dans les dernières années de la dictature que pendant les 30 « années de "transition », marquées par le règne d'El Mercurio, de La Tercera et des chaînes de télévision de droite.

Le gouvernement actuel a une occasion « en or » de réintroduire un certain pluralisme dans les médias. En mai de cette année, le jugement 101 du tribunal de Madrid a ordonné à l'État chilien de verser 520 millions de dollars d'indemnités aux propriétaires de Clarín, le journal qui avait le plus grand tirage jusqu'au coup d'État de 1973, date à laquelle il a été fermé et confisqué par la dictature. Les héritiers de son propriétaire, Víctor Pey, ont poursuivi leur lutte pour le récupérer afin de rééditer un organe progressiste. Mais les six derniers gouvernements ont refusé de verser les indemnités dues. Il y a quelques années, Gabriel Boric, alors député, avait prononcé un beau discours à la Chambre, exigeant le versement de l’indemnité aux propriétaires légitimes de Clarín. Tiendra-t-il sa promesse en tant que président?

Avec la victoire du rejet, la constitution de Pinochet, modifiée par Lagos, reste en vigueur, conformément aux dispositions de la réforme constitutionnelle qui a institué la Convention et les plébiscites. Le président Boric a appelé à un nouveau processus constitutionnel qui requiert les deux tiers du Parlement où la droite a la moitié des sièges. Ce qui la place dans une position de force confortable.

Aujourd'hui, le nouveau processus est en cours de négociation. Mais la tendance fondamentale est l'émergence d'une majorité libérale. Un précédent important est qu'en 2005, le président de l'époque, Ricardo Lagos, avait refusé de remplacer la constitution de Pinochet. Jugeant suffisant de lui donner un « coup de jeune », d'enlever la signature du dictateur, d'ajouter la sienne et celle de ses ministres, et de la présenter comme « la » constitution du XXIe siècle. Cela a été possible - et l'est encore - parce que les principes libéraux inscrits dans la constitution actuelle sont partagés, à quelques différences près, par la droite et de nombreux socialistes, chrétiens-démocrates, PPD, et même certains dirigeants du Frente Amplio[6].

La victoire du rejet marque une défaite pour le mouvement social entamé en octobre 2019, qui ouvre la voie à un accord entre libéraux. Mais il ne s'agit pas d'une défaite historique comme en 1973. Le mouvement est en mesure de récupérer et de poursuivre la mobilisation pour une constitution qui non seulement déclare les droits démocratiques et sociaux, mais les garantisse également. Cela nécessite un État doté de ressources, c'est-à-dire un État qui possède les richesses de base du pays, comme le cuivre, le lithium, la mer, etc.

Il y a 51 ans, les députés et les sénateurs avaient inscrit, à l'unanimité, dans la Constitution la nationalisation des cinq grandes mines de cuivre, une mesure qui avait rapporté plus de 120 milliards de dollars à la nation, le financement essentiel du progrès des dernières décennies. Si cela a pu l’être une fois, cela peut l’être à nouveau avec les six nouvelles mines de cuivre découvertes dans les années 1980 (et que les premiers gouvernements de « transition » avaient privatisées), de façon à financer une nation plus solidaire.

Jorge Magasich

Traduction : Paul Delmotte

[1] Et non plus « mixte » - moitié élue et moitié parlementaire - comme auparavant

[2] Centre d’enquête journalistique, un journal électronique d’enquête (article cité :

https://www.ciperchile.cl/2022/09/05/los-cuatro-dias-clave-que-llevaron-al-rechazo-al-tope-de-las-encuestas-y-los-cinco-meses-de-campana-para-mantener-esa-ventaja/

[3] Service électoral du Chili, institution chargée d’organiser et d’encadrer les élections

[4] Rappelons qu’en dehors de la France et de l’Espagne, un autre Frente Popular, peu connu et formé par les socialistes et les radicaux-socialiste, appuyés par le parti communiste, a gouverné au Chili de 1938 à 1941 : dans ce gouvernement, le portefeuille de la Santé était détenu par un certain Salvador Allende

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[5] Coalition des partis socialistes (PS et PPD), socio-chrétiens (DC) et radicaux (PR), sans les communistes, qui a gouverné de 1990 à 2010, appliquant une politique économique assez libérale. La concertation a poursuivi les dérégulations et privatisations mises en œuvre par la dictature. Les présidentes de l’époque ont été : Aylwin 1990-1994, Frei (fils) 1994-2000, Lagos 2000-2006 et Bachelet 2006-2010

[6] Le Frente Amplio (Front large) était une coalition entre plusieurs nouveaux partis de gauche et libéraux, née dans les universités lors de la grande grève de 2011 contre la marchandisation de l’enseignement. Gabriel Boric était l’un de ses leaders.

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