Au bout de la rue

Allo, allo, quelle nouvelle

Par | Penseur libre |
le
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Depuis peu, quelque chose avait changé dans leur vie mais il n’aurait pas pu dire quoi. Oui, les enfants grandissaient et n’avaient plus besoin de lui. Il se sentait inutile et en souffrait. Sa femme l’embrassait moins souvent comme si les baisers du passé suffisaient. Les baisers manquant blessaient ses lèvres jusqu’au sang. Leur vie ne ressemblait plus à un grand paquebot qui vient de lever l’ancre pour une destination inconnue mais à un porte-container qui navigue toujours sur la même mer, sous le même ciel. Ils n’étaient même plus impatients d’arriver quelque part. Leur navire suivait tristement son cours. Voilà pourquoi, un matin où ses enfants étaient à l’école et sa femme au travail, il versa tout ce qu’il possédait sur le compte en banque de sa famille, rassembla ses affaires et quitta la maison. Dans la rue, sa valise à la main, il ne sut où aller. Sa vie était ici, il s’en rendait compte. Peut-être qu’en avançant jusqu’au carrefour où mille vies se croisent et s’entrechoquent, il aurait une réponse.

Par chance, avant d’y arriver, dans la rue même où il avait vécu, il avisa un petit appartement à louer, un sous-sol pas trop cher. De sa fenêtre, il pouvait observer les passants dans la rue sans être vu. Le déménagement l’occupa une demi-journée, le temps d’emballer des livres et quelques disques. Il n’emporta aucune photographie familiale, ni de souvenirs communs parce qu’il avait trop peur de manquer. Une demi-journée de déménagement pendant laquelle il ne pensa à rien d’autre qu’à prendre des dispositions pratiques pour organiser sa nouvelle vie. Un vrai bonheur, les dispositions pratiques. Dès l’instant où tout fut rangé dans son nouvel appartement, l’émotion qui connaissait sa nouvelle adresse, débarqua aussitôt. Il se dit que l’émotion avait peut-être envahi également son ancienne maison mais on n’est jamais sûr de rien. Les premières semaines, il ne sortit quasiment pas de chez lui de peur de croiser sa femme et ses enfants. Il ignorait quoi leur dire, lui qui les avait trahis. Il prit l’habitude de faire ses courses chez un épicier pakistanais qui restait ouvert tard, le soir. Il ne s’y rendait qu’à l’heure où la mère mettait les enfants au lit.

Une année passa pendant laquelle, de sa fenêtre, il observa la rue pendant des heures. Sa seule crainte était de voir passer sa femme en compagnie d’un autre homme, ses enfants avec un nouveau père mais cet évènement n’arriva jamais ou alors à un moment où il était inattentif. Il ne sait pas. On n’est jamais sûr de rien quand on habite au bout de la rue. En cinq ans, il ne sortit qu’une seule fois de chez lui en plein jour pour mettre fin à une bagarre entre gamins qui avait éclaté au-dessus de sa fenêtre. Cinq gamins en tourmentaient un autre, seul et plus petit. En voyant sortir ce géant, les gamins s’enfuirent comme une volée de moineaux. Un seul gamin resta sur le trottoir. Le plus petit, le tourmenté, dans lequel il reconnut son fils qui lui dit « Merci Monsieur. »

Pendant des années, il regarda vieillir sa femme et grandir ses enfants. Oh, ce fut imperceptible. Le changement, il le voyait dans l’attitude plus que dans le physique. Au début, la mère tenait ses enfants par la main. Plus tard, ils arpentèrent la rue, seuls ou en compagnie d’amis inconnus. Un jour, devant sa fenêtre,il reconnut son fils  qui, avec des copains, tourmentaient un gamin plus petit mais cette fois, il ne sortit pas. Ce n’était qu’un jeu après tout et ce gamin l’avait probablement bien cherché. Sa fille passa devant sa fenêtre avec un garçon qui lui avait pris la main. Ils semblaient complices, peut-être amoureux. Il se demanda si le garçon était respectueux avec sa fille mais comment savoir à travers la fenêtre ?

Il ne regardait jamais la télévision. Il occupait toutes ses journées à observer la rue en espérant voir passer sa famille. Il y eut des jours de chance et d’autres, plus nombreux, où rien n’arriva. Il y eut des nuits où il sortit boire une bière dans un bistrot pour écouter des inconnus raconter leur vie.

Après dix années passées au bout de sa rue, il décida de rentrer chez lui. Dans le miroir, il se dit qu’il n’avait pas changé, qu’ils le reconnaîtraient immédiatement mais il n’était sûr de rien. Descendre la rue jusqu’à son ancienne maison lui prit beaucoup de temps. Finalement, son appartement était beaucoup plus éloigné qu’il ne le pensait. En descendant la rue, il s’inquiéta pour ses enfants. Et s’ils étaient malades ? Et s’ils étaient morts ? Tout peut arriver à des enfants que leur père ne protège plus. Et si un homme lui ouvrait la porte ? L’homme qui aurait pris sa place. Arrivé devant sa maison, il se dit que quelque chose avait changé mais il était incapable de dire quoi. Finalement, une femme lui ouvrit. Une femme qui avait mille autre choses plus importantes à faire qu’ouvrir la porte à un inconnu.

- Les Renneboog ? Ils ne vivent plus ici. Cà fait bien trois ans qu’ils ont déménagé.

- Vous connaissez leur adresse ?

- Non, aucune idée.

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Il remonta la rue, rentra dans son appartement et pour la première fois, alluma la télévision. Il maudit les programmes qui parlaient de gens vivants à l’autre bout du monde et aussi cette fenêtre qui ne servait plus à rien.

 

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