Une sale affaire

Journaliste punk

Par | Journaliste |
le

L.-F. troufion: l'écriteau était pourtant clair! Crédits : Collection L.-F.C./IMEC

commentaires 0 Partager
Lecture 9 min.

Tout est parti d’un papier dans Le Monde du 4 août 2021, à l’heure où toute la France, privée de vacances depuis un an et demi, se rue vers les plages et les clusters de contagion au Covid-19. Sans mauvais (double) jeu de mots, cela ne fera pas de vagues, pense sans doute le rédac’chef.

L’article en question s’intitule « Des milliers de feuillets inédits : les trésors retrouvés de Louis-Ferdinand C.[1] ». Il est signé d’un certain Jérôme Dupuis, grand reporter à L'Express et au Monde, dont les principaux titres de gloire furent d’avoir révélé les talents de plagiaire de PPDA, l’allégeance de Charles Hernu aux services soviétiques et, aussi, d’être le co-auteur d’une enquête sur la mort de Diana. Du bon journalisme, moyennement rock’n’roll mais solide sur ses appuis.

Ultra collabo

Le 4 août donc, Jérôme Dupuis signe un papier kilométrique (17.700 signes, espaces non compris) sur l’odyssée des fameux écrits « volés » de l’écrivain collabo et antisémite. Comme un polar dont Louis-F.C. serait le héros par défaut et que de bons amis, fins lettrés, ont relayé avec gourmandise sur les réseaux sociaux (RS). Extraits : « Il l’a hurlé si fort et si souvent que même ses plus fervents admirateurs avaient fini par en douter. Et pourtant, jusqu’à son dernier souffle, Louis-Ferdinand C.1, mort en 1961, n’a cessé de le répéter : en 1944, alors qu’il venait de s’enfuir en catastrophe vers l’Allemagne nazie avec les ultras de la Collaboration, des pillards ont forcé la porte de son appartement de Montmartre et lui ont volé de volumineux manuscrits, pour une large part inédits. Parmi eux, a-t-il toujours proclamé, celui de Casse-pipe, le roman qui devait former un triptyque avec ses deux chefs-d’œuvre Voyage au bout de la nuit (1932) et Mort à crédit (1936). Seules quelques pages de ce roman étaient parvenues jusqu’à nous. » Et de citer Céline : « Ils m’ont rien laissé… pas un mouchoir, pas une chaise, pas un manuscrit… » On croirait du Florent Pagny. Dans une lettre de L.-F.C. à son ami Pierre Monnier, en 1950, écrit Jérôme Dupuis, on peut lire : « Il faut le dire partout si Casse-pipe est incomplet c’est que les Épurateurs ont balancé toute la suite et fin, 600 pages de manuscrit dans les poubelles de l’avenue Junot. » Les « épurateurs », rien que ça ! Et avec une majuscule s’il vous plaît. À ma connaissance, l’épuration était plutôt, dans les années 40, au-delà des rives du Rhin ; c’est donc une parole d’orfèvre. Et de se plaindre, quelques jours avant sa mort: « On m’a assez pris, on m’a assez dévalisé, emporté tout ! Hé, je voudrais qu’on me rende ! » Les Juifs spoliés de tous leurs biens par les Nazis que vous chérissez tant, Monsieur C., auraient aussi aimé qu’on leur rende ce qu’on leur a volé. Pas de chance : ils ont été assassinés à Auschwitz et leurs biens n’ont jamais été restitués aux ayants droit.

Enculés, chiennes, bites

Comprenez-moi bien : je sais qu’un long débat s’est déjà déroulé, aussi précocement qu’en 1938 lorsque André Gide stigmatisait, à fleurets mouchetés, l’antisémitisme de l’écrivain. D’autres ont pris le relais, dont Julien Gracq, mais aussi l’historien américain Robert Soucy, qui rappelle que celui que certains qualifient de génie littéraire n’était pas qu’un antisémite viscéral, mais un fondamental raciste. Soucy estime que, selon C., les Juifs sont des « enculés » qui prennent de force les Aryens par derrière (faudrait savoir…). Et de le citer cruellement : « La femme est une traîtresse chienne née. [...] La femme, surtout la Française, raffole des crépus, des Abyssins, ils vous ont des bites surprenantes. » Du pur génie littéraire.

Faut-il ou non reconnaître le talent littéraire de L.-F.C.  en mouchant les chandelles de son côté noir/brun ? On a glosé des pages et des pages à ce sujet, comme à propos d’autres artistes sulfureux, de Nabokov à Trenet, de Carroll à Matzneff, de Gauguin à Gary Glitter[2].

Je n’appelle pas à une censure des œuvres de C. - que je n’ai pas lues et ne souhaite pas lire - dont je veux bien croire qu’elles fussent de qualité supérieure – malgré quelques passages ne laissant que peu de doutes sur ses opinions. Pas question de lancer un mouvement de cancel culture à l’encontre de Louis-F. C. Mais il y a une différence entre censurer et ignorer. On peut très bien ignorer C. Compte tenu de ce qu'on sait de lui, il ne me paraît pas indispensable d'en faire une publicité tapageuse, comme le fait, sans nuance ou bémol aucuns, Antoine Gallimard, heureux bénéficiaire du droit de publier les fameux écrits « volés ». Il y a assez d'autres génies littéraires pour se passer d'un aussi abject personnage. Ce n'est pas de la censure. C'est de la salubrité publique.

Incorrigibles Juifs

Je ne souhaite pas davantage faire le procès de Jérôme Dupuis. Rendons-lui justice : si, dans son article interminable, il relate comme un joyeux fait divers les péripéties, certes captivantes, de la recherche du manuscrit perdu[3], il rappelle à deux reprises que L.-F.C.  n’était pas une oie blanche : « Restait aussi une légende noire, celle de l’auteur de terribles pamphlets antisémites – Bagatelles pour un massacre (1937), L’École des cadavres (1938) –, qui s’est exilé six années au Danemark pour échapper à la prison » et, plus loin, « Depuis le début de la guerre, on ne peut pas dire que l’écrivain se soit fait discret. Il a réédité ses pamphlets antisémites, réclamé à cor et surtout à cris que ses ouvrages soient montrés à la terrible exposition « Le Juif en France » (qui s’est tenue du 5 septembre 1941 au 15 janvier 1942) et fréquenté l’ambassade d’Allemagne. S’il n’a pas collaboré au sens « technique » du terme – trop maladivement indépendant pour cela –, il passe pour être l’un des plus célèbres amis français des nazis. » Qu’en termes élégants ces choses-là sont dites… 612 caractères sur 17.700, il n’y a pas indigestion non plus. Et c’est sans commentaire qu’il rapporte l’opinion de L.-F.C.  quant à l’auteur du cambriolage de son appartement alors qu’il doit fuir la France, en passe d’être libérée, pour rejoindre son Allemagne fasciste tant aimée : « Oscar Rosembly, juif corse, qui volait les chaussures à Popol [Gen Paul, peintre montmartrois et grand ami de C.], et qui est venu après mon départ ravager mon appartement », écrit-il le 26 mai 1949 à un autre ami, Henri Mahé. Il en fera même le personnage du « juif Alexandre » dans une version primitive de Féerie pour une autre fois (1952). Cette hypothèse est corroborée par le professeur Henri Godard, grand spécialiste de Céline, dans son édition de la Correspondance de l’écrivain en Pléiade : « Le pillard de la rue Girardon est Rosembly. » Ah ces Juifs, quand même…

Les débats sont-ils clos ?

Le présent texte fait suite à une passe d’armes toute amicale sur les réseaux sociaux, dans laquelle il me fut reproché de rouvrir un débat clos depuis longtemps qui consiste à reparler des travers du personnage et, ce faisant, de polluer la discussion des bibliophiles qui salivent sur l’événement que constitue la résurrection des manuscrits perdus. « Je comprendrais que tu dises qu'il y a débat sur ses qualités d'écrivain. Mais qui dit qu'il n'était pas antisémite ? Il l'a dit, il l'a écrit. Ça n'est pas discutable », me dit un ami franchement peu suspect de sympathies nazifiantes. Pas discutable ? Gloups… Moi qui pensait que l’on pouvait débattre de tout… Non, cher ami : personne ne dit qu'il n'était pas antisémite et pro nazi, en effet ; mais personne ne dit non plus qu'il l'était, puisque le débat est clos. Quand je lis l'interview d'Antoine Gallimard, je n'y trouve nulle trace de la personnalité sulfureuse de L.-F.C. Rien que des dithyrambes. Alors, si NOUS savons : quel message adresse-t-on aux jeunes générations, à qui l’on s'évertue à expliquer qu'il faut lutter contre l'antisémitisme, à l'heure où la résurgence de la bête immonde est un vrai problème? Que C., c'est un dieu de la littérature et que, s’il est antisémite et pronazi, c'est pas si grave finalement vu la qualité de son œuvre? Que vont entendre les lycéens de l’athénée Emile Bockstael, qui ont eu la peau du seul Juif de l’établissement en le harcelant jusqu’au burn out ? Il vont entendre qu’on peut être un vil antisémite et être admiré de l’intelligentia urbaine, celle à qui l’on rêve de se mesurer. Que vont entendre les jeunes militants du Rassemblement National ou des milices d’extrême droite qui pullulent en Wallonie ? Qu’on peut être ouvertement collabo, pronazi et raciste, et faire impunément les titres enthousiastes de la presse culturelle. Voilà qui nous promet des lendemains qui chantent. « Celui qui ne connaît pas l'histoire est condamné à la revivre », disait Karl Marx. Je ne me suis jamais senti aussi marxiste.

Voilà pourquoi, en ce qui me concerne, le débat sur les complicités nazies et sur l'antisémitisme décomplexé ne sera JAMAIS clos.

 

[1] C’est moi qui abrège.

Il semble que vous appréciez cet article

Notre site est gratuit, mais coûte de l’argent. Aidez-nous à maintenir notre indépendance avec un micropaiement.

Merci !

[2] Les exemples ne manquent pas.

[3] Celui, notamment, de son roman Casse-pipe.

commentaires 0 Partager

Inscrivez-vous à notre infolettre pour rester informé.

Chaque samedi le meilleur de la semaine.

/ Du même auteur /

Toutes les billets

/ Commentaires /

Avant de commencer…

Bienvenue dans l'espace de discussion qu'Entreleslignes met à disposition.

Nous favorisons le débat ouvert et respectueux. Les contributions doivent respecter les limites de la liberté d'expression, sous peine de non-publication. Les propos tenus peuvent engager juridiquement. 

Pour en savoir plus, cliquez ici.

Cet espace nécessite de s’identifier

Créer votre compte J’ai déjà un compte