Thérèse Malengreau : continuer d’y croire

Les indignés

Par | Journaliste |
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Thérèse Malengreau interprétant Surréalities de Kyle Gann le 20/2/21. Photo D.R.

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Still Standing for Culture : les artistes et les amoureux des arts se lèvent à nouveau ce samedi 13 mars à Bruxelles. Découvrez cette mobilisation sur le site : http://www.stillstandingforculture.be/ Il y a de quoi s'éclater culturellement dans plusieurs villes de Belgique.

Pour découvrir cette mobilisation innovante, Thérèse Malengreau, pianiste et concertiste belge nous raconte son action Still Standing du 20 février. Elle est interviewée par André Mertens.

Samedi 20 février, 14 h 30. J’arrive chez la pianiste Thérèse Malengreau. Elle m’accueille. Nous allons dans le jardin où je rencontre trois autres invités. Les chaises sont bien espacées. Derrière nous, les grands chênes veillent. Le concert peut commencer. Notre hôtesse interprète sur un instrument inhabituel « Surrealities » de Kyle Gann, compositeur américain contemporain. Bref, un concert impromptu, surprenant et vu l’époque, tout à fait surréel. Après le concert, nous discutons de la situation de la culture, des événements et des acteurs culturels. L’idée d’une interview germe. Nous convenons de nous rencontrer virtuellement début mars.

André Mertens: Le samedi 20 février 2021, à l’occasion de la manifestation « Still standing », vous aviez invité quatre personnes dans votre jardin pour une avant-première musicale « Surrealities » de Kyle Gann. Pourquoi était-ce important de participer à ce mouvement ?

Thérèse Malengreau : Puisque les concerts publics sont à l’arrêt depuis près d’un an, j’ai eu l’idée de présenter mon travail récent au seul public libre d’assister à un concert, bref aux habitants de mon jardin, les oiseaux et les écureuils ! Vous aurez certainement compris l’ironie de mon intention ! Il se fait que des bipèdes ont été assez nombreux à me demander d’y assister. Mais comme les règles du moment disent que nous ne pouvions qu’être à quatre à l’extérieur, j’ai invité quatre personnes, non pas un public de quatre personnes, mais quatre témoins. Donc un moment un peu surréaliste avec un piano-jouet à la place de mon instrument favori, ce merveilleux instrument sédentaire assez contraignant qui nécessite et montre toute l’importance d’une acoustique favorable, de l’ouverture des salles et de la collaboration d’une équipe. Par mon geste de samedi, je voulais me joindre aux actions artistiques, aux manifestes qui réclament des réponses à donner au manque de considération de la vie culturelle. Je tenais aussi à faire sentir que l’art ne s’arrête pas aux conditions reconnues, qu’il parvient à transcender des contraintes, fussent-elles extrêmes et dont parfois les créateurs s’emparent pour faire sens, ce qui est le cas des compositeurs qui ont composé pour le piano-jouet par exemple !

Le mardi deux mars, une série d’acteurs culturels non subventionnés disaient que s’ils ne pouvaient pas recommencer avec 80 % d’occupation ils ne le feraient pas parce pas rentable…

Effectivement, dans certains cas, c’est impossible, mais une fermeture inconditionnelle des lieux culturels est insensée dans la mesure où de nombreux opérateurs culturels ont mis au point des dispositifs précis pour respecter les règles de sécurité sanitaire. On n’a fait attention ni aux attentes du public ni aux propositions des acteurs culturels. Il n’y a pas de prise en compte non plus de la viabilité du secteur culturel du point de vue social et dans la diversité des situations.

Diversité ?

Les différents secteurs et acteurs de la culture ne travaillent pas selon des statuts identiques, salariés, indépendants, dépendants de contrats ponctuels, subsidiés ou non… Et là, c’est toute une question structurelle qui est mise en évidence par la crise sanitaire, mais qui était restée pendante depuis des années et qui doit maintenant être traitée de toute urgence. Samedi, après déjà deux premiers « Still Standing for Culture », on a répondu par une action artistique, dans mon cas une action un peu surréaliste, une sorte de manifeste. Un manifeste dont on ne peut évidemment pas se contenter.

Effectivement, lors du dernier Codeco, on a interviewé des représentants l’Horeca et des voyagistes… et personne de la culture.

Depuis un an, on a un réveil des fédérations professionnelles du monde culturel, de ses acteurs, mais ça ne suffit pas. Cela a favorisé une meilleure écoute de la part des ministres, mais avec notre lasagne institutionnelle belge, les ministres compétents en matière culturelle ne sont pas libres d’agir puisqu’ils dépendent des enveloppes budgétaires du fédéral. Même chose pour l’élaboration d’un véritable statut d’artiste. Et on voit que, depuis pas mal d’années, la politique est davantage une politique de gestion à court terme que le reflet d’une vision prospective de la société et des équilibrages à établir. Une gestion qui est souvent régie par un profit direct. Et le monde culturel, on l’isole comme s’il n’était pas une composante indispensable du vivre en société et qu’il n’avait pas de liens avec les autres secteurs économiques. Vous savez certainement qu’il y a déjà eu de nombreuses études montrant que le monde du spectacle, des musées, des événements culturels favorise la vitalité d’autres secteurs, des consommations annexes, cafés, restaurants, transports, nuitées, tourisme… C’est aussi tout le problème de la prise de conscience générale de l’interdépendance et de l’équilibrage favorable à tous, au contraire d’une dépréciation d’un secteur face à un autre, d’oppositions néfastes.

La culture est essentielle, mais qu’est-ce que ça veut dire ?

Il faut distinguer entre la culture au sens large dans laquelle nous baignons et les réalisations culturelles. Il y a un manque de conscience des réalisations culturelles qui font et expriment notre humanité, qui touchent au symbolique profond.

Alors qu’est-ce qui est essentiel dans la culture ?

La culture, c’est un rapport à quelque chose plus grand que nous, qui nous permet de nous réunir et de nous confronter à nos questions existentielles. Et ça touche aussi bien au sacré non-religieux qu’au divertissement, mais là, on glisse vite vers une idée de non essentiel alors que la jouissance culturelle sans attente particulière, le divertissement qui nous éloigne de nos soucis quotidiens ne sont pas à mépriser. Et à la réflexion, c’est très paradoxal, on a une société qui évolue vers toujours plus de divertissements et de loisirs alors qu’on préfère ignorer la dimension de travail qui préside à ces productions.

Et donc, est-ce que tout cela veut dire que ce n’est pas essentiel ?

La culture nous entoure, il y a une panoplie incroyable de manifestations culturelles et en même temps, c’est comme si elle ne procédait pas d’un travail, toujours cette vieille rengaine selon laquelle l’artiste vit sa passion et ne pourrait pas être pris en compte dans sa fonction de travailleur, qu’il ne contribue pas à la société. S’il veut avoir le confort de la fourmi, il n’a qu’à soit vivre de sa passion (mais comment dans un monde dérégulé avec notamment une offre numérique gratuite sans cesse croissante ?) ou à se résoudre à embrasser une “vraie profession” ! La difficulté d’évaluer quantitativement le travail artistique et son utilité directe touche aussi le monde de l’enseignement quand il ne concerne pas des formations et des recherches pouvant générer un profit direct, marchand, quand on restreint la part de la culture générale pour former soi-disant plus efficacement les jeunes à la vie active. C’est là que les choix politiques doivent intervenir avec une volonté d’équilibrage et c’est là qu’on sent des failles majeures, qui confinent à l’ignorance, au mépris ou à la soumission à la finance.

Et donc la question se pose : le public est-il curieux ?

Il y a un écart manifeste entre l’offre sans limites qui est la nôtre et un relatif manque de curiosité du grand public, même si cette généralisation est outrancière. C’est le moment de redire combien l’enseignement est essentiel et que la curiosité peut être stimulée, entre autres, par l’éducation, par tout un réseau d’activités parallèles.

Il reste que tout le monde ne “consomme” pas de la culture, mais tout le monde peut y avoir accès et y participer. Récemment, Roselyne Bachelot, la ministre de la Culture en France, signalait que 52 % des Français n’assistent pas à un spectacle vivant dans l’année et que cela fait réfléchir à la répartition sociale et territoriale de la politique culturelle. Elle continuait en disant : “le virtuel a permis que plus 100 000 personnes profitent d’un spectacle de l’Odéon”. Alors va-t-on réduire la présence du culturel à des chiffres et au virtuel ? Si oui, c’est la catastrophe.

C’est peut-être le moment de songer au tsundoku des Japonais, c’est-à-dire le concept d’accumuler des livres qu’on lira peut-être, qui nous rend conscients que l’on a encore une multitude de choses à découvrir et qu’on peut s’en émerveiller, que cela va renforcer notre ouverture d’esprit, notre esprit critique, notre humilité… Cela me semble d’autant plus inspirant de penser en ce sens que l’offre culturelle n’a jamais été aussi abondante qu’aujourd’hui, ce qui met l’accent du même coup sur la manière dont cette offre est présentée. Par exemple, quand on entre dans une librairie pour y acquérir un livre particulier, il arrive qu’on soit interpellé par le livre qui se trouve juste à côté. Parfois, le voisinage est dû au pur hasard alphabétique, parfois il résulte d’un choix du libraire. Même chose pour la musique : aujourd’hui, nous avons des plateformes offrant des playlists qu’elles aient été faites par des humains ou par des algorithmes ; mais la valeur de ces choix ne me semble pas équivalente. On est tout le temps soumis à des suggestions d’achat dictées par des analyses économiques. Or, ces mises en avant ne peuvent être confondues avec des choix basés sur la connaissance, le goût, la sensibilité, l’expertise d’un être humain qui s’est formé et qui a accumulé de l’expérience.

Mais alors, pour quelle culture le public, le citoyen est-il d’accord de payer ?

Quand Madame Bachelot dit que 100 000 spectateurs auront assisté grâce au virtuel, on ne sait pas comment ils ont écouté et quel serait le nombre s’il est question d’une participation financière. Pour toute une série de réalisations culturelles, le public n’est pas ou plus disposé à payer du fait de l’accès possible et abondant à du contenu gratuit et le modèle économique de nombreuses plateformes telles que YouTube ne permet pas une juste rétribution de tous ceux qui ont participé à la réalisation du contenu mis en ligne. Les plateformes de téléchargement et streaming de contenus musicaux payants ne sont pas non plus fondées sur un modèle qui permet un équilibre des revenus et des frais de production, notamment pour toutes les productions qui ne seront pas consommées par le plus grand nombre.

Je voudrais revenir à la manière d’écouter et de voir un spectacle. Celui qui vient dans la salle de spectacle s’extrait de l’enchevêtrage quotidien, il assiste du début à la fin en général, il fait l’expérience du temps long, dans une certaine atmosphère créée par tous, les acteurs et chaque membre d’un public réuni dans une communauté momentanée. Peut-être y aura-t-il un moment de grâce ? Ce moment où tout le monde sent que quelque chose d’irremplaçable se passe, d’indescriptible et qui nous réunit dans notre spécificité d’êtres humains. Et ça, on ne peut le transposer dans une situation virtuelle. Pour le virtuel, on parle souvent de phénomène d’adaptation : “Nous devons nous adapter à la situation actuelle !” Au début de la pandémie, notre Première ministre, Sophie Wilmès, a dit : « Les artistes sont créatifs ; ils n’ont qu’à se réinventer pour s’adapter à la situation actuelle ». D’accord, on s’adapte sans cesse pour survivre, mais il faut identifier de quelle adaptation il s’agit. Même chose avec l’enseignement par visioconférence. Un cours dans une classe et un cours virtuel, ce n’est pas du tout la même chose, ce qui ne veut pas dire que l’outil soit mauvais en soi.

Quelle est la différence du virtuel avec le CD ?

D’abord, puisque vous parlez de la musique précisément, il s’agit la plupart du temps de concerts donnés sans audience, parfois en direct parfois en faux direct. Ensuite, beaucoup de concerts virtuels ne sont pas réalisés dans les conditions soignées d’un enregistrement discographique. Je ne parle même pas des conditions d’écoute, aussi bien de la qualité technique que de la qualité de l’attention réservée à l’écoute. Dans le meilleur des cas, c’est l’équivalent de l’écoute d’une captation radio ou télévisée encore que dans ce cas en général le public présent “vit” la musique avec les musiciens dans le lieu, dans l’acoustique, influence d’ailleurs aussi le jeu, l’interprétation. Une réalisation discographique, cela signifie un long processus de préparation, que l’on travaille sur le montage, le mixage… on a un recul critique sur ce que l’on fait, comme un peintre. J’avoue que j’ai été assez surprise de constater que l’absence de concert public n’a pas provoqué de rush sur les CDs, qu’ils soient physiques ou numériques. L’offre gratuite de la majorité des contenus y est probablement pour beaucoup et ne date pas de la crise sanitaire.

Est-ce que la culture, Mozart ou Beethoven n’est pas une sorte de folklore, c’est-à-dire quelque chose de mort ou dépassé ?

Des références à un monde révolu peut-être, mais qui a modelé notre présent, des œuvres d’art qui transcendent le temps, qui nous émeuvent, qui nous concernent encore et toujours parce qu’il s’agit de sentiments, d’émotions, d’idées, de problématiques qui nous continuent à nous animer et parce qu’ils sont exprimés d’une manière telle qu’ils transcendent les époques. Quant au contemporain dont on n’a peut-être pas les clés, au contraire de la culture dans laquelle nous baignons et qui n’est qu’un habillage quotidien dont nous sommes plus ou moins inconscients, n’est-ce pas important sinon nécessaire qu’il nous interpelle ? La création nous oblige à nous arrêter, à écouter et à regarder, parfois de manière brute sans connaissances particulières préalables, mais nous incite à scruter quelque chose, à restaurer le sens de la découverte, de l’émerveillement, une certaine fraîcheur.

Alors, qu’est-ce qu’être artiste ? Être artiste, est-ce un métier de beatnik ?

Allons-y pour une petite histoire. Dans une réunion mondaine, un invité aperçoit un dermatologue. Il se précipite vers lui et lui dit : « Docteur, je suis content de vous voir, j’ai un petit point rouge au bras qui me démange. Est-ce que vous pourriez le regarder et me dire ce qu’il faut faire ? » Le médecin lui répond : « Pas de problème, vous téléphonez à mon cabinet et vous prenez rendez-vous avec ma secrétaire. » L’acteur culturel dans la même situation, on lui demande de prêter son concours gratuitement pour rehausser la soirée du charme de son art !

Et après la pandémie ?

On ne va pas régler la situation culturelle rapidement, il va y avoir un embouteillage monstre, entre le report de certaines activités qui n’ont pas eu lieu et des nouvelles propositions qui sont prêtes à éclore. Cela risque d’exacerber une compétition souvent voilée entre les acteurs culturels. Alors, comment faire ? Certains ont déjà pensé à organiser par exemple deux représentations par soirée, parfois deux spectacles différents en format court. À l’heure actuelle nous ne savons encore rien des conditions de réouverture, c’est donc très difficile de préparer, d’inventer cette réouverture. Sera-ce au prix d’une lutte sans merci ou y aura-t-il la possibilité d’un partage ? Dans tous les cas, il semble presque certain que deux saisons seront nécessaires pour apaiser l’impact de cet arrêt et je crains que la population ne mesurera pas cette incidence, laissant à nouveau tout un secteur se débattre seul.

De toute évidence, il faut continuer d’insister sur l’importance des compensations économiques et du statut général des travailleurs culturels, quel que soit leur mode d’activité, qu’ils travaillent seuls ou en groupe, qu’ils soient indépendants ou réunis en associations, qu’ils mêlent diverses activités, par exemple une activité artistique et une activité d’enseignement… Je ne voudrais pas trop noircir le tableau, mais rappeler que certains travailleurs culturels prévoient qu’ils ne pourront pas reprendre leur carrière, pour des raisons économiques ou pour des raisons qui en découlent. Un chanteur dépendant uniquement de contrats ponctuels et privé de ses engagements a dû travailler comme livreur à vélo ; il doute d’être capable de pouvoir recommencer à pouvoir chanter sur scène après une trop longue période où il n’a plus été en mesure de travailler sa voix.

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