L'œuvre et la pompe d'Émile Poumon
1
surréaliste est aujourd'hui un sobriquet qui veut dire farfelu
bizarre plus ou moins
incroyable
une exagération
le prix surréaliste de cette merde absconse et peinte ou sculptée
il m'est arrivé un truc surréaliste
ce type raconte des histoires complètement surréalistes
surréaliste était hier la revendication d'une révolution sociale et culturelle totale
par quelques jeunes couteaux de l'art
dont certains sont devenus des révolutionnaires
et d'autres ont occulté leur création pour qu'on voie moins le
rapport entre elle et sa valeur sur le marché
les révolutionnaires ont demandé pardon par la suite
à leurs anciens amis
d'avoir rêvé à des partis des États qui ont vendu l'enfer pour le paradis
la boucle était ainsi bouclée
des révolutionnaires aujourd'hui ont une respiration poétique
qu'ils ne connaîtraient pas si le surréalisme n'avait pas existé
c'est surréaliste
2
c'était un petit homme à la poitrine immense
qui rendait un son creux
il avait une belle tête de bœuf
rose au regard arrosé de sang
sa main droite lancée par-dessus son épaule
il parlait des ampoules sur la langue
et déclamait des poésies
la poésie madame la pôhésiheu
la grande poésie
celle des étoiles qui tombent sur les coins de cafetière
des poètes pourtant planqués sous les balcons
et développant son idée en accordéon large
la valse des grands mots
et les secrets du Beau
les colères de Rimbaud
Pessoa au rideau
de quoi parlait Villon
de quoi donc Aragon
faisait-il des émaux
lumineux et verbaux
et les vers de Prévert
chantaient-ils les nuages
qui cachent la misère
et couvrent les visages
la Beauté la Beauté
que ne l'ont-ils chantée
quand dans la nuit d'hiver
les enfants évités
dorment sans pull-over
ils ont soif en été
bulle d'éternité
qui s'est préoccupé
quand vient la fin du mois
du prix de son loyer
saucisse petits pois
3
fumer c'est faire entrer de l'air bleu rempli de songes
dans sa poitrine
c'est aussi une façon de précipiter sa mort
précipiter sa mort c'est vivre vite
je ne connais pas d'autre façon de vivre
dans ce monde où on n'approche d'une idée de la vie
qu'en étant nerveux comme un chauffeur de taxi
MATÉRIAUX DE CONSTRUCTION
sur la vitrine avenue de
Stalingrad
et
MATÉRIAUX DE CONSTRUCTION
sur l'enseigne
construction : errer de ville en ville fabriquer de l'air pur
COIFFURE ANDALOUSE ― CHEZ LARBI
dans l'avenue et
CAFÉ ANDALOUSSIA
des bus en partance pour Tanger en toute saison les familles
font des pyramides humaines un vieil homme fatigué
comme un chapeau sur le sommet
les bagages alourdissent les fontes du vieux coursier qui pousse
les jeunes gens restent ici dans la fenêtre fermée de l'hiver
les rues grises scotchés
sur les murs au coin des rues
à faire entrer des songes bleus
dans leurs poumons
je n'avais pas pensé à ça quand j'ai écrit
fumer c'est faire entrer de l'air bleu rempli de songes
dans sa poitrine
4
à la biennale de la poésie
je ne sais plus en quelle année ça se passait à
Knokke-le-Zoute
je ne fus pas le bienvenu
vous n'êtes pas des gens de lettres
des gens de lettrres ou de la lettre
comme d'autres sont de la jaquettre
on est retournés à Ostende
pour continuer la dérive
qui nous occupait d'une rive
à l'autre d'une à l'autre vague
sur la plage j'erre et divague
amis qui vous perdiez aussi
Marc-Alexandre et Philippe
vous ne vous faisiez pas souci
des aubes noires où les gens flippent
et c'était tous les jours dimanche
à toute heure il sonnait minuit
pourvu que le temps à la hanche
ne balançât pas dans l'ennui
nous faisions des efforts pour passer pour des fous
voler des bandes dessinées
les revendre et manger
chasser des canards dans les parcs
les manger
lire Aragon à haute voix
à la très haute voix des révoltes et du sang
et pas cet Aragon à faux nez de guimauve
qu'on cherche à nous vendre aujourd'hui
Jean d'Ormesson à crade et mi-chien
déclamant ainsi « Magnitogorsk est-ce toi ? »
comme s'il s'était agi d'un petit bout de pain
au chocolat dans la bouche d'un hippopotame
trouvant jolie et même belle
d'un point de vue poétique
cette colère cet appel
au soulèvement politique
vas-y chante ce qui te hante
disait l'aurore à nos genoux
qui nous trouvait toujours debout
chante chante dans la tourmente
et nous chantions nos rêves doux
et nous chantions notre fureur
des premières aux dernières heures
la mer du Nord paraît si morne
le vent qui vient parle de nous
adolescents démontés des chevaux de la vie
absorbés par l'amour et la révolution
la vie brûlante dans les veines
mais tout cela ne se fait plus nous sommes gens bien devenus
votre solde d'appel ne vous permet pas d'atteindre ce numéro
désolé
votre solde de vie
votre argent nous intéresse
passez devant serrez les fesses
et je retrouve enfin ce vieux souffle ce vent
dans quoi nos ailes d'enfants accrochaient les nuages
5
du bord de ces lunettes on rit
les lunettes de la Beauté
on rit grassement sous la peau
la peau diaphane bleutée
des femmes qui viennent en chapeau
de Londres Berlin ou Paris
de Milan Madrid et Bruxelles
oublier sous la belle ombrelle
de la mode les eaux les eaux
les vieilles draches sur lesquelles
coulent d'inusables nuages
toutes les femmes de ménage
qui n'ont le temps que de recoudre
les chaussettes trouées des mecs
givrés à la bière à la poudre
qui leur donnent des ordres secs
pour être chic et bien coiffée
dans le vent et les magazines
il est conseillé d'éviter
la vaisselle et la margarine
femmes échevelées
aux épaules pointues comme des oiseaux morts
vous bougez comme des panthères
sous la lumière fausse et sous l'œil affamé
des femmes riches qui portent à chaque doigt
un ricanement dur aux femmes de misère
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mais il ne parle à la fin que de nourriture
de choses matérielles et d'argent même
un comble
ce type louche avec son parler de canaille
qui se prétend poète
un artisan à la limite
maniant à sa mode les mots
non animés par la Beauté
la vérité inspiratoire
il y a cent ans Émile
Verhaeren expliquait qu'en jouant à la Bourse
les bourgeois tuaient des gens de l'autre côté
de la planète dans des vers
qu'on ne trouve pas entre les pages
de vos anthologies missels de vos anthologies chiantes
Apollinaire parlait de ces émigrants gris
au milieu des pauvres bagages de gens flous
dans une anthologie de sel
de sel de terre et d'eau du ciel
on trouve de ces étranges créatures
poètes et révolutionnaires amis de la colère
Hikmet Maïakovski Éluard Ritsos Alberti Neruda Lorca
j'ai parfaitement en mémoire la description dans Salammbô
que donne des riches de Carthage Gustave Flaubert assemblée
de requins luisants et gras dans le soleil couchant
sur les terrasses de la ville corrompue où
par les esclaves ils ont fait amener leurs lits mais est-ce
bien de la littérature est-il vraiment néc-
essaire de perdre un temps précieux avec ces espèces
de considération de classe ajoutez-y une esse
je préfère dis-je à la vicomtesse
m'occuper des piliers où paraissent
à Claudel la Vierge et les sept nains dans un doigt de xérès
par exemple ou de l'abat-jour de Paul Bourget
et moi dit l'autre la racaille
je préfère le moindre sifflotement d'un passant dans la rue
à tous les assommants carêmes du père Poème
par exemple
quelle sorte
de feu de fureur portiez-vous comme un poing à la triste figure
de la réalité
mais on voudrait
nous faire gober l'œuf à la coque de l'éternité
nous vendre la peau de la vérité
et dans un sac le mot Beauté b
majuscule
et moi dit la crapule
lorsque je veux chanter
si j'évoque le ciel c'est pour mieux parler de la terre
par exemple
autant me taire
si c'est pour ne rien
dire
de ce que nous
vivons
dans notre chair
et dans les grands
délires
que cache l'horizon
ouvre au grand air
et oublie le martyre
du vieil Émile Poumon
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