La « Pax Kissinger »

Zooms curieux

Par | Journaliste |
le

Le président Nixon montre les sanctuaires des combattants vietnamiens le long de la frontière cambodgienne et qui seront bombardés massivement par les forces US. Photo Jack E. Kightlinger (White House Photo Office) .30 avril 1970. Domaine Public. Wikipedia.

commentaires 0 Partager
Lecture 9 min.

Il vient de fêter ses cent ans, probablement dans la sérénité car Henry Kissinger, âme damnée des présidents US Richard Nixon et Gérald Ford, reste toujours impuni malgré les crimes qu’on lui reconnaît lors de la guerre du Vietnam et les bombardements du Cambodge entre 1969 et 1973. Pire, en 1973, il a reçu (et accepté) le prix Nobel de la Paix, décerné aux deux belligérants, les Etats-Unis et le Vietnam, représentés par Henry Kissinger et Le Duc Tho qui a refusé le prix estimant que : « […] la paix n'a pas réellement été établie ». (1) On le comprend puisque ce prix était aussi donné à celui que l’on pouvait déjà considérer comme un criminel de guerre. Relisons « Sideshow. Kissinger, Nixon and the destruction of Cambodia », de William Showcross : presque tout y est documenté. (2)

Tout n’était pas dit, car beaucoup d’informations restaient soigneusement cachées dans les archives étatsuniennes. Heureusement, Nick Turse, pour The Intercept, a poursuivi le travail de recherche et vient de révéler que des milliers de civils cambodgiens ont été victimes des bombardements massifs ordonnés par Nixon et Kissinger au Cambodge, à la frontière avec le Vietnam, afin d’éradiquer les combattants vietnamiens qui se réfugiaient dans les forêts et rizières avant de retraverser la frontière et continuer le combat. (3) Une déstabilisation complète du royaume du Cambodge qui a provoqué l’émergence des sinistres Khmers rouges, qui se sont rendus coupables de massacres de masse et de génocide sur une population complètement terrorisée. Henry Kissinger qui avait fui la terreur nazie, étant jeune, n’a rien fait pour sauver cette population décimée par un fanatisme mortifère.

Les nouveaux témoignages diffusés par The Intercept sont glaçants.

« Les entretiens avec plus de 75 témoins et survivants cambodgiens, publiés ici pour la première fois, révèlent avec de nouveaux détails le traumatisme à long terme subi par les survivants de la guerre américaine. Ces attaques étaient bien plus intimes et peut-être même plus horribles que les violences déjà attribuées à la politique de Kissinger, car les villages n'ont pas seulement été bombardés, mais aussi mitraillés par des hélicoptères de combat, brûlés et pillés par les troupes américaines et alliées. »

Ni les commanditaires de ces massacres ni les exécutants, à savoir les militaires US, n’ont été jugés et condamnés, pas même réprimandés. Heureusement, des journalistes comme Nick Turse nous rappellent ce que signifie la justice, les impératifs du droit international, les droits humains tellement bafoués aujourd’hui.

Le sinistre palmarès d’Henry Kissinger s’est allongé avec l’instauration de régimes dictatoriaux en Amérique latine, pré-carré des Etats-Unis.

1973 : Allende renversé au Chili

Le 11 septembre 1973, survenait le coup d’Etat sanglant du général Pinochet au Chili, renversant le président Salvador Allende dont le crime suprême aux yeux des Etats-Unis était de créer une union des gauches et de vouloir assurer la souveraineté de l’État sur les ressources naturelles nationales. Il bridait ainsi les multinationales US qui ont ensuite profité du régime de terreur instauré dans divers pays d’Amérique latine. Une politique signée Henry Kissinger, secrétaire d’État, conseiller à la sécurité nationale des Etats-Unis et grand défenseur des entreprises les plus prédatrices au monde.

Cela, c’est la « pax Kissinger ».

Il nous faut donc rafraîchir les mémoires ou, tout simplement, apprendre aux plus jeunes ce que fut la véritable histoire des guerres, en la débarrassant des oripeaux des propagandes et des désinformations qui ont envahi le monde entier. Dans ce sport nocif, les Etats-Unis furent des champions, rapidement rejoints par d’autres grandes puissances comme la Russie et la Chine.

Aux historiens de relever le défi lancé par des journalistes d’investigation et d’autres témoins des mensonges des puissants et des belligérants.

La parole du droit international

Il faut ensuite que la primauté revienne à l’application des règles de droit plutôt qu’à la force. Et aussi que la justice internationale soit réellement effective malgré les blocages des Etats qui refusent d’être jugés pour leurs crimes.

Dans cette chronique, nous vous avions déjà parlé du livre remarquable « Retour à Lemberg » de Philippe Sands. (4) On y décrit l’avènement dans le droit international des notions de crimes de guerre, crimes contre l’humanité, génocide après les horreurs quasi-indescriptibles de la barbarie nazie lors de la deuxième guerre mondiale. Le professeur de droit international, Eric David, s’est longuement penché sur le « Nuremberg. Droit de la force et force du droit ». Retraçant l’histoire de ce procès de très grande ampleur jugeant les plus hauts responsables nazis, il rappelle que « au-delà de son action répressive, le Tribunal de Nuremberg n’est pas seulement un phénomène juridique, c’est aussi un phénomène social. Au-delà de son action répressive, le Tribunal de Nuremberg exprime une idée morale qui s’inscrit dans la punition des accusés : c’est l’indignation universelle devant les atrocités nazies, indignation qui induit le recours au droit et à sa mise en scène processuelle. » (5)

Ce livre est indispensable, éclairant à l’heure où l’Europe est entraînée dans une guerre absurde qui aurait pu être parfaitement évitable si les grandes puissances, Etats-Unis, Russie, Europe, s’étaient assises autour d’une table et avaient négocié des relations pacifiques et profitables à tous. L’histoire démontre que les intérêts états-uniens ont dominé, ont imposé l’OTAN plutôt que la diplomatie. La Russie a répondu par la guerre. Violant elle aussi le droit international : la guerre d’agression a été jugée à Nuremberg comme « le crime international suprême, ne différant des autres crimes de guerre que du fait qu’il les contient tous. », écrit Eric David.

Même Henry Kissinger critique la politique de son pays : le 17 décembre 2022 dans le magazine britannique Spectator, il explique que l’Ukraine est déjà de facto intégrée à l’OTAN.  « Le moment approche de s’appuyer sur les changements stratégiques déjà réalisés et de les intégrer dans une nouvelle structure pour négocier une paix. » Selon lui, l’affaiblissement de la Russie n’est pas une option, mais en intensifiant ce conflit, l’Occident risque de pousser la Russie dans les mains de la Chine, créant ainsi un ennemi puissant. Dans le Wall Street Journal du 12 août, il déclare aussi : « Nous sommes au bord d’une guerre avec la Russie et la Chine pour des problèmes que nous avons en partie créés nous-mêmes, sans savoir comment cela va se terminer ni où cela va nous mener. » (6)

Les chiens de guerre ont été lâchés. Les victimes sont, comme toujours, des civils, des innocents, les plus démunis. Les appels à la paix sont cyniquement écartés, car les intérêts des prédateurs économiques et politiques sont trop puissants : fabricants et marchands d’armes, exploitants internationaux de ressources fossiles, agricoles, énergétiques… L’histoire est déformée, manipulée pour servir les intérêts guerriers. L’impunité prime sur la Justice.

1.- https://fr.wikipedia.org/wiki/L%C3%AA_%C4%90%E1%BB%A9c_Th%E1%BB%8D

2.- https://en.wikipedia.org/wiki/William_Shawcross

3.- https://theintercept.com/2023/05/23/henry-kissinger-cambodia-bombing-survivors/

4.- https://www.entreleslignes.be/humeurs/l-tu-lululu/retour-%C3%A0-lemberg-une-%C3%A9pop%C3%A9e-du-droit-international

5.- Eric David. « Nuremberg. Droit de la force et force du droit ». Ed. Racine, décembre 2022, 712 pages.

6.-https://www.entreleslignes.be/humeurs/zooms-curieux/la-guerre-russo-%C3%A9tatsunienne-au-d%C3%A9fi-du-nucl%C3%A9aire

Lire aussi :

Il semble que vous appréciez cet article

Notre site est gratuit, mais coûte de l’argent. Aidez-nous à maintenir notre indépendance avec un micropaiement.

Merci !

Des fuites révèlent la réalité derrière la propagande américaine en Ukraine. Enquête de Medea Benjamin et Nicolas J. S. Davies, World BEYOND War, 19 avril 2023. L’article «  Leaks Reveal Reality Behind U.S. Propaganda in Ukraine » est disponible sur https://worldbeyondwar.org/leaks-reveal-reality-behind-u-s-propaganda-in-ukraine/ 

Un livre essentiel qui nous permet de comprendre la création et le perfectionnement du droit international moderne ainsi que les mécanismes d'obéissance et les responsabilités guerrière.

commentaires 0 Partager

Inscrivez-vous à notre infolettre pour rester informé.

Chaque samedi le meilleur de la semaine.

/ Du même auteur /

Toutes les billets

/ Commentaires /

Avant de commencer…

Bienvenue dans l'espace de discussion qu'Entreleslignes met à disposition.

Nous favorisons le débat ouvert et respectueux. Les contributions doivent respecter les limites de la liberté d'expression, sous peine de non-publication. Les propos tenus peuvent engager juridiquement. 

Pour en savoir plus, cliquez ici.

Cet espace nécessite de s’identifier

Créer votre compte J’ai déjà un compte