Delhaize: la Justice ne fait pas grève

Zooms curieux

Par | Journaliste |
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Environ 25.000 syndicalistes en Front commun, ce 22 mai 2023 dans les rues de Bruxelles. Calmes et déterminés pour la défense du droit de grève. Photo © Jean-Frédéric Hanssens

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Reprenons depuis le début : parce que les licenciements collectifs sont devenus trop coûteux pour les employeurs (jusqu’à 20 % plus cher) certains d’entre eux ont trouvé un subterfuge. Ainsi, Delhaize (qui pourtant fait de confortables bénéfices : 2 milliards distribués à ses actionnaires) a décidé de contourner la loi Renault en ne licenciant pas ses travailleurs dans les supermarchés intégrés au groupe mais en les « franchisant », c’est-à-dire en les transférant à de plus petites entités indépendantes et donc sans représentations syndicales. Cela, c’est permis par la loi car les travailleurs passent simplement d’une commision paritaire à une autre… Et perdront ainsi un certain nombre de droits acquis, leur salaire baissera à terme mais, promis, ils gardent leur travail. Jusqu’à quand ? Tant que le franchisé survit à la rude concurrence entre multinationales des supermarchés.

Outrés par cette ruse, les grands syndicats de notre pays dénoncent depuis des mois cette manœuvre perverse et les travailleurs ont exercé leur droit de grève de diverses manières y compris en bloquant les accès à des magasin et à des entrepôts de la firme.

Une justice complaisante pour Delhaize

Celle-ci a actionné tous les dispositifs policiers et judiciaires à sa disposition afin d’empêcher les grévistes d’utiliser leur droit de grève. Ce qui a provoqué l’indignation de quantité de citoyens et, parmi eux, 131 signataires d’une « carte blanche » parue dans Le Soir du 18 mai 2023. (1) Ceux-ci décrivent les fouilles à l’entrée des magasins, les gardes de sécurité et la présence policière lors de conseils d’entreprise, l’arrestation de délégués syndicaux, les menaces de non-réengagement de grévistes. Le tout pimenté de quelques interventions « musclées » de la police, sans doute inspirées par le modèle de plus en plus violent des forces de l’« ordre » françaises.

Notre Justice a été très complaisante vis-à-vis des demandes de Delhaize qui a obtenu l’interdiction effective des piquets de grève et de la distribution de tracts à moins de 200 m. de leur magasin.

Les signataires de cette carte blanche ont donc décidé d’appeler tous les citoyens soucieux de la démocratie, du droit de grève et de la liberté d’expression de boycotter Delhaize.

Mais l’étau de la Justice et de la politique continue à se resserrer contre les syndicalistes . Thierry Bodson, président de la FGTB l’a rappelé lors de la manifestation en front commun contre le dumping social, ce lundi 22 mai 2023 : « j’ai moi-même été condamné pour entrave méchante à la circulation », des condamnations prononcées à Liège, confirmées en appel, contre des syndicalistes qui bloquaient une autoroute. Une condamnation qui confirmait celle rendue par un tribunal d’Anvers contre des syndicalistes qui avaient bloqué des accès au port d’Anvers.

Ce sont clairement des jugements « politiques » car, ainsi que le rappelle le journaliste de la RTBF Bertrand Henne, la violente manifestation des Forges de Clabecq en 1997 n’avait pas été pénalisée par le tribunal de Nivelles qui reconnaissait ainsi le droit de grève. Et pourtant, les dégâts avaient été plus importants : des voitures de police avaient été détruites. (2)

Le tribunal de Liège a considérablement durci ses positions en déclarant coupables des militants et des leaders syndicaux dont certains ne se trouvaient pas sur les lieux mais qui sont considérés par le juge comme responsables.

Ils considèrent le droit de circuler et de travailler comme supérieur au droit de grève . Une jurisprudence dangereuse pour tous lorqu’il s’agit de manifester sur la voie publique. Ce qui reste pourtant le moyen le plus efficace d’exprimer une contestation. Outre les syndicalistes, nos rebelles, indignés et autres « gilets jaunes » contemporains voient ainsi leur champ de contestation démocratique se rétrécir dangereusement.

Contraire aux droits fondamentaux

Dans une carte blanche parue fin avril 2023, Thierry Bodson de la FGTB et Pierre-Arnaud Perrouty, directeur de la Ligue des Droits Humains, rappelaient que ces attaques contre le droit de grève sont contraires aux droits fondamentaux reconnus :

« Droit de grève et liberté de négocier sont indissociables. Le droit de grève est reconnu comme un outil indispensable à l’exercice de la négociation collective (Charte sociale européenne) et l’OIT consacre le droit de grève comme un droit fondamental, étant lié au droit syndical, protégé par sa convention no 87. L’OIT toujours, via son comité de la liberté syndicale, considère que les piquets, blocages de zones d’activité ou blocages routiers sont des modalités d’exercice du droit de grève. Si l’exercice du droit de grève est pacifique, il ne peut être entravé. Sanctionner civilement ou pénalement les modalités de l’exercice de la grève constitue une atteinte à un droit fondamental. » (3)

Une interprétation que, manifestement, le tribunal de première instance de Mons ignore. Ce mercredi 24 mai 2023, il a estimé que les piquets de grève à l’entrée des magasins portaient atteinte à la liberté de commerce de Delhaize. Et cela juste après la manifestation organisée par le front commun syndical et qui a réuni près de 25.000 personnes dans les rues de Bruxelles. « Balayant le principe de non-immixtion de la justice dans les conflits collectifs de travail – un principe pourtant reconnu par la Cour de cassation en 2022 -, le Tribunal a donné raison aux arguments de la multinationale. », constate la FGTB wallonne . Il « consacre la primauté du droit économique sur tous les autres. En d’autres mots, pas question pour les travailleuses et travailleurs d’entraver la bonne marche économique d’une entreprise ! » (4)

Et selon un communiqué du Front commun syndical, « Le tribunal a balayé d’un revers de la main la décision du Comité européen des droits sociaux rendue en 2011 suite à la réclamation collective introduite par les syndicats belges. Cette décision estimait que la pratique des requêtes unilatérales était contraire à la Charte sociale européenne. Douze ans plus tard, la Belgique n’a toujours pas tiré les leçons de cette décision importante en permettant toujours aux entreprises d’entraver le droit de grève par le biais de ces requêtes unilatérales. »

Comment interdire les « casseurs »

Et pour terminer ce petit panorama des mesures liberticides qui s’installent petit à petit dans notre paysage politico-légal, il y a le projet de loi du ministre de la Justice Vincent Van Quickenborne (Open VLD) qui prévoit une interdiction de manifester pour les « casseurs », à savoir les personnes condamnées pour des actes de violence ou de dégradation lors de manifestations ou d’événements publics, lorsqu’on craint des risques de récidive… On voit bien en quoi cette décision ouvre la porte à une répression plus forte encore des contestations populaires et syndicales. « Le simple fait d’allumer une palette de bois sur un piquet de grève, de taguer une façade ou de bloquer un dépôt en empêchant des denrées périssables de sortir, pourrait être puni par cette peine allant jusqu’à trois ans d‘interdiction de manifester », précise Thierry Bodson dans Le Soir du 16 mai 2023.

« Certains juges placent la liberté de commerce au-dessus des droits syndicaux », souligne Thierry Bodson dans cet article et dans son discours lors de la manifestation du 22 mai.

Criminaliser le boycott ?

La prochaine étape de cette vision politique de certains magistrats sera-t-elle la criminalisation du boycott ? Nous avons le précédent d’une telle criminalisation en France des actions de BDS contre Israël (boycott, désinvestissement, sanction). De telles actions visent à contraindre l’Etat d’Israël, les entreprises, les secteurs scientifiques et culturels à se conformer au droit international, à savoir mettre fin à leur complicté avec l’occupation, l’exploitation, le déni des droits humains dans les territoires palestiniens occupés illégalement par Israël.

« Or, le droit de lutter par le boycott pour les droits des Palestiniens est reconnu par l’UE ainsi que par les gouvernements hollandais, irlandais, suédois et Suisse. En décembre 2016, plus de 200 juristes renommés, provenant de différents pays européens ont adopté une déclaration qui reconnaît le droit d’exercer des pressions sur Israël au moyen de boycotts, de désinvestissements et de sanctions (BDS) comme un exercice légitime de la liberté d’expression. Commentaire de Robert Kolb, ancien conseiller juridique du DFAE : ‘Le droit des citoyens-ennes de prendre parti pour BDS constitue un élément essentiel des droits fondamentaux qui sont protégés par le pacte international concernant les droits civiques et politiques.’ » , écrivions-nous en juillet 2017. (5)

En France, divers tribunaux avaient condamné des militants qui boycottaient certaines entreprises complices de la politique d’apartheid menée par Israël. Par un arrêt du 5 mai 2022, la Cour d’appel de Lyon a relaxé Olivia Zemor. Les juges ont considéré que la dénonciation de la société TEVA faite par Olivia Zemor lors d’actions militantes, notamment lors de rassemblements ou sur le site internet www.europalestine.com « traduit une conviction s’inscrivant dans un débat public d’intérêt général exprimée dans des propos modérés ».

Selon les juges lyonnais, la dénonciation de TEVA « n’incite ni à l’accomplissement d’un acte violent, ni à aucune atteinte aux biens ou aux personnes, ni même à provoquer des comportements discriminatoires, le seul fait de ne pas se porter acquéreur d’un bien ou d’un produit – en l’espèce un médicament générique ayant des équivalents – dont rien n’assure que sans cela il aurait été acheté ne pouvant être regardé comme tel ».

Cet arrêt fait suite à la condamnation de la France par la Cour Européenne des Droits de l’Homme parce qu’elle ne reconnaissait pas le droit d’appeler au boycott. De plus, « Après des dizaines de résolutions condamnant la colonisation israélienne, le Conseil des Droits de l’Homme des Nations Unies a ainsi fait publier en 2020 une liste de 112 entreprises (dont 94 entreprises israéliennes) identifiées comme ayant des activités dans les colonies israéliennes. », précise « bonnes-nouvelles.be »

A ce propos, une campagne de boycott est actuellement menée contre Carrefour qui a des intérêts dans des colonies de peuplement…

1. https://www.lesoir.be/513797/article/2023-05-17/pour-proteger-notre-modele-social-nous-appelons-boycotter-delhaize-tant-que-ne

2.https://www.rtbf.be/article/et-si-on-parlait-de-l-entrave-mechante-au-droit-de-greve-bertand-henne-10638433

3. https://www.rtbf.be/article/et-si-on-parlait-de-l-entrave-mechante-au-droit-de-greve-10638433

https://www.lesoir.be/510483/article/2023-04-30/les-droits-syndicaux-sous-pression-aujourdhui-delhaize-demain-qui-le-tour

4. https://fgtb-wallonne.be/actualites/jugement-delhaize-a-mons/

5. https://www.entreleslignes.be/humeurs/zooms-curieux/la-libert%C3%A9-d%E2%80%99expression-corset%C3%A9e

http://www.bonnes-nouvelles.be/site/actu-la_cour_d_appel_de_lyon_reconnait_le_droit_l_appel_au_boycott_des_produits_isra_liens_-305-999-305-3021-fr.html

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