Au centre du monde

Les indignés

Par | Journaliste |
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Aujourd'hui, la ZAD d'Arlon est entourée de fils barbelés Photos © Carmelo Virone

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Ulysse s'éveilla. S'étant assis, il agitait ces pensées en son esprit et en son coeur :
Malheur à moi. Au pays de quels hommes suis-je arrivé ?

Sont-ils violents, sauvages et injustes ou bien accueillants aux étrangers ?
Homère, L'Odyssée, Chant V.

Il y a tellement de larmes - de joie, de rage, de douleur, de désespoir et tellement d’émotions qui parfois s’entrechoquent, comme un geste fraternel contre l’acier du malheur. Auxquelles donner la préséance ?

Arlon est le centre du monde aujourd’hui, pour nous qui y déambulons. Nous avons garé notre voiture dans le quartier de l'Hetchegass, non loin d’une tour gallo-romaine. Nous descendons les rues de la Knippchen : ainsi se nomme la colline sur laquelle la ville s’est développée au Moyen-Age, à l’abri d’une forteresse. Nous cherchons un endroit où manger, mais les restaurants que nous croisons en chemin sont tous fermés. C’est lundi. Une belle journée de mars, fraîche encore mais ensoleillée. La vieille ville semble engourdie. Quelques voitures, de rares passants. On entend des cris d’enfants dans une cour de récréation. Les classes vont bientôt reprendre. Deux adolescents avancent vers nous. Nous captons un bout de leur conversation. Elle, c’est une turbo-pute, dit l’un. L‘autre l’approuve. Langue juvénile pour fantasmes ancestraux, mais l’invention verbale quand même nous amuse .

Bien sûr, partout pareil, quelques snacks prêts à nous servir tacos, frites, pitas, pizzas, durums, mais pas envie. Nous voudrions nous attabler dans un endroit sympathique, manger local. Du lard, des oignons, du chou, des pommes de terre. Une dame nous conseille d’aller vers la place Léopold : là, nous trouverons plusieurs établissements, mais elle ne sait pas si nous pourrons encore diner, il est presque deux heures.

La place est en chantier. La vaste esplanade centrale a été éventrée et labourée. C’est un champ de sable jaune. Au centre, une pelle hydraulique aux couleurs vives, habitacle rouge, bras d’un intense vert pomme, avec un logo d’où se détachent les lettres CAT. Le godet de la pelleteuse repose sur le sol. A proximité, un petit groupe d’hommes en vêtements de travail orange fluo qui discutent. L’un d’eux tient des papiers en main. Pas d’autre activité au centre de la place. Sous les pavés qui la recouvraient quelques mois plus tôt, une plage. Le sable jaune (sable maçon) est un mélange d'argile et de sable qui le rend plus onctueux et retient plus longtemps l'humidité.

La sablière de Schoppach, aujourd’hui désaffectée, est située dans la banlieue ouest d'Arlon. Au cours des dernières décennies, elle a subi de profondes modifications, suite notamment à des comblements par remblais, à l'établissement d'une décharge, au reboisement spontané.. Malgré ces multiples altérations, le site conserve un intérêt biologique important. On relève l'existence de plantes protégées comme la gesse de Nissole (Lathyrus nissolia), très abondante dans l'ancienne décharge, le corynéphore (Corynephorus canescens), graminée des sables acides nus, très rare en dehors du camp militaire de Lagland, la sagine noueuse (Sagina nodosa), espèce des sables humides riches en bases, ou encore l'orchis pyramidal (Anacamptis pyramidalis). En outre, une station d'utriculaire (Utricularia sp.), plante carnivore aquatique, y a été signalée dans une mare en grande partie colmatée.

Nous longeons les barrières qui bordent le chantier. La rue est étroite, gare aux bagnole, même si elles se faufilent au ralenti. Quelques clients à la terrasse d’une brasserie. Samsonne repère au bout de la place l’enseigne d’un restaurant. Ça alors : « A la marmite ukrainienne » ! Le hasard a du talent. Depuis huit jours, on ne parle plus que de la guerre, des villes assiégées, Kharkiv, Odessa, Marioupol, des réfugiés qui affluent par milliers et même des indomptables cosaques zaporogues.

Oui, la cuisine est encore ouverte, installez-vous. Nous répondons à l’invitation du patron, qui porte une blouse blanche ornée de broderies traditionnelles. Nous pourrons donc goûter les spécialités du crû : bortsch, goulash, vereniki, khinkali... Pour Samsonne, le choix est vite fait : des pelmenni, avec de la crème, elle adore ça, et pour moi, une marmite ukrainienne, grosse soupe à base d’épaule de porc en cube, de pommes de terre, carottes, oignons, parfumée aux herbes du Caucase.

La salle est presque vide, mais l’ambiance est fébrile. Le téléphone n’arrête pas de sonner ; des gens se présentent à la porte du restaurant, discutent un moment avec le patron et sa femme, s’en retournent l’air soucieux. Nous ne tardons pas à comprendre que le resto est devenu le QG pour la région du soutien aux fugitifs d’Ukraine. Ma femme est de là-bas, nous apprend le patron en nous apportant nos plats. Et les deux dames attablées au fond du restaurant sont les responsables de l’école ukrainienne d’Arlon : elles apprennent la langue aux enfants pour qu’ils n’oublient pas leurs racines et qu’ils puissent communiquer avec leur famille restée au pays.

Le téléphone sonne de nouveau. Longue conversation. Quand le patron revient vers nous, pour nous demander si tout va bien monsieur dame, on le voit ému ; il a les larmes aux yeux. C’est extraordinaire, c’est le responsable d’un guide gastronomique qui vient de l’appeler. Il veut organiser une chaîne de solidarité avec les restaurants du pays. Notre hôte n’en revient pas, il semble étonné par ce qu’il a réussi à déclencher, épaté, comme si sa propre capacité politique lui était demeurée inconnue jusque là. Quand nous aurons fini de manger, il va nous montrer le local où sont entreposés les dons. C’est incroyable, 200 mètres carrés et tout est bourré, jusqu’à hauteur d’homme. Quelqu’un nous a offert deux cents boîtes en carton. on doit déjà s’en procurer d’autres. -Allo, oui, monsieur, c’est bien ici. Merci, c’est très gentil, mais est-ce que vous pourriez garder les affaires chez vous pendant quelques jours, nous n’avons plus de place, un camion va partir bientôt, oui, ma femme a rendez-vous chez le bourgmestre en ce moment-même pour essayer d’obtenir un second local.

Les histoires se bousculent. Nous sommes venus voir ce qu’il reste de la zad établie sur l’ancienne sablière, la zablière dont les occupants ont été délogés au petit matin juste un an plus tôt par une opération de police intégrée, comme l’a écrit la presse, nous sommes venus vérifier de nos propres yeux si la situation est aussi triste que ce qu’on nous en a dit, et nous voici dans des locaux où quelques bénévoles trient et empaquettent  des colis : les vêtements pour hommes d’un côté et ceux pour femmes dans un autre coin, les écharpes, les bonnets, les articles d’hygiène, les médicaments... Vous vous rendez compte, hier, il y avait toute une file d’écoliers qui ont apporté des sacs de vêtements jusqu’ici. Les gens se demandaient ce que c’était ce défilé d’enfants, vous pouvez imaginer ça, nous dit le patron du restaurant, dans un nouvel élan sentimental.

Propriété privée, entrée interdite. Les panneaux sont sans équivoque : ici, ne pénètre plus qui veut. Un grillage entoure toute la zone, surmonté d’un fil de fer barbelé, histoire d’être plus dissuasif encore.

La dernière fois que nous nous étions retrouvés à l’entrée de la zad, c’était le début de l’automne . Je voulais faire découvrir à Samsonne ce lieu qui m’avait tant étonné, les manières d’habiter l’espace qu’avaient inventées ses habitants, la cabane dans les arbres, celle creusée dans le sol, les abris collectifs bricolés de bric et de broc avec une magnifique ingéniosité. L’été avait été caniculaire ; dans la région, les rivières étaient presque à sec , les arbres avaient soif ; ailleurs, la Floride s’embrasait. La terre était dure, craquelée, tassée sur le chemin que nous avions suivi.

Aux anciennes banderoles qui souhaitaient aux visiteurs la bienvenue à la ZAD s’en étaient ajoutées de nouvelles, comme « Justice pour Adil », demande qui paraissait un peu incongrue dans ce lieu, comme si elle s’adressait aux arbres. Paniqué par un contrôle de police, le jeune Adil était mort à Bruxelles lors d’une course-poursuite frénétique en pleine ville. La plainte déposée contre les policiers avait abouti à un non lieu. Police partout, justice nulle part.

Des gens d’Arlon nous demandaient de quel droit nous occupions le terrain, m’a raconté un jour l’ami Firmin. De quoi nous nous mêlions, alors que beaucoup d’entre nous n’étaient pas du coin, mais venaient de Bruxelles, de Namur, de France, d’un peu partout. La ZAD accueillait des militants écologistes, des gens qui vivaient dans la rue, des étudiants qui ne passaient que le week-end, des jeunes perdus, des punks à chiens… Tout le monde recevait à manger, même si tu n’avais pas un balle. Nous étions quand même soutenus par des Arlonnais qui voulaient, comme nous, que la sablière ne soit pas bétonnée pour y implanter un énième zoning.

Respect existence or expect resistance, pouvait-on lire sur une autre banderole.Verrait-on autant de chiens que la fois précédente ? Il y en avait même davantage, des chiens noirs pour la plupart, minces et vifs, affairés auprès d’un petit groupe de garçons qui creusaient une tranchée destinée à empêcher les buldozers de passer, si la police intervenait.

Des témoins sur place rapportent un dispositif important avec la présence de policiers casqués en bordure de forêt et de nombreux véhicules. Au total, 150 agents des polices locale et fédérale étaient présents, pouvait-on lire dans la presse quand les 9 habitants de la zad sur les lieux ce jour-là ont été délogés et arrêtés administrativement. « Mon camarade et moi avons été tirés du lit par trois policiers armés, en habits de camouflage, témoigne un zadiste. Ils nous ont allongés par terre et nous ont pointé leur fusil d’assaut derrière la nuque. On ne pouvait rien faire. L’une de nos camarades a été tirée par les cheveux. »

L’arrestation administrative est une mesure consistant à priver une personne de sa liberté d'aller et venir en vue de maintenir ou de rétablir l'ordre, la sécurité et la tranquillité publique. Elle vise également à prévenir les infractions et porter assistance aux personnes en danger. Les services de sécurité redoutaient un face-à-face violent avec les forces de l’ordre car ils soupçonnaient la présence d’éléments radicaux ou anarchistes, certains venus de l'étranger. Quelques heures après l’évacuation de la ZAD d’Arlon ce lundi matin, une bombe artisanale a été retrouvée sur le site ! s’exclamait en gros titre un autre journal, qui nuançait toutefois son propos dans le corps de son article, en petits caractères : « Une bombe artisanale aurait été découverte »… Il fallait bien qu’il y eût une menace pour justifier la violence du retour à l’ordre.

Une inscription taguée sur un panneau le long de la route qui longe le terrain nous confirme que les soupçons de la police étaient fondés: un A, entouré d’un cercle, le symbole de l’anarchie, qui n'a pas été effacé ! On essayait de s’autogouverner, avait expliqué Firmin. Ce n’était pas toujours simple, on a connu des rivalités, des luttes de pouvoir, des clans qui se formaient et se défaisaient, au gré des arrivées et des départs, ça changeait souvent, mais on inventait des solutions au quotidien.

Le bois était à présent clairsemé. De nombreux arbres scolytés avaient été abattus. Des troncs en tas jonchaient encore le sol à proximité de la barrière qui fermait l’entrée. Des cabanes, plus aucune trace, tout avait été rasé. La cabane perchée dans un arbre à plusieurs mètres de hauteur représentait un risque au niveau de la sécurité pour les occupants et pour les forces de l’ordre en cas de confrontation, avait doctement affirmé un communiqué.

Nous avions pu, en nous baladant dans la zone avec le jeune homme qui nous avait accueilli, voir l’avancée des chantiers. La cabane creusée dans le sol, qui avait été baptisée la Tombe, était à présent terminée et recouverte d’un toit en tôle. Elle était meublée d’un lit, d’une étagère chargée de livres. Non loin avait été édifié un petit four à briques. Notre guide nous montrait fièrement la Chapelle, une grande cabane à la toiture pentue à laquelle il avait lui-même beaucoup travaillé. La base des murs était en briques, qui avaient été cuites sur place. Il y avait aussi une cabane ronde : l’Amazone. Mais pour pouvoir la visiter, nous avions dû attendre qu’une fille se présente sur les lieux et nous donne son accord : telle était la règle que s’était fixé le groupe pour cette initiative féministe.

Cis était une jeune femme d’une vingtaine d’années au sourire chaleureux. Elle avait été séduite par ce qui se développait à la ZAD et avait décidé d’y prendre part. Mais elle s’était rendu compte que les mecs y prenaient beaucoup de place et qu'elle avait du mal à trouver sa sienne. Le savoir de la construction reste très masculin, expliquait-elle. C’est pour cela qu’elle avait voulu faire un chantier avec les filles et pour les filles, dans la perspective d’un espace réservé aux non-mâles-hétéros, et donc accueillant à de nombreuses lettres de l’alphabet, telles que L, G, B. T, Q et plus si affinités. Dans l’expérimentation, les luttes se rejoignent, disait-elle.

C’était beau, cette structure auto-portante édifiée sur des pieux disposés en cercle. Pour l’ériger, elles avaient suivi les recommandations d’un tutoriel sur internet. La, difficulté avait été de coordonner les gestes. Il avait fallu que les filles se placent à distance régulière tout autour du cercle et que leurs mouvement soient parfaitement synchrones.

Je les imaginais, bien plantées sur leurs jambes pour s’assurer une prise ferme, attentives à ce que faisaient leurs voisines, concentrées sur la tâche à accomplir, soulevant les rondins qui formeraient la structure, soufflant sous l’effort, puis joyeuses de voir que ça tenait, qu’elles y éraient arrivées, ensemble, que leur rêve avait pris corps.

Ratiboisé aujourd'hui, le rêve. Jeté sur un tas de bois mort. Nous n'avions plus rien à faire en cet endroit, devant ce grillage inhospitalier. La dernière fois, nous nous étions attardés jusqu'à la tombée du jour, en bavardant avec les uns et les autres, assis près d'un brasero. Les chiens paisiblement couchés à proximité relevaient parfois la tête pour un bruit ou un rire. Quand nous étions partis, on n'y voyait déjà plus très clair. Dans l'obscurité, rien ne ressemble plus à un arbre qu'un autre arbre, mais nos pieds reconnaissaient le chemin. Que faire devant une propriété privée désormais de tous ces élans de vie ?

Nous sommes repartis vers la ville, pour prendre un café puis nous promener un peu. En passant devant une église, notre regard a été attiré par une statue en pierre. Ça alors ! Un hommage à Anne de Kyiv, Анна Киïвсbка, fille de Iaroslav le Sage et de sa seconde épouse, Ingigerd de Suède. Anna séjourna quelque temps à Arlon pour se reposer avant d'aller rejoindre à Reims, en 1051, son futur époux, le roi de France Henri 1er. Les autorités ukrainiennes avaient offert cette statue à la ville pour commémorer le périple européen accompli par une des leurs, dix siècles plus tôt.

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C'était l'heure de la sortie des classes. Des lycéens attendaient à un arrêt de bus. Juste avant de monter dans le sien, un garçon aux lunettes et au visage ronds a lancé à la copine qui l'accompagnait : « Si tu continues, je le lui dirai, que tu l'aimes. » La fille a rigolé.

Carmelo Virone
20 mars 2022

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