Ancien combattant (II) - La Révolution d'un seul côté de l'avenue

Emois et moi

Par | Journaliste |
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L'histoire ne bégaie pas et il n'a pas fallu cinquante ans pour tout repaver. Mais quel symbole que ces pierres entassées devant l'ULB en mai 2018... Photo © Jean-Frédéric Hanssens

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Les souvenirs ne font pas une vérité historique mais ils existent, nous accompagnent et souvent, nous les appelons à la rescousse – quitte à les déformer un petit peu, ce qui, expliquez-moi comment et pourquoi, n'ôte cependant rien à leur sincérité. Ceux-ci remontent à un demi-siècle: mai 68!

Au début de ce mois-là de cette année-là, je commençais à penser aux examens. J'étais étudiant en faculté de philo et lettres (journalisme et communication sociale, dites donc) et je suivais des cours à la faculté des sciences pour compléter mon cursus précédent (la chimie). L'Université libre de Bruxelles, fille aînée du libre examen, était gouvernée par quelques augustes vieillards qui s'autocooptaient. La liberté de parole était certes plutôt complète mais si l'on désirait placarder quelque chose sur les valves de notre Alma Mater chérie, il fallait passer par le rectorat et recevoir sur les affiches le tampon (j'allais écrire l'imprimatur) qui distinguait le sauvage (à décoller d'urgence) du civilisé (à respecter). Les étudiantes commençaient à devenir un peu moins rares et même, l'une d'entre elle devint présidente du Cercle de Pharmacie. Le monde bougeait mais en surface, tout était lisse et immuable. La marée montait sous l'effet démographique. Nous étions un demi-millier en première candi chimie!

Les bruits de Paris arrivèrent à nos oreilles généralement branchées sur Europe 1 (salut les copains) et dès le 3 mai, le slogan «Libérez nos camarades!» retentit dans nos consciences. Les images semblaient violentes (en réalité, à Paris, mai 68 ne fut pas sanglant, certes, mais cependant plutôt violent). L'année elle-même n'était pas innocente et avait condamné à mort (et continuerait allègrement par la suite, j'en reparlerai) rien moins que Martin Luther King. La non-violence, observait-on, avait ses limites, tandis que pour l'immense majorité, la violence ne résolvait rien, ni en Grèce ni au Vietnam. Cette hésitation pesait peu chez les étudiants politisés très à gauche et qui se détestaient souvent entre eux non pas comme individus mais comme chapelles qui s'excommuniaient. Les cocos étaient éparpillés et les anars encore plus. Il est amusant de constater, cinquante ans plus tard, que l'illusion trotskyste de la convergence des luttes réapparaît en France; en 1968, elle toucha même Bruxelles. Mais bon, homéopathiquement.

Dans mon souvenir, il faisait – contrepèterie belge – beau et chaud en mai 68. Quand les événements s'accélérèrent (et pour ne durer finalement que trois semaines), il suffisait de quitter le campus occupé (en fait très partiellement, surtout le bâtiment des inscriptions et les salles symboliques du pouvoir) et de traverser l'avenue Roosevelt pour croiser au bois de la Cambre des mamans (1) qui poussaient dans de lourdes voitures d'enfant leur progéniture nouvellement venue au monde: la révolution ne traversa jamais le boulevard. Elle contamina périphériquement le monde artistique et aujourd'hui, symbole de la récupération, les panneaux révolutionnaires qui décoraient le grand hall et qui sont d'ailleurs fort beaux, merci Somville, ornent la salle du Conseil d'administration.

Je me souviens, bien sûr, des temps forts, la soirée Melina Mercouri, les trois mille étudiants dans l'auditoire Janson, la stupeur quand on apprit que les dinosaures qui administraient l'université se sabordaient en une folle nuit du 4 août, la venue de Bensaïd, les plans pour faire transiter Daniel Cohn-Bendit désireux de montrer au pouvoir gaulliste qui l'avait expulsé qu'il revenait à Paris quand il le voulait: nous étions tous des juifs allemands.

La fête s'arrêta. Les examens furent retardés de trois semaines, ou plus précisément, chacun.e était libre de se présenter au jour prévu ou exactement trois semaines plus tard à la même heure, on avait le choix, c'était le début de l'anarchie, Mme Beulemans!

Alors j'ai mis mon costume cravate et j'ai passé mes examens. J'étais conscient d'avoir vécu un événement historique, plus par procuration qu'autre chose, mais j'avais goûté, en m'en allant prendre l'air (lacrymogène) du Quartier latin, à la certitude qu'un autre monde était possible. D'ailleurs et j'en ai déjà parlé, il y avait la Tchécoslovaquie. Ce que je ne savais pas, à la veille de déboucher sur le marché du travail (eh oui, déjà le marché, déjà le travail), c'est qu'il faudrait recommencer, et presque tout de suite, dans les entreprises... Mai 68, on l'évoque à peine, a eu un effet retard impressionnant. Aller jusqu'au bout du raisonnement impliquait, outre la préparation du grand soir, un examen de conscience personnel. Cette année-là aussi, John Lennon chantait dans Revolution qu'il valait mieux libérer son esprit que brandir une image de Mao. Le plus dur restait à faire.

(à suivre)

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(1) Je dis bien des mamans non par sexisme mais parce que c'était le cas. D'ailleurs en mai 68, c'étaient les étudiantes qui faisaient les sandwiches et cela n'étonnait personne.

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