Venu de Manchester, un cycliste est passé

Chemins de traverse

Par | Journaliste |
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Alors que se profile la voiture sans pilote, le vélo serait-il le véhicule le plus proche de l'esprit de "On the road"? Imaginerait-on Jack Kerouac écrivant ses textes confortablement installé dans une limousine pilotée par un ordinateur, s'arrêtant dans des stations-service sans présence humaine? Photo © DR

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Sortie du magasin du village. Devant la porte, un vélo au cadre en acier, au porte-paquets chargé: tente, godasses de marche, tasse en alu, sac de couchage. Un grand type sort avec une baguette de pain qu'il plie et enfourne dans une des fontes. Il lève la tête, demande, "Vous êtes d'ici?" . Il regarde mon vélo et poursuit, "Tu aimes rouler à vélo? Je viens d'Angleterre, de Manchester, je me rends en Suisse. Tu me dirais le chemin le plus direct pour Dinant?"

Devant une tasse de café, il déplie sa carte et recopie le nom des villages. Il évite les grands-routes, s'arrête là où il y a des campings, prend son temps. Pas pressé. Il arrive de Calais, où il a débarqué du ferry et a dormi la veille quelque part dans le Bois de Colfontaine, dans le Borinage. On bavarde. Son vélo ne date pas d'hier mais il est costaud. Il lui a permis de découvrir des coins d'Australie, du Maroc, de la France et de son  pays, la Grande-Bretagne. Il a 67 ans. Baraqué, on  voit qu'il a toujours vécu au grand air..."Jamais je n'aurais pu bosser dans un bureau. J'étouffe quand je suis enfermé". Avec son métier de soudeur il a pu gagner sa vie là où il se trouvait. Il a connu bien des chantiers, dans la région de Manchester mais aussi sur des plate-formes de forage en Mer du Nord. Dur travail. Bien payé. De quoi laisser à un célibataire comme lui les mois nécessaires pour se laisser rouler par monts et par vaux. 

Du coup, sa retraite ne pèse pas bien lourd. Il la renforce en bossant quelques mois chaque année, en hiver. Pour payer ses escapades cyclistes. Il se dit libre mais avec des contraintes. Gagner sa vie, malgré les années de labeur. Du temps de Margareth Thatcher il était avec les mineurs en lutte. A Manchester, où toutes les usines ont fermé ou sont en veilleuse, même un ouvrier hautement qualifié ne peut plus revendiquer le salaire mérité. Trop de concurrence sur le marché du travail. Les patrons annoncent au soudeur indépendant, même s'il est capable de bosser cinquante heures des semaines d'affilée, même s'il est dur à la tâche, efficace et la ferme, y compris face aux injustices qui le rendent dingue, qu'il ne recevra que la moitié de ce qu'il espérait. "Ils profitent des ouvriers venus des pays les moins riches d'Europe et d'ailleurs. Ils ont le droit de recevoir la même paie que moi. Ils n'ont pas le choix. Moi si. Je dis non quand le contrat est indigne".

Il n'a pas de maison, vit dans une camionnette qu'il a transformée, s'installe loin des quartiers à la dérive où les dealers et les chômeurs tournent en rond alors que les jeunes cherchent désespérément un moyen de se casser. Lui, il a trouvé car le confort le fatigue. Il entretient son vélo, retape éternellement son van, économise, apprend le monde en le parcourant, croise des gens avec qui il parle un moment avant d'aller voir plus loin. Il tisse sa route sur la carte, petit point minuscule mais animé, quand il pousse sur ses pédales, par le sentiment de posséder un bien rare: se sentir libre. Il précise bien, "se sentir..." On peut se sentir libre en étant conscient de ne pas l'être comme on le voudrait.

Lucide, il pense aux années qui défilent. Plus tard, quand ses jambes le lâcheront, il en crèvera de rester assis quelque part, il ne sait pas où. Mais il ne s'en préoccupe pas, il vit le moment présent. Explique: "J'accepte de ne pas avoir beaucoup d'argent. J'ai assez pour mon van, mon vélo, me nourrir et voyager, payer ma sécurité sociale grâce à ma pension. Je ne dois pas tomber malade ni avoir d'accident, comme ça m'est arrivé, mais je m'en suis sorti. J'accepte la pluie et le vent, les côtes les plus dures et de camper dans des coins pourris. Ce que je n'accepte pas c'est la violence de certains humains quand ils ont peur d'un inconnu qui roule à vélo et ne cherche qu'à rouler sans entrave". 

Il a terminé son café, m'a parlé de l'endroit où il avait resoudé son cadre, dans le grand sud du Maroc,  avec l'aide d'un mécano local, est allé au bout de la rue, sans se presser,  et a traversé la route pour prendre un chemin de traverse et recouper la route de Walcourt en passant par Clermont. Il avait le nez au vent, comme un labrador qui file vers l'horizon à la poursuite d'un lièvre que l'on ne voit pas. Etrangement j'ai eu le sentiment d'avoir vu un humain du futur, un Mad Max cycliste, un peu écolo, défenseur des précaires, face à la mondialisation, au réchauffement cllmatique, à la violence urbaine qui pousse dans la désespérance sociale. 

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Quand arrivera-t-il en Suisse et y trouvera-t-il un patron temporaire? Là-bas, il m'a confié connaître une fille qui voudrait retaper sa maison mais manque d'argent. Lui qui aime bosser ne tient pas beaucoup de place. Il verra bien. Il n'est pas pressé. Le bout de la route, il sait qu'il y arrivera un jour  mais il ne se résignera jamais à étouffer dans le carcan d'une vie modelée par l'envie d'acheter des biens pour tuer l'ennui. Au fond, ne serait-il pas en train de fuir un monde qui s'ennuie parce qu'il brise les derniers rêves? Seul le cycliste solitaire le sait et il s'en fout. C'est sa force.

 

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