Une superproduction théâtrale qui dérange mais peut-être pas pour les bonnes raisons

Humeurs d'un alterpubliciste

Par | Penseur libre |
le
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Lecture 5 min.

Toute la presse en parle, les réseaux sociaux ne tarissent pas d'éloge sur la façon dont Alain Leempoel, après 12 ans de travail, a réusi à passer d'un film choc de la fin des années 90 à une expérience théâtrale immersive pour le public. Du boulot et de la réflexion, on sent qu'il y en a eu. On sent d'un bout à l'autre l'ambition qui est à l'œuvre pour respecter les principes de Dogma 95, cette philosophie des réalisateurs du nord de l'Europe en faveur d'un cinéma vérité, direct et parfois brutal. Lars Von Trier, Thomas Vintenberg, Soren Kragh-Jacobsen et Kristian Leving entendaient lutter contre les superproductions, les artifices et les effets spéciaux dans le cinéma pour revenir à sa sobriété originelle. Les dix règles de Dogma 95 sont aussi appelées "voeux de chasteté", elles ont pour but de "faire sortir la vérité des personnages et des scènes". Ici, au théâtre, comme moi, hier soir, vous êtes en direct. Pour 35€ vous avez droit à une petite loge où vous pouvez siroter un verre. Pour 30€ de plus vous pouvez vous installer à l'une des quelques tables de 10 convives qui entourent la table du festin pour l'anniversaire des 60 ans de Helge. Il faut juste arriver une heure plus tôt et vous suivrez le spectacle de là, en immersion. Mais quel que soit le prix payé, l'idée consiste à nous donner l'impression d'être un des convives d'un "homme pas très propre sur lui" entouré d'une famille et d'amis confortablement installés dans le déni des abus qu'il a commis. Sauf un fils qui révèlera ce qui relève de l'indicible.

Un beau programmme, une belle idée, une belle ambition. Après le repas, après les discours (que vous pouvez voir ici, tels que joués dans le film initial) les convives/acteurs se lèvent et s'ébrouent en chantant et dansant dans une grande farandole qui traverse toute la maison pour bien cacher tous les dysfonctionnements engendrés  qui vont de l’alcoolisme au racisme en passant par la violence sous toute ses formes. Les révélations du fils sont discréditées.  Deux spectateurs, pull nonchalament jeté sur les épaules, se lèvent et se joignent à eux, contrastant de leur tenue casual avec le "black tie" de rigueur pour les amis de Helge. Ils  viendront se rasseoir, faisant sourire toute leur tablée par leur audace enjouée et désinvolte. Immersion dites-vous? La voilà. Ces spectateurs ont suivi la pièce, ont écouté les discours, connaissent les révélations scandaleuses, mais ils se lèvent, dansent et rient comme les autres. C'est tellement horrible qu'il vaut mieux en rire. Etait-ce spontané? Etait-ce voulu? Aspiraient-ils à entraîner toutes les tables dans cette danse macabre ? Je ne sais pas. Et si c'est le cas, je le regrette. Parce qu'à mes yeux, qu'ils aient été deux ou cent, ce que cette incursion de spectateurs induit, c'est que le jeu des acteurs ne les a pas touchés du tout et qu'ils en deviennent complices de meurtre et autres meurtrissures. Est-ce le but ? Non. Il n'empêche que les rôles étaient surjoués et mal interprétés par méconnaisance du sujet et des figures du déni. Les insultes des enfants, par exemple,  quand leur mal-être les énerve, sont toujours les mêmes et quand elles sortent de la bouche du père, à la fin, on compend l'intention : le mal-être a été transmis par un père qui le vit autant qu'eux. Mais réduire cela à des insultes identiques qui se répètent sans arrêt, d'une génération à l'autre et d'un moment à l'autre, c'est trop "putain de bordel de merde! " Montrer des fesses dénudées sur scène ne suffit pas à me faire sentir un viol et toute la maltraitance qu'il implique. C'est un peu court aussi!

Il y a cependant quelques moments forts et vrais dans le discours de Christian, le fils, et dans celui de la mère. Quelque chose de très sensible dans le rôle de la femme de Michaël, maltraitée. Mais ces moments sont rares et la pièce échoue parce qu'à aucun moment je n'ai senti qu'il pouvait y avoir un espace pour m'interpeller, pour me faire entrer dans la pièce pour me laisser immerger dans cette noirceur.  Festen traite de la violence de l'inceste et du secret de famille qui s'en empare. Peut-on imaginer un acte plus meurtrier? Non. J'ai eu le sentiment que la pièce le banalisait. L'immersion est fictive, montée, arrangée. S'asseoir à une même table est une version très réduite du partage d'expérience. La pièce manque de silences et de symbolique qui permettent au public de s'impliquer et d'échangerr avec l'auteur et ses interprètes. C'est comme si Alain Leempoel avait été trop loin, trop jusqu'au-boutiste dans son souci de faire honneur à Thomas Vinterberg, l'auteur du film primé par le jury à Cannes en 1998. En témoignent, les projections en direct de la soirée filmée, caméra au poing, par un des convives, par exemple. Et finalement, je me demande si ce n'est pas la sobriété, à laquelle aspiraientt les adeptes de Dogma95, qui manque paradoxalement à la mise en scène d'Alain Leempoel hors murs du théâtre. C'est dommage d'avoir voulu en faire une superproduction théâtrale. Festen est un drame qui perd toute sa tension dramatique dans cette exécution. Mais merci, cela m'a donné envie de voir le film et d'écrire une chronique.

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