L’Europe en guerre de propagandes

Zooms curieux

Par | Journaliste |
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Sommes-nous dans l’ère Pinocchio, ce personnage d'un roman enfantin du XIXe siècle (écrit par un journaliste) et dont le nez s'allonge à chaque fois qu'il ment.

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On vient de nous inventer un nouvel ennemi : les « menaces hybrides » venues de Russie. Les fausses nouvelles en sont les nouvelles armes. Mais d’où viennent-elles ?

La République tchèque vient de créer un « Centre contre le terrorisme et menaces hybrides » dépendant du ministère de l’Intérieur. Parmi ces « menaces hybrides » : la désinformation, les fausses nouvelles. Le centre analyse une information douteuse en la passant au crible de trois questions : est-ce une désinformation ? Y a-t-il des faits publiables qui la réfutent ? Est-ce qu’elle menace la sécurité intérieure du pays ? Si la réponse est oui, cette désinformation est analysée sur le site web du centre et  sur son compte twitter.

On le voit, il ne s’agit pas de ces fausses informations lancées délibérément afin d’en tirer un profit financier grâce à sa circulation sur le net, ni  d’erreurs de journalistes. On cible ici des fausses nouvelles dont la diffusion vise un but politique : propagande, déstabilisation de responsables politiques, voire même de l’Etat.  

Or, beaucoup de Tchèques sont convaincus que ces fausses nouvelles sont diffusées par le Kremlin afin d’affaiblir la démocratie tchèque. Mais en réalisant l’analyse des sources de fausses nouvelles, les experts tchèques tombent sur des sites soit anti-arabes et pro-israéliens, soit d’extrême-droite, soit de partisans de la théorie du complot. Un site, « Aeronet » reste mystérieux malgré des recherches de journalistes. Il est qualifié de pro-Poutine, pro-Trump et anti-Europe. Le seul site d’information « alternatif » qui ne se cache en rien est Sputnik News, clairement identifié comme agence d’information du Kremlin. 

Le problème est que la population tchèque se méfie des informations « officialisées » surtout lorsqu’elles émanent du ministère de l’Intérieur. D’ailleurs, est-ce bien le rôle de l’Etat d’établir une « vérité » ? On se souvient de la « Pravda » soviétique. Traduction : « vérité » ou «justice ». Beau thème de réflexion concernant l’information.

Par contre, il est essentiel de lancer le débat dans la population : comment aider les citoyens à exercer librement leur esprit critique face au déferlement des informations, vraies et fausses, sur le web? En principe, c’est le rôle des journalistes, parce que c’est leur métier et parce qu’ils sont identifiables et joignables facilement. Mais, en Europe notamment, ils ne bénéficient plus de la confiance du public à cause de leur proximité avec les pouvoirs et leur appartenance à des médias qui donnent l’apparence de servir le pouvoir politique et celui de leurs propriétaires, souvent des riches hommes d’affaires qui influencent par ce biais les opinions publiques.

Collaborer avec Facebook

Pour redorer leur blason, huit médias français dont Le Monde ont décidé de collaborer avec Facebook pour réduire la présence de fausses informations sur le réseau social. Il s’agit de l’Agence France-Presse (AFP), BFM-TV, France Télévisions, France Médias Monde, L’Express, Libération et 20 Minutes. Ils suivent en cela l’exemple des Etats-Unis avec ABC News, AP, FactCheck.org, Politifact et Snopes. Le dispositif va être lancé en Allemagne, avec la rédaction de Correctiv et probablement dans d’autres pays.

Les utilisateurs de Facebook disposeront  d’une nouvelle catégorie de signalement, permettant de « faire remonter » une information qu’ils pensent être fausse. « Les liens signalés sont rassemblés au sein d’un portail, auquel les médias partenaires ont accès. Ceux-ci peuvent dès lors vérifier ces informations », explique Le Monde.

« Si deux médias partenaires établissent que le contenu signalé est faux et proposent un lien qui en atteste, alors ce contenu apparaîtra aux utilisateurs avec un drapeau mentionnant que deux « fact-checkers » remettent en cause la véracité de cette information. Quand un utilisateur voudra partager ce contenu, une fenêtre s’ouvrira pour l’alerter. »

Il s’agit donc d’une nouvelle possibilité pour les journalistes de vérifier les informations qui circulent sur le net. Reste que ce lien privilégié avec Facebook mérite d’être surveillé, lui-aussi. Car les gestionnaires de ce réseau pratiquent souvent des censures morales qui posent question.

Journalistes en danger de censure

Dans nombre de pays, les journalistes qui tentent de diffuser des informations vraies mais dérangeantes pour les pouvoirs en place sont persécutés, emprisonnés, voire même assassinés. A commencer par un pays très proche de nous : la Turquie où il y a 121 journalistes emprisonnés. Seule la pression de l’opinion peut sauver les circuits d’information crédibles parce que professionnels (un travail de journalistes libres, indépendants de toutes pressions, centré sur l’objectivation et le recoupement des infos).

Malheureusement, le but louable d’aider la presse à exercer son rôle en toute indépendance est parfois faussé par des initiatives plus que douteuses. Ainsi, fin novembre 2016, le Parlement européen a voté une résolution (non-législative heureusement) visant à renforcer la stratégie européenne de communication auprès des médias. Elle appelle les Etats membres à renforcer leurs projets de contre-propagande. Cible : la Russie, mise sur le même pied que Daesh et Al-Qaida. De quoi entraver tout dialogue possible avec notre voisin pourtant très courtisé par cette même Europe pour ses ressources énergétiques.

On y pointe aussi les opposants au partenariat transatlantique (les traités transatlantiques et l’Otan) qui sapent les intérêts européens. Donc, les pacifistes, les écologistes, les altermondialistes, les syndicalistes anti-TTIP et CETA seraient manipulés par la Russie contre les intérêts étatsuniens et européens. Il est permis de douter de la sincérité de ces arguments de la part de parlementaires européens qui ont aussi voté la directive sur le secret des affaires, empêchant les lanceurs d’alerte d’activer une information libre et critique sur la marche des affaires…  

Voici comment les parlementaires voient la différence entre propagande et critique : « si toute critique de l’Union ou de ses politiques, notamment dans un cadre d’expression politique, ne relève pas nécessairement de la propagande ou de la désinformation, les éventuels manipulations ou soutiens liés à des pays tiers visant à entretenir et à exacerber cette critique poussent à remettre en doute la pertinence des messages ainsi véhiculés; ». Gênant : qui peut décider qu’une information obtenue auprès du Kremlin par exemple ne doit pas être diffusée sous prétexte que cela pourrait soutenir une critique politique de l’Europe ? En quoi, par exemple, le « centre d’excellence pour la communication stratégique de l’OTAN », tant recommandé dans cette résolution, est-il plus fiable pour les journalistes qu’une agence de presse russe ? Dans les deux cas, l’esprit critique des journalistes doit pouvoir s’exercer.

Tout le monde est d’accord avec le point suivant : « l’importance de la sensibilisation, de l’éducation et de la formation à l’information et aux médias en ligne dans l’Union et dans les pays du voisinage, de manière à permettre aux citoyens d’analyser de manière critique le contenu des médias pour reconnaître la propagande; souligne en ce sens qu’il importe de renforcer les connaissances à tous les niveaux du système éducatif; souligne la nécessité d’encourager la citoyenneté active et de sensibiliser les citoyens à leur rôle de consommateurs de médias ». Etc.

Les journalistes aimeraient bien recevoir les moyens de cette politique.

Une nouvelle guerre froide ?

Cette résolution européenne inquiétante est fortement critiquée par la Fédération internationale des journalistes et la Fédération européenne des journalistes qui n’ont pas été consultées alors qu'elles détiennent les meilleures informations sur l’état du journalisme dans le monde. Ces fédérations ne croient pas que « la censure, le harcèlement et la diabolisation sont de bons moyens de contrer une soi-disant propagande », explique Philippe Leruth, président de la FIJ. Il y oppose l’éthique journalistique, l’autorégulation, le pluralisme des médias et l’éducation aux médias. C’est ainsi que depuis des années, les fédérations promeuvent le dialogue entre journalistes russes et ukrainiens sous le label « deux pays, une profession ». De même, à la mi-décembre, une réunion s’est tenue entre l’Union russe des journalistes (RUJ) et une délégation de journalistes européens en Russie.

Un dialogue contrecarré par cette récente résolution européenne qui amalgame propagande politique, terroriste, contre-propagande, communication stratégique et information indépendante. On se trouve à nouveau dans un climat de guerre froide. Une période qu’a connue Nadezda Azhgikhina, vice-présidente de la FEJ et membre de RUJ : «je me souviens des efforts conjoints des journalistes de l’Est et de l’Ouest pour travailler ensemble à un futur libre de toute censure, haine et stéréotypes. Nous comprenions que nous venions de différentes cultures, avec différents backgrounds, mais nous croyons en un journalisme qui est un bien public. La seule idéologie et la seule religion des journalistes est d’observer les règles éthiques et professionnelles.  Aujourd’hui, beaucoup de décideurs essaient d’utiliser les médias come des outils politiques. La seule manière de contrer la haine et la manipulation des médias est la promotion d’un journalisme de qualité et responsable. Le meilleur moyen de l’aider est le développement de l’autorégulation, de la solidarité professionnelle et l’éducation aux médias. Nous devons faire de notre mieux pour résister à toute tentative de restaurer les pratiques de la guerre froide, qui sont les véritables menaces contre la démocratie et la coopération en Europe. »

Suggérons au Parlement européen d’examiner une proposition de résolution sur le soutien aux journalistes étatsuniens confrontés à un président qui préfère les « faits alternatifs », le journalisme twitter et la post-vérité (définition du dictionnaire d’Oxford : « qui fait référence à des circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles. » Une post-vérité dont le président Bush était expert

Le phénomène de post-vérité est plus ancien que les frasques trumpesques actuelles. Il a été analysé notamment par la philosophe Hannah Arendt : « Le résultat d’une substitution cohérente et totale de mensonges à la vérité de fait n’est pas que les mensonges seront maintenant acceptés comme vérité, ni que la vérité sera diffamée comme mensonge, mais que le sens par lequel nous nous orientons dans le monde réel – et la catégorie de la vérité relativement à la fausseté compte parmi les moyens mentaux de cette fin – se trouve détruit. »  

Bonne nouvelle cependant : l’audience du New York Times est en hausse. Preuve que les citoyens cherchent l’information vraiment journalistique en période des coups durs pour la démocratie.

Sources :

http://www.bbc.com/news/world-europe-38808501

http://www.lemonde.fr/actualite-medias/article/2017/02/06/huit-medias-francais-s-allient-a-facebook-dans-sa-lutte-contre-les-fake-news_5075054_3236.html

http://europeanjournalists.org/blog/2016/11/24/the-eu-parliament-calls-for-the-eu-to-respond-to-information-warfare-by-russia/

http://www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?pubRef=-//EP//TEXT+TA+P8-TA-2016-0441+0+DOC+XML+V0//FR

https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%88re_post-v%C3%A9rit%C3%A9)

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Hannah Arendt, « Vérité et politique », in « La crise de la culture », Folio poche pp. 327-328.

 

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