Le journalisme IA, c’est hype !

Par Théophraste !

Par | Journaliste |
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L’intelligence artificielle peut aider les journalistes à condition qu’ils soient stricts sur la vérification et sur les sources. Image: Gerd Altmann (Creative Commons)

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L’intelligence artificielle, puisqu’il faut ainsi la nommer (il ne s’agit pas à proprement parlé d’une « intelligence » puisque ces processus algorithmiques ne comprennent rien) a envahi en quelques années tout le champ de la création intellectuelle et artistique. Le journalisme n’y échappe pas, bien évidemment. Certains éditeurs - de plus en plus nombreux d’ailleurs - l’utilisent en effet pour des tâches peu créatives comme les résultats de football, les cours de Bourse ou la météo.

Mais l’arrivée sur le marché des IA performantes comme ChatGpt pour le texte, Beatoven.ai pour la musique, Dall-E qui vous fabrique des images réalistes ou surréalistes à la seconde, Patterned.ai pour des motifs imagés, Jasper.ai pour créer un blog, otter.ai qui peut enregistrer vos discours, conférences, discussions et en faire un résumé… Et d’autres qui ne cessent de surgir sur le Net, peuvent être considérées comme des IA génératives d’informations et de désinformations, au service de tout le monde et donc pour des ambitions louables mais aussi dangereuses voire criminelles.

Voilà pourquoi les journalistes utilisant essentiellement le numérique ont posé la question à des experts : « Journalisme : jusqu’où la sélection et production automatisée de contenus ? » à Antonin Descampe, professeur en journalisme et innovation média à l’UCLouvain, et Alain Vaessen, membre du Conseil de Déontologie Journalistique et journaliste à la RTBF. (1)

Quelques jours auparavant, le journal L’Echo avait publié une analyse du phénomène ChatGpt sous forme de dialogue entre un journaliste (en chair et en os) et Open AI qui a mis en service l’intelligence artificielle GPT4. Résultat bluffant ! (2)

Une « intelligence » qui ne comprend rien au monde

Antonin Descampe nous raconte donc ce processus d’automatisation des médias, à chaque étape de la production d’informations ce qui, à présent, affecte aussi l’éditorialisation, le marketing, le business model des médias. L’hybridation humain/machine croit sans cesse ; exemple avec ChatGpt basé sur un modèle de langage, un programme informatique à qui on a fourni une quantité phénoménale de textes (tout Wikipédia et tous textes sur internet). L’IA apprend et comprend le langage mais pas le monde qu’il décrit, souligne Antonin Descampe. Entraînée avec les textes de tous, elle trouve le mot le plus probable qui correspond au texte fourni. Ce modèle est testé et amélioré avec un feedback humain (des travailleurs sous-payés au Kenya!), le tout travaille au niveau des neurones profonds de la machine (le deep learning, territoire inconnu pour les humains). Bref, on sait ce qu’on donne à l’IA, on voit ce qui en sort mais la boîte noire est enfouie dans les couches cachées de la machine, ironise Antonin Descampe.

De plus, cette IA ne sait rien du monde au-delà de septembre 2021 ; il s’agit donc d’un modèle contextuel, qui exerce un jeu de probabilités selon la phrase donnée. Excellent pour compléter n’importe quoi en ne comprenant pas !

Se posent donc immanquablement les limites de ce système et d’abord la fiabilité. Il s’agit ici de vraisemblance et pas de vérité. Les journalistes doivent donc vérifier toutes les infos venant de cela. Et attention à l’anthropomorphisme, prévient Antonin Descampe. On discute avec ces IA comme avec des êtres humains, et de théories les plus complexes. Méfiance donc : si le résultat semble vrai, mieux vaut le vérifier, ce qui signifie que nous devons en avoir l’expertise et ensuite assumer la responsabilité en cas d’erreur et d’éventuels dommages. De plus, cette IA ne donne pas ses sources, enfouies dans sa boîte noire. Or, sans explications, pas possible de rendre des comptes ni d’éviter les biais et stéréotypes introduits par les humains et que l’IA véhicule en toute inconscience, voire même amplifie. Il est donc indispensable que les humains établissent les garde-fous concernant le racisme, le terrorisme et autres dangers de l’info. Or, les humains recrutés pour effectuer des feedback véhiculent eux-aussi leur subjectivité, leurs valeurs…

Une opportunité à manier avec circonspection !

Il s‘agit donc d’une opportunité pour les journalistes de revaloriser leur rôle vis-à-vis de l’opinion publique. L’IA les aide à trouver des idées (même si la discussion en rédaction reste la base), des angles d’approche, à rédiger des titres, des sous-titres, des résumés, des traductions, des simplifications… Bref, l’assistant journaliste peut rédiger un premier draft, améliorer un brouillon et synthétiser en un clin d’oeil.

Que du bonheur pour un directeur de rédaction. Il peut sereinement envisager de réduire son personnel.… Car il s’agit bien d’un des enjeux de cette mutation des rédactions des journaux .On assiste à une évolution rapide et une hybridation des pratiques professionnelles, une automatisation du processus de production. Ce qui influence la formation des futurs journalistes et l’intégration de l’innovation dans l’organisation d’un média. C’est le concept du « journalisme liquide », explique Antonin Descampe.

Il faudra donc que les journalistes luttent contre le « désordre informationnel » que sont les images - bidon plus vraies que nature et les textes si convainquants. Les perfectionnements constants de ces outils, leur accessibilité, leur automatisation accroissent le désordre de l’information, conclut le conférencier qui cite Guy Debord : « Un jour le vrai ne sera plus qu’un moment du faux. »

Les journalistes doivent donc, plus que jamais, expliquer et rendre des comptes à leurs publics. Quant aux citoyens, ils doivent apprendre à vérifier les infos et pour cela, le rôle des médias journalistiques est crucial. Les journalistes n’ont plus qu’à apprendre à gérer ces outils tout en renforçant leur esprit critique.

La déontologie journalistique répond à ces défis

Membre du Conseil de Déontologie Journalistique, Alain Vaessen relève la tentation pour les éditeurs d’automatiser le choix des titres et des rédactions et de laisser les algorithmes décider ce qui nous intéresse et ce qu’on envoie aux abonnés. Le risque est donc l’enfermement dans de supposés intérêts au détriment de la découverte de sujets, de points de vues divers, d’analyses contradictoires. Il y a aussi la tentation de faire le job par la machine. Ainsi le groupe Sud-Presse utilise un robot qui habille les données brutes envoyées par les clubs de football et les publie telles quelles. Mais en cas de problème, qui assume la responsabilité de ce qui est ainsi produit ? Le journaliste évidemment. Divers médias et conseils de presse ont déjà accumulé des bonnes pratiques . Ainsi, en Finlande, depuis 2019 déjà, la collecte des infos doit se faire de manière ouverte et les sources explicitées, la rédaction conserve le pouvoir décisionnel de publier. Aux Etats-Unis, le New York Times a décidé de ne pas publier les produits d’intelligences artificielles, ni textes, ni illustrations ; les journalistes peuvent s’en servir pour approfondir leurs recherches sur un sujet.

Bientôt, nous aurons sur le marché des vidéos plus réalistes que nature réalisées par des IA : nous sommes face à un abîme, souligne Alain Vaessen. Mais les conseils de presse réagissent. Ainsi le Raad voor de journalistiek belge vient d’ajouter à son code un article sur l’IA précisant que le journaliste est transparent sur sa mission, sa démarche et sa manière de travailler ; dans la mesure du possible et si c’est signifiant, il communique à ce sujet avec le public. (3)

Quant au Conseil de déontologie, les articles 1, 7, 11 et 19 du Code sont précis (4). Il n’est pas vraiment nécessaire d’ajouter quelque chose sauf à attirer l’attention des rédactions sur la nécessaire transparence du travail journalistique et les explications à donner aux lecteurs à ce sujet.

Au niveau européen, explique Alain Vaessen, se met en place un encadrement progressif de l’usage des intelligences artificielles. Il s’agit de l’IA ACT (5) qui oblige à la transparence des algorithmes. Concernant ChatGpt, gavé par du travail d’êtres humains, que deviennent les droits d’auteur ? Si les éditeurs ne sont plus rémunérés pour le travail de leurs journalistes, comment pourra survivre la presse? Et qu’en est-il du placement de produits, d’idéologies, de préjugés ? Le journaliste doit en effet juger sans cesse de la pertinence de l’info. A la défiance grandissante de l’opinion publique par rapport aux médias, il doit sans cesse opposer la transparence de ses informations.

Alain Vaessen aboutit ainsi aux mêmes conclusions qu’Antonin Descampe : éditeurs et journalistes sont responsables des informations qu’ils livrent au public, ils doivent pouvoir en certifier la provenance, empêcher les falsifications, vérifier les sources et ainsi regagner la confiance des citoyens. Comme toujours !

Gabrielle Lefèvre

(1) Conférence-débat organisée par l’ABiPP, association belge des indépendants pures players, le 4 avril 2023 au Résidence Palace, Bruxelles.

(2)

https://www.lecho.be/dossiers/intelligence-artificielle/en-clair-tout-savoir-intelligence-artificielle-chatgpt?utm_source=SIM&utm_medium=email&utm_campaign=&utm_content=&utm_term=&M_BT=85533101196#faut-il-avoir-peur-de-l-la

(3)

https://www.rvdj.be/pagina/journalistieke-code

(4)

https://www.lecdj.be/fr/deontologie/code/

(5)

https://digital-strategy.ec.europa.eu/fr/policies/european-approach-artificial-intelligence

 

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Antonin Descampe et Alain Vaessen lors de la conférence-débat de l'ABiPP sur le journalisme et l'intelligence artificielle. Photo Jean-Frédéric Hanssens.

Le code de déontologie journalistique prévoit (presque tout), dit Alain Vaessen. Reste à l'appliquer et à exercer son esprit critique. Photo Jean-Frédéric Hanssens.

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